Par Jeanne-Claire Fumet
Deux Tables Rondes rassemblaient, samedi 29 octobre, des chercheurs en sciences de l’éducation, des acteurs des collectivités locales et des intervenants issus de la société civile ou de la profession pour examiner l’état alarmant de la diffusion de la recherche. Deux raisons principales de la crise en ressortent : la dégradation des conditions de recherche pour les universitaires et de formation pour les enseignants, et l’incompatibilité des rythmes et des enjeux d’un point de vue politique.
Pourquoi les enseignants nous lisent-ils si peu ?
Cette question était au cœur de la première Table Ronde sur La crise de la diffusion de la recherche auprès des professionnels de l’école, animée par Bruno Robbes (Université de Cergy-Pontoise). Pour Martine Lani-Bayle (Université de Nantes), il faut instaurer un climat de confiance et de respect dans la rencontre entre les universitaires et les enseignants de terrain. Le rapport au savoir est souvent confondu avec un rapport au pouvoir, ce qui explique les attitudes réciproques d’arrogance et de mépris. Pas de tabous, dans ces échanges, remarque Martine Lani-Bayle, sauf peut-être « le sujet lui-même, comme sujet sensible ».
Côté recherche, il faut se rendre explicite pour être lu hors du cercle universitaire. L’intelligibilité est une condition fondamentale et parfois négligée. Il faut chercher à rejoindre les enseignants, mais aussi les apprenants – les liens entre universitaires, enseignants et élèves permettent de trouver des vecteurs de recherches porteurs, la parole de l’utilisateur est essentielle.
Mais les universitaires sont soumis à des obligations de publication qui compromettent le mûrissement des travaux. L’intérêt qualitatif passe derrière le quantitatif. Comment faire le tri pour les usagers de terrain ? Les revues de sciences de l’éducation jouent en cela un rôle essentiel, en maintenant une disposition interface avec le public non professionnel.
Des alternatives pour l’école.
Philippe Goémé, Président de la FESPI (Fédération des Établissements Scolaires Publics Innovants), défend les projets issus d’acteurs du terrain, hors de toute commande officielle. Avec quelle légitimité ? Celle de l’expérience, de l’inscription dans des courants pédagogiques reconnus par pragmatisme et par choix philosophiques, de la prise en charge de questions que l’institution ne relaie pas (ex. du décrochage scolaire) dans des projets construits empiriquement par échanges de pratique avec un effort de recul théorique.
Mais les dispositifs mis en place peuvent vite tourner à l’habitude, reconnaît P. Goémé ; le regard des chercheurs, qui suivent de près les travaux de la FESPI, ont à cet égard un rôle de veille critique et de validation auprès des institutions. La FESPI a besoin d’allers-retours pour n’être pas un lieu d’application ou de validation, mais d’exploration, doté d’une fonction d’essaimage et de transmission des innovations .
Une question plus politique qu’épistémologique.
Alain Marchive (Université Bordeaux Segalen) doute quant à lui qu’il y ait une compatibilité totale entre la recherche et l’enseignement. Pour les chercheurs, le poids de la contrainte de publication et le jeu des appels d’offres conduit à abandonner ce qui n’est pas rentable – la diffusion auprès des professionnels en fait partie. La publication en sciences de l’éducation est économiquement difficile, et les revues qui parviennent à fonctionner reposent en grande partie sur le dévouement, à défaut d’aides financières. Enfin, la disparition des IUFM a entraîné une baisse du lectorat et détruit un vecteur essentiel de transmission entre chercheurs et enseignants. Si les rapports entre ces deux sphères n’ont jamais été faciles, la redéfinition du travail des chercheurs et la suppression de la formation des enseignants l’ont faite pire. Le problème relève donc davantage de la gestion politique que de la science.
Crise ou long fleuve tranquille ?
