Par Jean-Michel Le Baut
Les 21-22-23 novembre, à Paris, un Séminaire national s’est attaché à exposer et penser une mutation culturelle dont les implications pédagogiques sont fortes : « lire-écrire-publier à l’heure du numérique ». Dans ses apports théoriques comme dans ses exemples concrets, il a permis d’acter un certain nombre de principes essentiels, susceptibles d’éclairer les réflexions, de guider le travail des enseignants de lettres, de modifier en profondeur les contenus et les pratiques.
En baisse
La civilisation du numérique désacralise le livre : l’objet (l’attachement au livre-papier relèvera bientôt d’une nostalgie fétichiste), le texte lui-même (l’œuvre doit être considérée non comme figée, mais comme en perpétuel devenir, dans sa création comme dans son appropriation), la littérature enfin (l’histoire littéraire apparaît comme un a posteriori, une reconstitution, voire une mystification).
En hausse
La civilisation du numérique réévalue simultanément la place du lecteur : conformément à ce que nous enseignent depuis des décennies les théories de la réception, c’est bien le lecteur qui donne à l’œuvre son sens ; avec le développement des nouvelles technologies, il peut aussi aisément lui donner un surcroît de vie par diverses activités recréatives, voire récréatives ; cette évolution est une chance pour l’enseignement des lettres, qui peut développer des pédagogies actives mettant l’élève en situation de « lire-écrire-publier ».
Et maintenant ?
Ces principes laissent en suspens certaines questions, posées à tous les acteurs de l’enseignement des lettres.
Questions sur les contenus d’abord. Paul Raucy a rappelé au cours du colloque combien l’esprit nouveau souffle sur l’enseignement d’exploration « Littérature et société » en seconde (par les démarches préconisées, dynamiques et collaboratives, et par les domaines d’exploration proposés, très ouverts) ou sur l’enseignement de Littérature en série L (notamment à travers les objets d’étude « les réécritures » en Première, « Lire-écrire-publier » en Terminale). Il n’en reste pas moins que nous sommes ici à la marge (idéalement amenée à devenir le centre ?) de ce qui s’enseigne aujourd’hui en français au lycée. En comparaison, les programmes de Seconde et de Première, entrés en application à la rentrée 2011, peuvent apparaître décalés et inappropriés, tant ils relèvent d’une idéologie patrimoniale qui vient refabriquer du sacré, qui vient enfermer la littérature dans son passé glorieux et dans ses cadres génériques (« à cet effet, on privilégie deux perspectives : l’étude de la littérature dans son contexte historique et culturel et l’analyse des grands genres littéraires »). Question générale : comment, dans le contexte dessiné par le Séminaire, favoriser au collège et au lycée une approche vivante de la littérature au lieu de construire un mausolée ? Question précise : ne faut-il pas refondre les programmes de français au lycée, obsolètes ?
Questions sur les pratiques ensuite. Dans les cours de français, l’étude de texte reste au quotidien l’alpha et l’oméga, quand le Séminaire a démontré la nécessité de mettre en œuvre des dispositifs plus innovants, qui mettent l’élève en activité, qui l’invitent au plaisir de « la fabrique du texte », qui l’amènent à s’approprier l’œuvre de façon plus intime, par exemple par l’oralisation ou par l’écriture. Autrement dit, interpréter, ce n’est pas seulement gloser, c’est aussi jouer, théâtralement, musicalement, littérairement, le texte. Or les nouveaux programmes valorisent la posture traditionnelle de « l’explication », séparant toujours les activités de lecture et d’écriture, oubliant les précieux tirets du « lire-écrire-publier » : selon les instructions officielles, l’élève se conçoit essentiellement comme un récepteur, « il s’agit d’amener les élèves à dégager les significations des textes et des œuvres ». De surcroît, les modalités d’évaluation au baccalauréat déterminent et figent les pratiques : les élèves s’exercent encore trop peu à « l’écriture d’invention », et souvent uniquement sur le mode de l’évaluation sommative ; le « commentaire » ou la « dissertation » restent les exercices-rois, très codifiés, très rhétoriques, qui correspondent certes à la formation des professeurs, mais plus guère aux compétences ni aux aspirations de la nouvelle génération, ni même, le Séminaire l’a clairement démontré, à ce qu’il faudrait faire pour réenchanter l’apprentissage de la littérature. Question générale : comment diffuser les pédagogies qui rendent l’élève acteur du « lire-écrire-publier », c’est-à-dire aussi les usages créatifs des nouvelles technologies ? Question précise : ne faut-il pas refondre les épreuves du baccalauréat de français, périmées ?
