Par François Jarraud
Parler d’innovation à l’Education nationale semble bien compliqué. Le Haut Conseil de l’Education publie deux documents relatifs à l’article 34 de la loi de 2005 : une Note adressée au ministre, basée sur un rapport réalisé sous la direction d’Yves Reuter. Première complication : les deux documents sont loin d’être convergents dans leur analyse de l’application de l’article 34. Seconde complication : si l’innovation est mise à l’honneur depuis un an par les services de Luc Chatel, notamment avec la création d’une direction et de responsables académiques (les CARDIE) sur le terrain, la réalité est bien différente. Troisième paradoxe : la loi de 2005 prévoyait de soutenir des projets venus du terrain, pour Yves Reuter les pesanteurs hiérarchique sont été les plus fortes. Le bilan de l’article 34 reste à faire.
Une Note qui partage les responsabilités. « L’article 34 a ouvert une voie nouvelle », écrit le HCE dans sa Note. « Le législateur, considérant que les écoles et les établissements sont situés au niveau le plus approprié pour apporter aux difficultés des élèves des réponses adaptées à la diversité des contextes locaux, a voulu leur donner la possibilité de prendre plus librement des initiatives non seulement dans le domaine de l’organisation pédagogique, mais aussi dans ceux de l’enseignement des disciplines, de la vie scolaire, de l’ouverture au monde non scolaire et à l’international ». Mais le bilan reste à faire car » une impression de flou ressort de l’observation de sa mise en oeuvre au cours des années 2005 à 2011″. La Note signale que le ministère, les recteurs, leurs collaborateurs inscrivent des projets différents dans les expérimentations. » Les recteurs ont des priorités pédagogiques diverses. Ils se trouvent ainsi, légitimement, à la source des fortes variations quantitatives et qualitatives entre les académies, ou au sein de chaque académie en cas de changement de recteur ». Pour la Note, les professeurs sont aussi responsables. » les professeurs paraissent peu sensibles à la nouveauté de l’article 34 et à ses avantages institutionnels. Ils entrent dans l’expérimentation sans s’interroger sur ses caractéristiques. Ils sont surtout intéressés par les particularités de leur projet, espérant voir résolu, à la fin de l’expérimentation, le problème auquel ils sont confrontés ».
Le bilan reste à faire. Certes, « de nouvelles modalités ou situations de travail sont expérimentées (travail en équipe, co-intervention, cours d’enseignants de collège en primaire, interdisciplinarité, analyse de questionnaires, passation d’entretiens…) ainsi que des modifications de l’organisation temporelle (allongement des séances de cours, réduction de la pause méridienne…) ». Mais » il est difficile d’avoir une vision objective des effets réels, notamment sur les élèves, des expérimentations maintenant terminées ».
Le HCE fait quelques recommandations : publier les expérimentations, l’inclure dans le formation initiale et continue des enseignants, la valoriser et enfin orienter els expérimentations vers l’Ecole du socle, la revendication principale du HCE. » L’article 34 ne permet pas d’expérimenter l’École du socle commun proposée par les parlementaires et soutenue par le Haut Conseil de l’Éducation. Sans attendre cette modification législative, le pouvoir réglementaire peut en permettre l’expérimentation en autorisant des écoles et un collège à prévoir conjointement dans leurs projets d’école et d’établissement l’expérimentation d’un conseil pédagogique commun chargé de la coordination des pratiques pédagogiques entre le collège et les écoles ».
Un rapport fort différent. Le moindre que l’on puisse dire c’est que la tonalité du rapport dirigé par Yves Reuter (laboratoire Théodile – Cirel , Université Lille 3) est assez différente de celle de la note.
