Par Jean-Michel Le Baut
Le Séminaire national sur les métamorphoses de la lecture a tenu mercredi 23 novembre sa troisième journée de réflexion au Lycée Louis-Le-Grand. Six cents participants, enseignants, inspecteurs, chercheurs, universitaires, traducteurs, auteurs, critiques, ont été invités à réfléchir et échanger sur le thème : « lire-écrire-publier à l’heure du numérique ». La troisième journée s’est recentrée sur le premier terme de ce triptyque : quelles stratégies de lecture déployer pour favoriser l’appropriation réelle des œuvres ? comment inviter le lecteur à devenir auteur du texte lu ?
Le texte du lecteur : Par le corps, la voix, l’image
Henri de Rohan-Csermak, Inspecteur général de lettres, ouvre la journée par un aveu : « Je me suis profondément ennuyé en étudiant Racine au collège ! » C’est une déclamation du « songe d’Athalie » un jour entrevue à la télévision, lieu impur, qui a produit un ravissement : « un univers entier s’est ouvert en moi. » C’est dire l’effet et l’importance de la lecture à voix haute qui contribue à donner à l’œuvre littéraire son aura…
Patrick Laudet, Inspecteur général Lettres-théâtre-cinéma, invite à ne pas renoncer à l’explication de textes (quel que soit son nom), qui appartient à la culture scolaire, qui est « lieu légitime de l’évaluation », qu’il ne faudrait pas abandonner aux officines privées spéculant sur l’inquiétude des familles. Cependant, l’explication de textes « n’a pas le monopole de la relation esthétique. » Outre des connaissances, il convient de donner les moyens d’une appropriation personnelle du texte : autrement dit il faut penser au lecteur autant qu’à l’élève, aider celui-ci à devenir sujet-lecteur, ce qui suppose de mettre le texte à l’intime de soi, de sa vie.
Patrice Soler, Inspecteur général de lettres, reprend la formule de Marc Fumaroli qui considérait que le texte est aujourd’hui « veuf de la voix ». Ou orphelin ? Depuis l’Antiquité jusqu’à Gide, son appropriation se faisait par de fécondes pratiques de sociabilité et d’oralisation. Des époques, des codes, des œuvres ne peuvent se comprendre qu’à travers la conscience de cette mise en voix. Claude Buchvald, metteure en scène, souligne combien le livre est un « objet magique », comme en attente de l’acteur, bientôt « un corps qui se relève », par la grâce du théâtre. Il convient de substituer une approche physique à une approche littéraire du texte. D’ailleurs « on n’est pas obligé d’être prisonnier du sens », on peut lire « Le bateau ivre » sans rien comprendre puisque « le sens agit dans d’autres zones », puisqu’une « écoute rythmique et jubilatoire du texte » peut avoir un « effet résurrectionnel », permettre d’être secoué, saisi, par la langue. Molière lui-même écrivait en marchant sur le plateau : ce qui est mort est immobile, c’est le mouvement qui donne de la vie aux mots. La place de l’oral dans l’enseignement des lettres est donc bien à revaloriser et repenser, y compris pour revitaliser la relation au texte littéraire. En guise d’illustration, des élèves de seconde du Lycée Paul Claudel proposent d’ailleurs une mise en espace et en voix d’extraits de « Naissance d’un pont » de Maylis de Kerangal, un projet interdisciplinaire animé par les professeurs de lettres, de danse et de documentation.
Stéphane Heuet a réalisé l’adaptation en Bande Dessinée d’« A la recherche du temps perdu » de Marcel Proust. Il raconte comment il lui a fallu du temps, c’est-à-dire de la vie, pour succomber à une œuvre à l’origine jugée par lui rébarbative. Il explique comment il a travaillé pour mettre Proust en images : en décalquant les descriptions romanesques, en se documentant, en s’inspirant de Nadar ou de Marville, en faisant de faux tableaux à partir des vrais, par exemple de Monet (mais Proust lui-même n’a-t-il pas réinventé certaines peintures?)… Il évoque les difficultés de la publication et de la réception des albums : « beaucoup de gens ne veulent pas qu’on touche à Proust parce que c’est sacré », « le vrai crime est que j’invente ma Francoise, mes Verdurin, ma maison de tante Léonie « , la bande dessinée commettrait le péché de désinhiber, de transgresser le saint commandement « Tu liras Proust dans la douleur ! » … On tirera de l’enthousiasme communicatif de Stéphane Huet de précieuses leçons. Sa transposition de Proust est bien un « texte du lecteur » pour reprendre l’expression de Gérard Langlade, en l’occurrence un travail d’imagination et de documentation qui métamorphose le livre. Le « texte du lecteur » a la vertu de réhabiliter le plaisir comme de diffuser au plus grand nombre des œuvres exigeantes. Cela suppose que collectivement nous renoncions à une posture qui sacralise la littérature. On a besoin, pour reprendre le mot d’une séminariste, d’un « œuvre en chair et non en chaire. »
Le texte du lecteur : Par l’écriture
La table ronde de l’après-midi a pour objet d’étude « Relire-réécrire : de la traduction à la critique ». Paul Mathias, Inspecteur général de Philosophie, souligne que « la vie du texte », fréquemment invoquée dans le Séminaire, est une métaphore, mot qui signifie étymologiquement un déménagement : la vie de l’œuvre serait-elle alors dans le « passage d’une vision du monde à une autre » ? voire, selon certains participants, de l’autre côté de l’écran ? Barbara Cassin, traductrice, rappelle que dans l’Antiquité il n’y a pas de texte qui ne soit palimpsestique : « tant que l’imprimeur Guillaume n’a pas inventé les guillemets, on ne sait pas ce qui est citation ». Joëlle Ducos, professeur de langue et littérature médiévale, souligne que le ressassement, la rumination, était l’activité fondamentale du moine copiste, activité créatrice car ouverte vers de nombreuses variantes, parfois même vers des transformations fictionnelles ou formelles.
