Par Françoise Lantheaume
Si la réaction est aussi vive à la modification de l’évaluation des enseignants, c’est qu’elle survient dans un processus où les enseignants sont dépossédés du sens de leur travail et de leur capacité à le maitriser. Pour la sociologue Françoise Lantheaume (ISPEF, Lyon 2) c’est possible parce que les enseignants ont du mal à « s’emparer de la question des critères de qualité du travail, à en faire un objet de débat interne ». Le moment est venu de « mettre en mouvement la pensée, construire les conditions d’un débat, en faire un enjeu à la fois professionnel et politique… pour ne pas se faire confisquer la définition de ce que signifie « bien travailler ». 2012 l’année de l’empowerment ?
Le travail enseignant est vivement interrogé aujourd’hui. Quelles évolutions vous semblent à l’œuvre ? Voyez-vous des différences entre les niveaux d’enseignements (primaire, collège, lycée professionnel, lycée général) ?
Ces évolutions sont largement convergentes et produisent le sentiment partagé d’une certaine perte de sens du métier. Les injonctions, les contraintes imposées, certaines attentes sociales ne coïncident pas avec ce que les enseignants estiment devoir être leur travail. Ainsi de l’envahissement du travail par des procédures bureaucratiques et par l’évaluation, au nom de l’efficacité, qui, de fait, modifient le sens et l’intérêt du travail en l’orientant vers un rendement immédiat à partir de critères décidés en dehors des enseignants. De plus, cela tend à accroître le contrôle sur les enseignants par le moyen de dispositifs (livrets de compétences, par exemple), et la concurrence entre eux puisque évaluation et évolution professionnelle sont liées, dans un contexte de limitation budgétaire. La part d’autonomie professionnelle, ce qui, avec la responsabilité, fait la grandeur du métier, en est diminuée. Des transformations curriculaires (socle commun, bac pro en 3 ans, réforme du lycée) dont le sens est équivoque ne sont pas, non plus, sans effet sur le travail des enseignants : nouvelles conceptions des savoirs, des parcours de formation, de la temporalité, de l’évaluation des élèves, de la division du travail, etc.
Selon vous, quelles sont les principales causes de ces évolutions ?
Deux causes, pour l’essentiel : d’une part, la pénétration de politiques neo-libérales pour lesquelles la société idéale est celle qui a le moins d’État et la concurrence une source de qualité, au moment où le public scolaire est atteint de plein fouet par une crise profonde, qui n’est pas seulement économique. De réforme en réforme le cadre normatif du travail enseignant a été transformé du primaire au supérieur. D’autre part, la difficulté du métier à s’emparer de la question des critères de qualité du travail, à en faire un objet de débat interne au groupe professionnel et un débat avec la hiérarchie, la société. C’est une question politique liée à des questions de justice (faut-il donner la priorité à l’excellence de quelques uns, à la réussite de tous ? Faire du chiffre par la réussite aux examens, individualiser ?, etc.) : les enseignants ne peuvent la traiter en vase clos, d’autant que la même logique est à l’œuvre dans bien d’autres métiers.
On a vu se développer des mouvements de « résistance », dont l’expression publique semble cependant être restée minoritaire. Quel regard portez-vous sur ces types d’actions ? Comment les enseignants peuvent-ils « jouer collectif » ? Qui peut y aider selon vous ?
La capacité à engager le plus grand nombre des enseignants plutôt que de déléguer l’expression du mécontentement à des « résistants » plus audacieux, me semble clé. Et résister ne peut se limiter à défendre l’existant, peu satisfaisant quant aux effets du système et des pratiques sur les élèves et les enseignants eux-mêmes. Les professionnels ne peuvent décider seuls du projet éducatif de la nation, mais ils peuvent peser car ce sont eux qui connaissent le mieux le métier. Se réapproprier la question du changement dans et par l’éducation, en faire une question à la fois professionnelle et publique passe par des collectifs de travail qui en débattent localement, mais aussi par des instances permettant d’aller au-delà du local : les syndicats, plus tournés qu’auparavant vers les questions du travail, les associations pédagogiques, divers groupes de réflexion. Mettre en mouvement la pensée, construire les conditions d’un débat, en faire un enjeu à la fois professionnel et politique sont des conditions pour ne pas se faire confisquer la définition de ce que signifie « bien travailler », pour les enseignants.
Pour un gouvernement qui souhaiterait donner des raisons d’espérer aux enseignants, quels vous sembleraient les axes prioritaires sur lesquels il faudrait travailler, aux différents niveaux du système éducatif ?
Prendre appui sur l’expertise des enseignants plutôt que penser qu’on ne peut réformer que contre eux, favoriser tout ce qui peut stimuler la reprise en main de leur métier par les enseignants, tout ce qui contribue à apaiser les relations avec les parents et la hiérarchie en refondant des relations de confiance, me semblerait de bon augure. Cela implique de ne pas faire l’impasse sur la cohérence entre un projet éducatif national et les moyens qui lui sont donnés : la poursuite de l’accroissement de l’intensification du travail ne peut être la solution, la santé des enseignants en pâtit. Cela passe par l’organisation du travail, mais aussi par une formation continue qui ne soit pas simple adaptation à l’emploi et retrouve sa fonction critique en étant un lieu de débats sur « comment faire », un lieu d’expérimentation, de soutien. Pour les entrants dans le métier, la formation est en partie à repenser en lien avec les lieux et situations de travail, sans rien abdiquer de la formation scientifique et critique que l’université est capable d’apporter. Et modifier leurs conditions de travail : si l’on veut des enseignants performants, assurant leur métier pendant un certain nombre d’années, mieux vaudrait ne pas les casser dès le début… au risque de démissions, d’épuisement ou de replis sur des postures rigidifiées.
Françoise Lantheaume
Propos recueillis par Marcel Brun
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