Manque de moyens. Les auteurs signalent les nombreuses difficultés qu’ils ont rencontré tant du coté d’une administration nouvelle qui souffre d’un manque relatif d’unité que du coté des enseignants où » des effets de résistance ont été constatés lorsque nos interlocuteurs pensaient que nous étions, en quelque sorte, missionnés par « l’institution » pour les évaluer ». Si le rapport souligne « l’intérêt certain, l’investissement conséquent et la volonté d’agir indéniable » du ministère, il souligne que » le temps passé sur le terrain à observer le fonctionnement des expérimentations, à rencontrer et à écouter les acteurs nous a paru fort réduit, voire insignifiant ». Autre paradoxe : » les moyens généralement très restreints » mis à la disposition des CRADIE (responsables académiques). Sur le terrain c’est pire : « certains acteurs nous ont fait part d’un sentiment de perte de dignité éprouvé en ayant l’impression de « demander la charité ». De surcroît, le sentiment dominant est celui d’une absence de pérennité et d’une raréfaction des moyens ». Du coup la situation est très inégale sur le terrain : 5 académies fournissent la moitié des projets, une académie sur trois ne fait remonter aucune expérimentation. Le primaire semble fortement délaissé.
Un facteur de résistance. » Pour nombre d’enseignants ou de chefs d’établissement les expérimentations peuvent apparaître comme un « fardeau de plus », engendrant des perturbations complémentaires, dans une période où diverses réformes ont généré la nécessité de réorganisations conséquentes des modalités de travail et des emplois du temps. Dès lors, la crainte que cela fonctionne comme un « chiffon rouge » agité devant ceux qui, pour une raison ou une autre « en ont assez » de ces réformes, n’est pas à sous – estimer. Cela signifie, en tout cas, qu’une dimension symbolique est à prendre en compte : pour certains acteurs, il s’agit, en refusant de s’inscrire dans l’article 34, de manifester son mécontentement devant la politique menée par le ministère », écrit l’équipe de Yves Reuter. C’est aggravé par le manque de suivi par l’institution et l’absence de valorisation. » Ce manque de suivi et cette absence de valorisation nous semblent expliquer, au moins en partie, l’accueil que nous avons reçu lorsque nous avons rencontré les acteurs des expérimentations (ou même ceux qui sont chargés de leur suivi) : le simple fait de s’intéresser à ce qu’ils faisaient et de prendre le temps de les écouter a été ressenti très positivement, engendrant même des remerciements… »
Pas d’évaluation. Pour un ministère qui met en avant la culture de l’évaluation, le rapport souligne que la plupart des expérimentations ne sont jamais évaluées. » Il est donc difficile, voire quasiment impossible, de savoir quels sont les effets de ces expérimentations, notamment sur les élèves. Cela est d’autant plus difficile si on considère que les expérimentations peuvent avoir des visées différentes, concernant des dimensions de la vie scolaire ou des acteurs différents ».
Des propositions. Le rapport recommande de clarifier le dispositif, d’améliorer les fonctionnements académiques et de donner des moyens aux équipes. « Il nous paraît indispensable et urgent si on ne souhaite pas mettre à mal le dispositif d’attribuer des moyens décents aux équipes (personnel, heures, matériel, formation, finances…) et de ne pas pérenniser l’instabilité de ces moyens qui constitue un frein conséquent au développement et à la survie des expérimentations ». Enfin il insiste sur la valorisation. Mais valoriser l’innovation c’est aussi reconnaître sa place à la formation des enseignants et à la pédagogie. La place réelle faite à l’innovation éclaire d’autres faiblesses de l’Education nationale.
Note sur les expérimentations article 34
http://www.hce.education.fr/gallery_files/site/21/119.pdf
Le rapport Reuter
http://www.hce.education.fr/gallery_files/site/21/117.pdf
Yves Reuter : Innovations à l’Education nationale : Que de paradoxes !
Directeur du rapport commandé par le HCE sur les expérimentations liées à l’article 34, Yves Reuter dresse un portrait sévère de la façon dont l’éducation nationale veille aux expérimentations. Si le discours officiel les met en avant, sur le terrain les enseignants innovants sont seuls et leur travail n’est pas valorisé. » On peut dire qu’il y a encore une contradiction entre la volonté affichée par le ministre de valoriser l’expérimentation et la réalité de la mise en oeuvre. »
Au terme de cette étude a-t-on une idée précise de l’innovation pédagogique en France ?
Non, très mal. Il y a des gens qui innovent sans le dire. Les structures qui répertorient l’innovation sont assez peu fiables. Si on ajoute les problèmes de définition qui sont derrière le terme « innovation », qui sont compliqués, c’est encore plus difficile. Car entre l’innovation qui consiste à faire quelque chose qui sort du fonctionnement ordinaire du professeur et de l’établissement et celle qui fabrique du nouveau, quelque chose qu’on n’a pas vu jusqu’à présent, il y a une grande marge. Parfois on était surpris de voir posées comme innovation des choses qui sont connues depuis des décennies. Il y a un flou assez intégral qui s’oppose au discours parfois assuré de certains responsables ministériels.
Vous notez, par exemple, une sous -représentation de l’enseignement primaire qui a pourtant une forte tradition d’innovation. Comment l’expliquer ?
Cela tient déjà aux formes mêmes de rédaction du texte de loi où le primaire a pu s’interroger pour savoir s’il rentrait dans son cadre. Et ceux qui suivent les expérimentations au niveau académique, les CARDIE, sont des IPR. C’est une autre hiérarchie que celle du primaire. Par suite le primaire a pu se sentir peu concerné. Il y a aussi des académies qui n’ont pas fait remonter les expérimentations du primaire. Enfin certains enseignants du primaire qui expérimentent et qui appartiennent à la pédagogie Freinet ou la pédagogie de projet sont très méfiants devant ce qui est porté par l’institution. Ils ont peur de perdre une part de ce qu’ils ont pu mettre en place.
Du coup on ne peut pas montrer l’évolution des expérimentations ?
On n’en a pas d’idée. C’est curieux car on a épluché les brochures du ministère sur la question, et ça ne nous semble pas fiable. Il est impossible de dire si ça augmente ou si ça diminue. On ne sait pas. Avec en plus le problème de catégorisation entre expérimentation et innovation. On ne sait pas si ce qui n’est pas accepté comme expérimentation article 34 continue comme innovation ou pas.
Peut-on avoir une idée de l’effet de l’article 34 ?
C’est très difficile d’évaluer cet effet. Les évaluations qui ont eu lieu sont variables dans leur forme ou ne sont pas effectuées. Elles peuvent porter sur des dimensions fort variables par exemple sur l’évolution d’une filière, le comportement des élèves, l’évolution de l’établissement, des enseignants. Donc c’est très compliqué. On n’est pas arrivé à évaluer. En revanche on peut dire que ça a des intérêts. L’article 34 a permis à des établissements d’obtenir des moyens, à des équipes de se protéger, à des enseignants de travailler ensemble. Cela fait partie des dispositifs qui donnent un peu d’air à ceux qui s’en emparent. On voit aussi des enseignants qui grâce à l’expérimentation modifient leur perception sur les élèves, sur leur travail par exemple. Finalement un des derniers leviers auxquels les enseignants peuvent s’accrocher, contrairement à ce que dit le discours médiatique, c’est la pédagogie. Il faudrait s’en rappeler pour leur formation initiale.
On observe malgré tout une sorte d’inversion de l’esprit de la loi : au départ l’idée était de favoriser les initiatives locales d’établissement et plus ça va plus le mouvement s’inverse en repassant par le ministère et les rectorats.
Vous parlez d’inégalités entre les académies. Comment les expliquer ?
Cela dépend des traditions des académies, du recteur, de l’influence des CARDIE, de la composition sociale de l’académie. L’article 34 est aussi un moyen pour les enseignants qui sont dans des académies en grosse difficulté de tenter d’agir pour survivre ou pour faire mieux. Le thème de la survie, qui a disparu de la note du HCE, est apparu dans notre étude.
Vous parlez d’épuisement des enseignants et de résistance. C’est un phénomène important ?
Les enseignants sont fatigués car leurs conditions de travail deviennent plus difficiles. Le ministère ne donne pas les moyens de sa politique. Il dit que l’innovation c’est important mais les moyens sont dérisoires. La reconnaissance accordée est inexistante, cela revient constamment. Les enseignants ont l’impression de n’être pas reconnus. Ils ont l’impression d’aller à la charité pour obtenir des moyens, presque d’indignité. Le thème de la résistance est aussi apparu de manière frappante. A coté du discours ancien sur l’idée d’améliorer les choses est apparu un discours qui dit lutter contre la dégradation de l’école. Il y a là quelque chose de contradictoire de voir des gens qui s’emparent d’article de loi pour essayer de combattre la dégradation mise en oeuvre en partie par un ministère proche de celui qui a fait passer la loi.