Pierre Mounier, directeur adjoint du Centre pour l’édition électronique ouverte, replace le séminaire sur le terrain du numérique. Il explique l’expression « Read/Write Book », sujet d’un ouvrage dont il est coauteur : dérivée de l’expression « read/write web », elle renvoie au web 2.0 contributif ; dérivée de l’expression « read/write memory », elle évoque une mémoire réinscriptible qui s’oppose à la mémoire « en lecture seule » ; enfin elle souligne combien dorénavant le livre est transformé par son support d’inscription qui est infiniment réinscriptible. Pierre Mounier insiste aussi sur le caractère social du texte numérique et sa capacité à réinscrire sur lui-même la trace de ses usages. Sur le plan pédagogique, il délivre quelques conseils : il convient d’apprendre à écrire autant qu’à lire, aussi à programmer des outils d’écriture (par exemple de correction orthographique ou de recherche lexicale), enfin à produire de manière collaborative.
Différents ateliers pédagogiques montrent concrètement tout au long de la journée combien des enseignants se sont emparés des outils numériques pour des usages innovants, collaboratifs et créatifs, qui invitent précisément les élèves au bonheur du lire-écrire-publier.
Au collège Nikki-de-Saint-Phalle à Valbonne, Dominique Khaldi, professeur de lettres modernes, et Jérôme Sadler, professeur d’arts plastiques, ont développé avec des élèves de quatrième un projet pédagogique utilisant en particulier la plateforme Prezi : un récit multimédia de science-fiction qui s’inspire d’une œuvre d’art contemporaine, (« A propos de Nancy Crater » de David Vincent) et qui articule texte et image. Cette création collective relate le voyage à travers l’espace et à travers le temps d’une extraterrestre partie à la recherche de sel, élément indispensable à sa survie. Pour créer, « pour écrire en mots et en images », les péripéties de cette aventure, les élèves se sont inspirés des œuvres étudiées en classe : par exemple « L’Avare » (avec une savoureuse réécriture du monologue d’Harpagon) ou encore « Micromégas » (avec des réflexions sur la notion de relativité et de l’esclavage). Les extraits proposés témoignent de la capacité et du plaisir des adolescents à composer un texte qui soit immédiatement une « image de texte », à entrer dans la complexité même de la textualité numérique (mots, sons, vidéos, hyperliens …), à exercer de façon savoureuse leur sens de la parodie (littérature, presse, publicité) et de la satire (par exemple ici la planète fast food). « Les élèves ont été enthousiastes, témoignent les enseignants. Chaque étude de texte, d’œuvre intégrale ou de mouvement culturel est devenu le prétexte d’une nouvelle aventure de Nancy Crater. Le jeu a permis ce réinvestissement et donc cette appropriation des œuvres au programme, dans une jubilation totale, sinon approfondie, du moins authentique. »
Au lycée Henri-Wallon d’Aubervilliers, Cécile Portier a mené un projet d’écriture collective lors d’une résidence d’écrivain : « Traque Traces ». Son travail avait pour finalité d’interroger une mutation sociale peu explorée, cette manière nouvelle de décrire qui se fait désormais à travers les données, les chiffres, les statistiques, les sondages, les traces laissées sur le web … Le projet inclut la lecture de textes divers : le « Voyage des Princes de Serendip », la « Lettre volée » de Poe … Il intègre aussi de « classiques » (!?) ateliers d’écriture : lister ce qu’il y a dans son sac, décrire ce qu’on voit de sa chambre ou une photographie imaginaire, écrire une lettre… Il innove surtout en s’appuyant sur des ressources numériques originales : un site listant les prénoms les plus donnés en Seine Saint-Denis, Google Street View, un logiciel disponible sur le web de fabrication de portraits robots … Tous ces éléments amènent peu à peu les élèves à créer des identités de personnes fictives, à inventer les traces qu’elles sont susceptibles de laisser dans le monde réel (relevés de compte bancaire, conversations enregistrées par des caméras de vidéosurveillance …), à les mettre en réseau à travers un système de secrets partagés. Le projet est apparu comme particulièrement stimulant par ses nombreuses ramifications et par les réflexions qu’il est à même de susciter. Qui aurait pu imaginer que des élèves soient ainsi peu à peu conduits à être démiurges d’une « Comédie humaine », à faire à leur tour « concurrence à l’état-civil », à devenir de petits Balzac numériques ?
