Caroline d’Atabekian est professeure de français, membre de l’association WebLettres. Elle est intervenue mardi 22 novembre 2011 au Séminaire national « Lire-écrire-publier à l’heure du numérique » qui se tenait à la Bibliothèque nationale de France. Elle explique ce qui fait l’originalité de la démarche de WebLettres en général et présente les activités numériques du manuel « Passeurs de textes 2de » récemment publié.
Weblettres est à l’origine une association de professeurs de lettres dont le but est de favoriser la mutualisation de ressources pédagogiques : comment ce projet est-il né ? comment fonctionne-t-il concrètement ?
WebLettres est né de la mise en commun des énergies d’une poignée de professeurs de français et de langues anciennes qui, dès 2002, ont senti la nécessité de bénéficier d’espaces de mutualisation en ligne : répertoire de liens, listes de discussion, échange de cours… tout cela supposait un travail collectif pour être mis en place et pour fonctionner durablement. Actuellement, nous sommes une trentaine de collaborateurs actifs (travaillant sur le site) et nous avons enrichi nos services par des groupes de travail, une plateforme où les enseignants peuvent ouvrir des blogs de classe, des exercices interactifs. Depuis 2006, nous nous sommes lancés dans l’édition imprimée : d’abord avec la collection « WebLettres in Folio », coéditée avec le CNDP, dont les ouvrages thématiques contiennent les meilleurs cours mutualisés sur le site et, plus récemment, en participant au manuel Passeurs de textes 2de édité par Le Robert.
Weblettres est un immense succès puisqu’il reçoit la visite chaque mois de 300 000 à 400 000 visiteurs uniques : comment expliquez-vous le succès d’un tel site de mutualisation ? quels sont les intérêts spécifiques de la ressource didactique numérique ?
Lorsqu’on a décidé en troisième d’étudier Cannibale de Daeninckx, par exemple, par où commence-t-on ? Par aller voir sur WebLettres les séquences qu’ont publiées les collègues ayant déjà étudié le livre. Non pas, comme le disent les mauvaises langues, pour appliquer immédiatement ces cours « tout prêts », mais bien pour trouver des idées pour enrichir le sien. Comme ils le font pour les manuels, les collègues « butinent » sur WebLettres, à la recherche de bonnes idées pédagogiques.
Sans doute aussi à la recherche de ce qu’ils ne trouvent pas dans les manuels, du fait des contraintes propres à cet outil : ce qui fait le succès des ressources didactiques en ligne, ce n’est pas tant le fait qu’elles soient numériques que sur le Web. La ressource numérique « qui marche » est facile d’accès, elle est gratuite et circule rapidement, elle est plus variée, elle est modifiable (on peut se l’approprier) et adaptée à l’actualité. Enfin, elle intègre facilement l’innovation, au contraire des manuels qui, s’ils ont une ligne éditoriale très exigeante, sont obligés en revanche, pour se vendre, de reproduire des pratiques consensuelles, et donc n’intègrent les innovations que lorsqu’elles ont déjà très largement pénétré.
Il y a bien sûr quelques – non pas « best sellers » – mais quelques ressources qui font davantage parler d’elles et sont plus recherchées. Ce sont précisément celles qui mettent en avant non pas des études de textes sous la forme de questions, de lectures expliquées ou suivies, mais celles qui portent des pratiques mettant les élèves en activité autour d’un texte, d’une œuvre.
Weblettres est aussi devenu, avec le concours du CNDP, éditeur d’une collection « Weblettres in Folio » : que trouve-t-on dans les livres de cette collection ? pourquoi avoir franchi ce pas ?
Dans les cours que les enseignants échangent sur le site, comme dans les conversations des listes de diffusion que nous animons, s’expriment des orientations pédagogiques qui ne sont pas forcément celles que nous aimerions promouvoir. En effet, nous avons ouvert ce champ d’échange pour des raisons d’ordre purement technique au départ (à l’époque, on ne pouvait pas envoyer de pièces jointes sur les listes de discussion, à cause des faibles bandes passantes et des virus), si bien que nous ne nous autorisions pas de droit de regard sur les ressources publiées (sinon une vérification concernant les documents sous droits). Mais peu à peu nous nous sommes rendus compte que les enseignants nous conféraient une autorité. Nous avons appris à l’assumer, avons affirmé nos penchants pédagogiques, et c’est pour mettre en valeur les cours et séquences didactiques qui nous paraissaient les plus intéressants sur un thème donné (l’autobiographie, la poésie, la lecture de l’image) que nous avons souhaité créer la collection « WebLettres in Folio », en y ajoutant chaque fois quelques apports théoriques (histoire de la poésie française contemporaine jusqu’à ces dernières années, aperçus de la littérature numérique, la théorie des écrits autobiographiques aujourd’hui…).Le parti pris pédagogique de cette collection est d’être tournée plutôt vers des textes contemporains, vers les usages des nouvelles technologies et vers des pratiques mettant en activité les élèves.
Vous avez publié cette année, en collaboration avec Le Robert, les activités numériques accompagnant le manuel « Passeurs de textes 2nde » : que trouve-t-on dans ce manuel qu’on ne trouve pas dans les autres ? pouvez-vous donner des exemples précis ?