Les équipes ne sont pas assez soutenues ?
Les moyens alloués dans la plupart des académies sont très faibles en terme financier et d’heures complémentaires. C’est dérisoire et ça ne correspond pas au travail accompli. Il y a un problème complémentaire : c’est le manque de pérennité. D’une année sur l’autre les équipes ne savent pas si elles verront leurs moyens maintenus. Les gens sont mutés, déplacés parfois sans l’avoir souhaité. On peut dire qu’il y a encore une contradiction entre la volonté affichée par le ministre de valoriser l’expérimentation et la réalité de la mise en oeuvre.
Dans sa note le HCE recommande de valoriser les expérimentations. Qu’en pensez-vous ?
On avait aussi fait cette recommandation puisque les gens souffrent de son absence. Il a raison. A part certains pour qui cela s’inscrit dans un projet de carrière, par exemple des chefs d’établissement, les professeurs de terrain en général disent qu’ils n’ont pas de valorisation. Ou alors elle passe par l’extérieur, par la presse régionale ou par des organismes comme le Café pédagogique. Ils ont l’impression de ne pas être reconnus. Ils ne voient pas suffisamment les gens qui sont chargés de soutenir l’innovation. Les CARDIE ont de nombreuses tâches et peu de moyens. Il n’y a personne qui regarde vraiment ce que les innovateurs font. C’est un vrai problème y compris pour une politique de l’expérimentation car les décideurs ont l’impression de connaître les choses. Dans le rapport nous montrons que perdure chez certains décideurs l’idée qu’ils vont apporter la lumière à des gens perdus dans leur obscurantisme. Il n’y a pas de temps véritable de discussion avec les gens. Ils sont dans une grande solitude. Elle a été accentuée ces dernières années avec la diminution des moyens de recherche et la restructuration de l’INRP qui accompagnait précédemment. La mise en veilleuse des IUFM également a joué un rôle : les innovateurs ne sont plus invités dans les IUFM. Du coup les gens sont désespérés, un peu aigris parfois. Il faut travailler sur cette reconnaissance. L’éducation nationale peut le faire. Sur le terrain le discours sur l’innovation ne se voit pas.
Le HCE recommande aussi d’imposer les expérimentations aux enseignants au titre du respect du projet d’établissement. Peut-on imposer des expérimentations ?
Le HCE rappelle la logique qui est que l’article 34 est lié au projet de l’établissement et que les moyens y sont liés. Ce qui fait que si l’on nomme quelqu’un dans l’établissement on doit faire attention à ce que son profil corresponde au projet. Ce n’est pas absurde. Mais les règles de fonctionnement ne sont pas exactement celles-ci. Et des projets peuvent être inconnus des enseignants de l’établissement voire du chef d’établissement qui arrive. Il y a là aussi une vision du haut assez extraordinaire par rapport à la réalité vécue.
L’institution peut-elle innover ?
Elle peut se transformer. Innover est presque une nécessité. Historiquement il y a toujours eu des innovations. Si pour le HCE il y a rupture avec l’article 34, pour nous c’est une tradition ancienne. Il y a toujours eu des gens de terrain qui font bouger les choses, pour s’adapter ou pour aider les élèves. C’est aussi un ballon d’oxygène pour l’institution, ça lui permet d’ouvrir des pistes. L’éducation nationale a un besoin constant d’innovations. De ce point de vue des équilibres sont menacés par exemple avec la baisse des moyens des mouvements pédagogiques innovants. Il y a là aussi un paradoxe à revendiquer les expérimentations tout en réduisant les moyens des laboratoires pratiques de l’expérimentation.
Propos recueillis par François Jarraud
Liens :
Le rapport Reuter
http://www.hce.education.fr/gallery_files/site/21/117.pdf
Les Journées de l’innovation du ministère
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2011/06/0306[…]
Sur Y Reuter
Des écoles Freinet sous la loupe de l’université
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Y Reuter parle didactique
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