Un atelier est aussi spécifiquement consacré aux blogs dans leur capacité, soulignée par Yael Briswalter, IA-IPR de l’Académie de Grenoble, à « construire un rapport authentique à l’écriture ». Au Lycée Audiberti d’Antibles, puis au Lycée Renoir de Cagnes-sur-mer, Emmanuelle Cane, professeure de lettres, utilise ce dispositif de publication en ligne pour aider ses élèves à développer savoirs et savoir-faire. Par exemple, ses élèves de terminale L vont y trouver des problématiques qui ne seront traitées en classe que 15 jours plus tard. Ils sont conviés à exprimer leurs réflexions en déposant des commentaires, soignés dans l’expression, et tenant compte de ce que leurs camarades ont pu écrire avant eux. La procédure change le travail des élèves, engagés dans une véritable démarche, collaborative, de recherche et de réflexion, amenés à argumenter pour convaincre leurs camarades de la justesse de leurs analyses. Le dispositif change le statut de l’erreur qui au lieu d’être sanctionnée par l’enseignant devient le point de départ de la réflexion, la stimule même. Le projet change l’organisation du cours lui-même, qui commence par la lecture du blog, se poursuit par des débats et échanges, se prolonge d’un enrichissement par le professeur et d’une synthèse finale. Le blog a enfin la vertu d’éclater l’espace-temps scolaire puisque le travail se libère des murs de la classe et des grilles d’emploi du temps : on terminera, pour l’anecdote, sur le bonheur de l’enseignante découvrant que certains de ses élèves ont laissé des commentaires un 25 décembre, lui ont fait le cadeau de méditer sur Pascal le jour de Noël…
Epilogue
Il revient à Pierre Bayard, professeur de littérature française, essayiste et psychanalyste, de conclure en faisant l’éloge d’une « critique interventionniste ». L’orateur goûte la « mobilité du texte littéraire », qui, à la manière d’une création de Calder, est agité par le moindre souffle d’air. Il n’hésite pas à transformer les œuvres pour qu’elles soient davantage en adéquation avec un ordre du monde « plus juste », un ordre du monde auquel il adhère. Pierre Bayard rappelle certains de ses hauts faits d’armes dans la critique policière (dans la littérature comme dans le monde réel, on ne nous dit pas tout et il faut postuler que les personnages littéraires ont une marge d’autonomie), la critique d’anticipation (on peut refuser une conception trop linéaire du temps, il ne faut pas se dispenser de l’avantage de l’anachronisme), la critique d’amélioration (on peut « améliorer les œuvres ratées » et même aggraver certaines en les rendant plus ennuyeuses). Pierre Bayard emporte la salle vers une hilarité contagieuse, à la mesure de sa critique provocatrice et festive, qui a cependant des fondations épistémologiques : pourquoi ne pas déplacer la ligne qui sépare la théorie de la fiction ? pourquoi le je de l’essayiste ne pourrait-il être une construction imaginaire comme le je du romancier ? pourquoi ne pas laisser s’exprimer aussi dans la lecture critique le sujet inconscient, éventuellement capable de propositions délirantes ? Au final, l’invitation est bel et bien lancée d’une critique de création. Ou, pour jouer avec les mots du professeur de français : le défi si plaisant d’une lecture d’invention.
Et si les œuvres changeaient d’auteurs ? La réponse, comme il se doit, reviendra ici à un élève, lecteur-auteur-diffuseur sur le blog poétique qu’Elsa Debras, enseignante au lycée Mounier de Grenoble, anime avec ses élèves apprenant le français langue seconde. Quelques simples vers d’Elias qui s’est fait sien « Déménager » de Georges Pérec …
Apprendre
Vouloir
Aller partir
Écouter entendre prêter sentir
Écrire copier rédiger inscrire
Lire demander appeler nommer
(…)
Liens :
Vidéo atelier « Souffles(s) d’écriture » autour de la voix et du corps :
Albums sur Proust et parcours pédagogiques :
Projet d’écriture collaborative “Nancy Crater” :
Projet d’écriture collaborative “ Traque Traces” :
Article du Café pédagogique sur Pierre Bayard
Exemple d’un projet pédagogique bayardesque inspiré de « Et si les livres changeaient d’auteurs » :