La diffusion de la recherche en sciences de l’éducation n’a jamais été facile, rappelle Richard Étienne (Université Montpellier 3 et CRAP). Si les enseignants lisent si peu, n’est-ce pas qu’ils n’en voient pas l’intérêt, tandis que les chercheurs n’éprouvent pas la nécessité de se tourner vers eux ? Il faut susciter les occasions de comprendre l’intérêt de travailler ensemble.
Est-ce à dire que la diffusion de la recherche est un combat perdu d’avance ? Elle vise trois valorisations : scientifique, pédagogique et didactique, sociale. La première tient dans la notoriété, les financements ; la seconde, dans la réutilisation dans l’enseignement, ce qui n’est pas forcément évident ; la troisième, dans la mise à disposition des savoirs et l’amélioration du système éducatif.
Si la crise est ancienne, elle ne tend pas à diminuer, en raison d’enjeux contradictoires. Mais il faut peut-être se tourner davantage vers la reconnaissance des recherches collaboratives et coopératives, et revaloriser les publications dans les médias, Cahiers Pédagogiques, Café pédagogique, Veille et analyses scientifique et technologique de l’ex-INRP.
« La tutelle m’a définitivement désespéré. »
Yvan Abernot (ENFA de Toulouse), a beaucoup travaillé sur l’évaluation, la réforme des collèges, l’aménagement des rythmes scolaires, etc., mais il avoue son désenchantement face à la surdité des pouvoirs publics ou le dévoiement des travaux de recherche. S’il réfute l’idée d’une crise de la diffusion, c’est qu’il ne voit ni rupture, ni manque dans la situation actuelle. Le terme de crise laisserait supposer que « ça pourrait aller mieux », ce dont il doute. La crise de la société ressemble fort à un prétexte, remarque-t-il, quand la société est aussi la poursuite des politiques internes de l’éducation.
Les propositions des chercheurs restent souvent lettre morte, ou sont reprises dans des conditions qui les déforment et les disqualifient. La cause : une prégnance du modèle des classes sociales. Celles qui sont au pouvoir n’ont guère envie de changement (« il suffit de convaincre les enfants des autres classes sociales que l’école, « c’est pas pour eux » ; et ça marche très bien. »). Il évoque des propositions négligées par le Ministère et publiées dans le courrier des lecteurs du Monde de l’éducation, qui lui ont valu un copieux courrier d’enseignants intéressés. Mieux vaut s’associer aux recherches faites par les gens qui travaillent sur le terrain, conclut-il. « D’ailleurs, je me mets à disposition… »
Chercheurs et collectivités territoriales : une difficile entente ?
Dans une seconde Table Ronde, animée par Pascal Bouchard (essayiste-Toueduc), les intervenants évoquaient la crise de la diffusion de la recherche auprès des partenaires du territoire. L’occasion de mieux comprendre les attentes des politiques à l’égard des chercheurs, comme l’a montré l’intervention d’Alain Bocquet, Secrétaire National de l’ANDEV. (association nationale directeur éducation des Villes) : affirmant sa conviction que « la nécessité de reparler d’éducation passe d’abord par le local », où s’exerce un pouvoir de proximité, avec des décideurs qui sont aussi des partenaires, il évoque un double gain : la richesse universitaire peut nourrir les collectivités locales, mais les collectivités représentent aussi des ressources à portée de main pour les universités.
Un monde complexe pour les profanes.
Mais les chercheurs, poursuit Alain Bocquet, sont injoignables, illisibles, non fédérés, hyper-spécialisés et fonctionnent en circuit fermé « inter pares ». Le temps de la recherche n’est certes pas celui de la politique (entre publication et mandature, par ex.), ce qui gène les contacts et l’efficacité, et les chercheurs se méfient beaucoup de la dénaturation de leurs idées et projets par les politiques. Mais il faudrait apprendre à se connaître et se à découvrir, ce qui suppose que les chercheurs se mettent à la portée du public et donnent à connaître les résultats de leur recherche. Le rapport avec les collectivités n’est pas seulement des contrats et de l’aide financière, mais aussi de la communication sur le travail réalisé.