Concrètement : Rabelais 2.0
Bouclons la boucle. En guise d’invitation à revitaliser la pédagogie du français, on parcourra avec plaisir une réalisation d’élèves qui se place sous l’égide de deux François (Rabelais et Bon) pour harmoniser les balbutiements de la littérature à l’heure de l’imprimerie et les babillages de la littératie à l’ère du numérique : un magazine de presse parodique autour de Gargantua, réalisé par des lycéens de l’Iroise à Brest. Ce travail, lancé avant et non après l’étude de l’œuvre, conduit chaque élève à rendre compte de sa lecture en produisant au moins deux articles correspondant à des rubriques ou des genres journalistiques dont la liste est collectivement déterminée : faits divers, éditoriaux, dessins, interviews, programmes TV, reportages touristiques, mode, sports, horoscope, jeux, tests … Les élèves disposent d’un mois environ pour lire le roman et rendre sur l’E.N.T. leurs travaux, qui sont éventuellement retravaillés en classe, puis publiés sur un blog et/ou rassemblés dans un livre numérique.
En parcourant ces livres numériques éducatifs, on voit combien un projet défini autour du « lire-écrire-publier » motive les élèves dans leur lecture et les aide dans leur compréhension littérale d’une œuvre, certes joyeuse, mais aussi par sa langue, sa composition, ses thèmes, particulièrement ardue pour des adolescents du 21ème siècle. On comprend aussi l’importance, à l’époque du web 2.0, de concevoir une pédagogie participative où l’écriture soit à la fois personnelle et collaborative : où chacun s’approprie l’œuvre de façon singulière, selon sa personnalité, sa sensibilité et ses compétences, et où les productions s’enrichissent aussi les unes les autres. On saisit enfin combien le numérique à l’école peut aider à donner de la vie à la littérature : les élèves jouent avec les codes de l’écriture journalistique, faisant ainsi résonner l’œuvre avec l’époque où ils la lisent pour qu’elle trouve en eux des échos ; ils donnent au texte du sens en explorant par eux-mêmes certains thèmes comme l’éducation, la religion ou la guerre ; volontiers iconoclastes, ils s’amusent avec l’histoire, les personnages, les motifs, les lieux du roman pour « lisant le Gargantua » avoir « le goût des fouaces et celui du raisin » (François Bon).
Cette immersion festive dans le roman de Rabelais est aussi un hommage à l’écrivain humaniste, dont les élèves, à leur modeste et humoristique façon, mettent en œuvre des valeurs essentielles, comme pour mieux les assimiler. L’auteur de Gargantua voulait déjà sortir de la culture de la glose pour instaurer un rapport plus vrai entre le lecteur et le texte. Pour nourrir son immense appétit de connaissances, il plaçait déjà au cœur de ses principes pédagogiques l’observation directe (Gargantua apprend la diététique à table), le jeu (il s’initie à l’arithmétique avec les cartes et les dés) et la créativité (les Thélémites, « si bien éduqués », savent lire, écrire, chanter, composer en vers et en prose …).
On laissera donc la conclusion à Rabelais lui-même en espérant que l’expérience « Gargantua Magazine » illustre aux yeux de beaucoup combien « lire-écrire-publier à l’heure du numérique », c’est bien au 21ème siècle une chance à saisir pour mettre en pratique la célèbre invitation du prologue de Gargantua : « … vous convient estre saiges, pour fleurer sentir et estimer ces beaulx livres de haulte gresse, légiers au prochaz et hardiz à la rencontre. Puis par curieuse leçon et meditation fréquente, rompre l’os et sugcer la sustantifixque mouelle. »
Gargantua Magazine :
Numéro 1 :
http://www.i-voix.net/article-gargantua-magazine-n-1-est-paru-92501897.html
Numéro 2 :
http://www.i-voix.net/article-gargantua-magazine-n-2-est-paru-92502548.html
Vidéo réalisée par le CRDP de Versailles sur le Séminaire PNF :