A qui profite le libre choix de l’école ? La suppression de la carte scolaire a été présentée comme une liberté accordée aux familles. Pour ses auteurs, elle entre dans la grande famille des mesures modernes « d’empowerment » qui visent à redonner du pouvoir aux acteurs de terrain. Toujours selon eux, grâce à un choix rationnel, les parents vont par leur choix exercer une pression sur les écoles qui aidera les plus faibles à s’améliorer. Mais est-ce vraiment comme cela que ça se passe ? Pour Choukri Ben Ayed, professeur de sociologie à l’université de Limoges, qui publie un passionnant article dans le numéro 175 de la Revue Française de Pédagogie, cette mobilité se traduit pour les enfants des familles populaires par une fragilisation de leur niveau scolaire. Au final, la libéralisation accroit les inégalités scolaires. Choukri Ben Ayed nous explique pourquoi.
Quelles étaient vos motivations pour entreprendre cette recherche sur le choix de l’école ?
Elles étaient au fond assez simples : depuis plusieurs années on assiste en France, tant dans les milieux politiques que scientifiques, à un débat sur le libre choix de l’école. Curieusement on convoque peu dans ce débat des travaux se souciant de mesurer les relations entre choix de l’établissement et parcours scolaires. Le choix de l’école est souvent présenté par les politiques comme une solution « fourre tout ». Les opposants à cette politique lui opposent des arguments au nom de l’intérêt général : le choix de l’établissement est défavorable à la structure générale des inégalités scolaires. Certes mais l’est-il également pour ceux qui y ont recours ?
Quelles sont les principales conclusions auxquelles vous aboutissez ?
Formulons deux préalables avant de répondre. En premier lieu cette question simple en apparence est d’une redoutable complexité dès lors que l’on essaie d’associer « choix » de l’école et trajectoires scolaires. Les données quantitatives sont très rares sur ce point, celles analysées sont extraites du panel 1995 de l’Éducation nationale qui code les changements d’établissement tout au long de la scolarité (ces changements pouvant recouvrir des significations très différentes). Ce n’est pas la panacée mais cela permet une première approche qui plus est sur un échantillon représentatif de l’ensemble des élèves français.
En second lieu nous ne partons pas de rien. Des recherches précédentes avaient déjà appréhendé cette question. Tout se passe comme si leurs acquis avaient été occultés par l’actualité parfois brûlante du débat sur le choix de l’école. Dès les années 1980, Robert Ballion et Françoise Oeuvrard avaient montré, à l’occasion de l’évaluation des premières mesures d’assouplissement de la carte scolaire, que le choix de l’école accroît les inégalités scolaires. Les familles populaires étaient loin d’être celles qui bénéficiaient le plus de cette politique, faisant l’impasse sur cette pratique faute d’information, ou se repliant sur des établissements peu prisés anticipant en quelque sorte des risques de refus potentiels.
Les travaux de Gabriel Langouët et Alain Léger, ainsi que ceux que j’avais menés quelques années plus tard, avaient clairement identifié les profils des élèves « mobiles » entre enseignement public et privé, plus souvent en difficulté scolaire. Ces travaux écornaient ainsi le mythe de l’acteur rationnel : ceux qui changent ont en effet des raisons de le faire mais pas celles que l’on croit ; il ne s’agit pas nécessairement d’optimiser un capital scolaire initial mais au contraire de chercher une solution de recours suite à de premiers déboires scolaires. Aurélie Picot, dans ses travaux ethnographiques consacrés aux familles populaires « choisisantes » ne dit pas autre chose. Nos travaux récents consacrés aux disparités territoriales d’éducation en France ont également établi que les espaces où les offres scolaires sont les plus denses (donc les plus propices au choix de l’école) sont également ceux où les inégalités sont les plus fortes et les résultats scolaires les plus faibles (cf. S. Broccolichi, C. Ben Ayed, D. Trancard (coord). Ecole : les pièges de la concurrence. Comprendre le déclin de l’école française, La Découverte, 2010).
Vos résultats sont alors en concordance avec ces travaux ?
Tout à fait ils en constituent le complément : les élèves mobiles analysés dans cette enquête (au sein de l’enseignement public ou du public vers le privé et inversement) sont en effet plus souvent en difficulté scolaire et connaissent les trajectoires scolaires les plus défavorables. Cette situation est particulièrement flagrante pour les élèves de milieux populaires et dans le cas de changements d’établissements multiples. Ces désavantages sont perceptibles à tous les niveaux : taux de retard, acquisitions à l’entrée en 6ème, brevet des collèges, baccalauréat.