Ces activités TICE qui parsèment les chapitres du manuel sont elles aussi le résultat d’un parti pris. Aujourd’hui, qu’il soit ou non numérique (et personnalisable), le manuel promeut toujours le même type d’approche des extraits littéraires : un questionnement dialogué avec l’enseignant, guidé par deux ou trois axes de lecture. C’est cette approche que nous avons essayé de rénover : loin de songer à réaliser un manuel numérique, qui ne permet pas actuellement d’amener les élèves à développer des compétences en matière de TICE ou d’autonomie (c’est même, paradoxalement, le seul manuel du marché qui n’ait pas de version numérique !), nous avons souhaité proposer aux élèves de véritables activités leur permettant de s’approprier les textes par eux-mêmes, en exploitant les technologies numériques : ainsi, par exemple, réaliser un diaporama sur le personnage d’Oreste à travers les siècles pour montrer les représentations successives du mythe d’Oreste et des Atrides travers l’histoire littéraire. Ou encore, travailler sur les représentations de Tartuffe à partir des premières de couverture disponibles sur les sites de librairies en ligne ; présenter les personnages des Lettres Persannes dans un reportage vidéo, sur le mode journalistique… Ce sont des activités motivantes qui invitent l’élève à plonger seul dans l’œuvre, avec un projet de réalisation à la clé. Chaque activité est déclinée en une fiche élève (accessibles à tous) à télécharger et une fiche prof (en accès gratuit pour tous les enseignants sur le site compagnon).
En quoi les activités numériques que vous y proposez traduisent-elles une certaine vision des apprentissages ?
Les ressources que nous proposons favorisent une approche active des textes : mais nous n’inventons rien, nous ne faisons qu’exploiter les TICE pour développer une pédagogie active, avec les caractéristiques qui lui sont propres : les élèves doivent produire un objet multimédia (page en ligne, article de blog, diaporama, carte heuristique, frise chronologique…) qui sera publié ou utile à d’autres. Ainsi, ils sont à la fois actifs, et placés dans une situation authentique de communication. ce qu’ils font a un sens, et pour le faire ils doivent plonger dans le texte, mais ce plongeon dans le texte n’est pas une fin en soi, c’est un moyen. Le rôle du professeur est de les accompagner dans leur travail.Ces activités sont tout aussi exigeantes que les lectures expliquées les plus traditionnelles en ce qui concerne les connaissances littéraires à mettre en œuvre et la compréhension des textes. Mais les élèves sont davantage autonomes dans cet apprentissage ; ils apprennent en faisant, en fréquentant l’œuvre de près. Il faut bien sûr aussi des séances de mise en commun des travaux, de bilan, etc. qui permettent au professeur de s’assurer des acquis.
Lors de votre intervention au séminaire, vous avez exprimé votre scepticisme sur le manuel numérique à proprement parler, qui est le modèle actuellement développé par de nombreux éditeurs : pourquoi ces réticences ?
La plupart des manuels numériques tels qu’ils sont conçus et utilisés aujourd’hui ne donnent aucune marge de manœuvre aux élèves : si le professeur peut dans une certaine mesure les personnaliser en modifiant le contenu des questions de lecture, ou en intégrant ses propres documents, l’élève, lui, est toujours voué à le regarder passivement, fût-ce sur un support de projection. Ces manuels ont beau être numériques, il n’y a pas le moindre item du B2i qui soit susceptible d’être validé par leur usage, car ils ne développent aucune compétence en terme de culture numérique.
Par ailleurs, ils sont conçus comme des systèmes d’information prétendument ouverts, mais en réalité enfermants : ils prétendent apporter tout ce qu’un manuel peut apporter mais aussi englober tout ce qu’ils ne contiennent pas et servir de gestionnaire de documents, en plus de TNI. Un peu comme s’ils cherchaient à retenir, à contenir les velléités de butinage de ressources sur le Web. Les professeurs utilisent peu ces fonctionnalités mais apprécient de disposer d’un manuel vidéoprojetable. C’est commode, mais pédagogiquement sans intérêt. Le manuel, dans sa version numérique, favorise toujours les usages traditionnels.
« Passeurs de textes » propose des ressources pour le niveau 2nde : envisagez-vous de prolonger l’expérience à d’autres niveaux ? pensez-vous qu’il puisse susciter chez de nombreux enseignants le désir d’inventer à leur tour des usages innovants des nouvelles technologies au service de l’appropriation des œuvres ?
Nous préparons actuellement le manuel de première. Comme c’est un niveau d’enseignement où le temps est compté, EAF oblige, notre principal souci est que ces activités permettent à la classe de gagner du temps, tout en gagnant en autonomie et en travaillant les connaissances et compétences qui préparent à l’épreuve de français. Nous développons des stratégies dans ce sens : usages du TNI (ou du vidéoprojecteur) de manière collective, parties du travail en autonomie à la maison, travaux sur le long terme sur lesquels on revient à quelques occasions, etc.
Ce qui me paraît encourageant, c’est d’avoir réussi, avec une certaine facilité et un plaisir certain, à réaliser ces cinquante activités du manuel de seconde, qui montrent que l’usage des TICE au lycée peut être très varié et réaliste : il ne doit plus être perçu comme une perte de temps, comme c’est trop souvent le cas des collègues qui n’osent pas s’y lancer, mais au contraire comme une belle occasion de voir les élèves s’impliquer dans leur travail et apprendre, eux aussi, avec plaisir. J’espère bien que cela suscitera chez les collègues d’autres usages innovants.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut