Vous avez tous entendu cela. « Si les jeunes de milieu défavorisé optent peu pour les filières prestigieuses c’est parce qu’ils manquent d’ambition ». Il suffirait de les inciter à sauter le pas, de les informer pour lutter contre les inégalités d’orientation. Cette idée bien rassurante, et un brin condescendante, est brisée par un remarquable article de Sylvain Broccolichi et Rémi Sinthon paru dans le numéro 175 de la Revue française de pédagogie. Leur argumentation est imparable. Ils démontrent que ces jeunes en panne d’ambition savent très bien ce qu’ils font. Et ils renvoient le ballon de la famille à l’Ecole… Sylvain Broccolichi nous explique pourquoi.
On a longtemps cru qu’une partie des décalages d’orientation étaient due à un phénomène d’auto-sélection des jeunes de milieu défavorisé. Et vous, vous dites à propos de cela que l’on a fait des « erreurs » et des « omissions ». Ce sont des mots très forts.
C’est à la hauteur des enjeux et du temps qu’on a mis pour compléter ce tableau. Ces erreurs occultaient véritablement la réalité. L’idée qui était émise, c’était que, à résultats égaux, avant la décision d’orientation, les demandes sont différentes selon les milieux sociaux. Les ambitions sont plus élevées chez les jeunes de milieu socialement favorisé. Ce n’est d’ailleurs pas une erreur. L’erreur c’est de parler de sur-sélection. Finalement on disait que les enfants de milieu populaire ont des ambitions moindres et que ça expliquait les écarts d’orientation. Ce qui est masqué c’est que quand on suit le devenir de ces jeunes de milieu populaire, ceux qui semblaient exagérément prudents en fait échouent beaucoup plus que leurs camarades de niveau apparemment à peu près identique. Cela s’explique par le fait que les chances de progresser des élèves au cours des années sont très inégales selon les catégories sociales. Ce fait-là est resté méconnu d’une façon très surprenante. On l’a pourtant découvert dans les années 1980 mais on n’en a pas tiré de conséquences.
Vous parlez d’écarts qui s’accumulent pour ces jeunes.
L’IREDU avait remarqué cela. C’était flagrant au niveau du collège par exemple que les enfants d’ouvriers avaient des notes qui chutaient de la 6ème à la 3ème et puis ensuite de la 2de à la terminale beaucoup plus que les autres. Curieusement ce phénomène n’a pas été étudié. Dix ans plus tard ça reste encore peu creusé. Et on continue à parler de sur-sélection et à attribuer au manque d’ambition des familles populaires une grande partie de la source des inégalités. Je suis surpris de voir que ça se perpétue. Et c’est pour cela qu’avec Rémi Sinthon on a repris ce thème et on a pu apporter un éclairage précis.
Si cette idée est si bien ancrée c’est qu’elle fait plaisir aux acteurs du système éducatif ?
Elle déculpabilise l’institution puisque c’est soi-disant les familles qui n’osent pas demander une orientation meilleure. Et puis elle donne un semblant de solution simple : il suffirait de les encourager à oser y aller ! On dit cela pour la seconde comme pour les CPGE. Et ça semble cohérent avec ce que l’on voit avant la décision d’orientation. Mais si on regarde après… En particulier en CPGE, les enfants des milieux populaires semblent vouloir y aller moins que les autres mais ils y échouent beaucoup plus que les autres.
Eh bien, en fait, ils ont de bonnes raisons d’hésiter à y aller ! On peut le dire quand on regarde le résultat final et leurs chances réelles de réussite compte tenu de leurs conditions d’apprentissage. Ce sont elles qui sont fondamentalement en jeu. Apparemment il y a beaucoup de raisons de se boucher les yeux et d’éviter de se demander ce qui conditionne les apprentissages des élèves, ce qui se joue dans la classe.
Vous avez eu des réactions suite à la publication de cet article ?
J’ai eu des réactions vives. Par exemple quelqu’un qui m’a accusé d’augmenter encore la sur-sélection en décourageant les élèves. Peut-être. Mais il serait temps de comprendre que le problème n’est pas là. Il faut enfin se préoccuper des conditions d’apprentissage des jeunes de milieu populaire.
Propos recueillis par François Jarraud
Le sommaire de la revue
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