Restons néanmoins très prudents sur le sens des causalités : on ne peut en effet affirmer que l’origine des difficultés scolaires de certains élèves est directement liée à un changement d’établissement. L’enquête s’emploie plus modestement à construire le profil des élèves mobiles par opposition aux élèves stables. Ce qu’elle montre c’est que les changements d’établissement ne sont pas liés au hasard, ils sont concomitants d’un déclin des performances scolaires et ce « remède » ne modifie en rien le sens de la pente de ces trajectoires scolaires descendantes.
Finalement, vous parait-il possible, compte-tenu de votre analyse, de définir des « plus-values » ou « moins-value » de la suppression de la carte scolaire, puisque vous semblez renverser le rapport causes-conséquences ?
Dans ce type de travail toujours en cours, il est difficile de tenir ce genre de propos en positif ou en négatif. Ce que l’on peut dire en revanche, de façon probablement concordante avec beaucoup de familles, c’est que changer d’établissement n’est pas un acte anodin, il est coûteux, source de complications etc. Du reste les conditions de possibilité sont plus ou moins ouvertes ou fermées selon les milieux sociaux et l’origine géographique.
Les familles, particulièrement populaires, ne changent pas pour changer, par goût zélé pour le consumérisme scolaire. Elles changent lorsqu’il y a un problème et lorsque ce changement est perçu comme une ultime solution (n’oublions pas qu’elles ne changent pas toutes loin s’en faut). Au fond qu’offre-t-on aux familles en supprimant la carte scolaire ? Une voie de sortie hasardeuse ? Un sauve-qui-peut ? C’est une chose de faire miroiter des lendemains qui chantent : « si cette école ne vous convient pas allez ailleurs » ! C’en est une autre de se soucier du devenir des populations dites « choisissantes ». Ce que montre l’enquête, c’est que ceux qui semblent profiter le plus du choix de l’école, ce sont les bons élèves issus de milieux aisés, c’est-à-dire ceux qui n’auraient pas besoin de cette pratique pour réussir et qui sont les plus éloignés des établissements scolaires problématiques.
En quoi pensez-vous que vos travaux éclairent d’un jour nouveau les travaux sur le choix des familles qui recourent à la notion de stratégies scolaires ?
Ils les éclairent dans le sens où, par le biais d’une « rupture objectiviste » lié au matériau statistique analysé, ils permettent de mieux appréhender les tenants et les aboutissants de ces stratégies dans le temps. Ceci dit les observations quantifiées n’invalident pas le fait que dans des situations précises certaines familles, notamment détentrices d’un fort capital culturel, mettent en œuvre des stratégies fines de « placement scolaire » opérantes. Néanmoins la « rupture objectiviste » permet de montrer que ce profil ne constitue pas la norme dominante dans l’univers des mobilités scolaires, dès lors que l’on prend soin d’observer la valeur scolaire des élèves, les propriétés sociales et culturelles de leurs parents et les trajectoires scolaires réalisées.
Pour un gouvernement qui aurait l’ambition de favoriser l’efficience de l’Ecole à travers le pilotage par la carte scolaire, quelles vous sembleraient les deux ou trois mesures essentielles qu’il pourrait avoir à prendre ?
Tout d’abord d’appréhender la carte scolaire pour ce qu’elle est : un instrument d’aménagement du territoire scolaire qui se doit d’être le plus vertueux possible. Mais la carte scolaire ne peut à elle seule résoudre les problèmes d’apprentissage, de formation des enseignants, de régulation des difficultés scolaires etc. C’est un peu le piège dans lequel on tente à chaque fois de nous faire tomber : la carte scolaire n’est pas toute la question scolaire.
Le politique doit s’efforcer de rendre celle-ci performante par de véritables concertations avec tous les acteurs de terrain, les chercheurs, par une conception moins technocratique et hermétique. Pour le reste le politique doit aussi s’efforcer à construire des politiques éducatives au service de tous. Bref cesser d’exhiber de pseudo-solutions à de vrais problèmes. Mais cela c’est un autre débat qui dépasse de loin la portée de cette seule recherche qui n’a qu’une seule ambition : ouvrir un débat documenté sur la politique dite de « libre » choix scolaire alors que celle-ci s’effrite tous les jours un peu plus, confrontée à ses propres contradictions.
Propos recueillis par Marcel Brun
Liens :
Le sommaire du n°175 de la RFP
http://www.inrp.fr/editions/revues/revue-francaise-de-pedagogie
Dans le Café
C’est quoi la carte scolaire ?
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/prima[…]
Sur la ségrégation scolaire
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/[…]
L’Ecole démocratique, un ouvrage qui fait des propositions pour l’Ecole
http://cafepedagogique.net/lemensuel/Pages/2010/Chou[…]
Sur le site du Café
|