Des enjeux de communication pas toujours compatibles.
Directrice de l’enseignement supérieur et de la recherche au Conseil Régional Ile-de-France, Pascale Bourrat-Housine précise les obstacles de partenariats entre recherche et collectivités : les décideurs locaux ont besoin de données facilement utilisables, qui permettent de négocier des budgets précis et réalistes. Des prévisions pour la formation continue n’ont ainsi jamais été rendues par des chercheurs, qui voulaient atteindre une précision inutile au regard de la demande urgente et globale des pouvoirs publics. De même, lors de recherches en santé publique, il est arrivé que la publication des travaux ne soit pas souhaitée par le CRIF pour des raisons de confidentialité, ou que des résultats négatifs (comme l’absence de nuisance liée à l’éruption volcanique en Islande) ne soit pas rendus publics faute d’intérêt. Les résultats de la recherche ne sont pas toujours compatibles avec les exigences de la communication politique, qui doit faire simple et donner des réponses. De même, les exigences de réserve éthique sur des travaux commandés par marché public ne sont pas acceptables pour les autorités locales.
… Et des divergences internes d’intérêt.
Si le temps politique est court, celui de l’économie sociale est long, et les chercheurs peuvent en profiter pour communiquer et vulgariser leurs travaux, affirme Roland Berthilier, Président de l’ESPER (économie sociale Partenaire de l’Ecole de la République). Mais les problèmes de diffusion peuvent aussi se heurter à des conflits d’intérêts entre les commanditaires : ainsi, une étude menée en PACA sur les liens entre le comportement des parents et celui des enfants à l’école en termes de violence, n’a pu être élargie à Paris, où le questionnaire a suscité un tollé général de la FCPE (membre de l’Esper) qui y voyait un outil d’ingérence dans l’intimité des familles. La recherche a été suspendue, créant d’autres problèmes : qui est propriétaire des données, la MGEN, commanditaire, ou les chercheurs ?
Donner vite des réponses simples à des problèmes précis.
Philippe Meirieu, venu en Vice-Président du Conseil Régional Rhône-Alpes, s’est tenu à une approche politique : la Région Rhône Alpes, dit-il, fait grand usage de recherches et d’études émanant de cabinets d’audit privés, qui répondent vite et bien à des marchés publics, ce qui n’est pas le cas des universitaires. Les élus ont besoin de gens qui donnent vite des réponses simples à des problèmes précis. « Mais je ne m’y résigne pas, a-t-il ajouté, puisque je cherche à impliquer des universitaires sur des objets qu’ils n’explorent pas d’habitude ».
« Je cherche des chercheurs »
En termes d’éducation, les chercheurs s’intéressent d’abord aux publics qui font déjà l’objet d’études et de recensement, poursuit Philippe Meirieu, au détriment de publics « invisibles » : les jeunes de 16-25 ans, ni lycéens, ni étudiants, ni apprentis, ni salariés, ni suivis dans les Missions locales, par exemple, ne font l’objet d’aucune recherche et nul ne peut fournir sur eux la moindre information. Ils seraient pourtant 97000 en région Rhône Alpes (soit un million en France?) et constituent une frange de misère grise qui n’a que la misère-gore (émeutes, violence) pour se rendre visible. Ces jeunes, dont on ne sait rien et à qui on n’a rien à proposer, intéressent peu les chercheurs en sciences de l’éducation ; de même que les publics les plus loin de l’emploi, les questions de la mixité en formation (compatibilité entre scolaires, apprentis, adultes en formation continue dans de mêmes structures ?), celles de l’alternance, etc. Ce sont pourtant des champs gigantesques de recherche à investir par l’Université. Les acteurs de la formation de terrain ont besoin des chercheurs pour gagner en lisibilité, faire des distinctions simples, et agir plus lucidement ; ils ont besoin de gens qui leur suggèrent des outils pour moins tâtonner au quotidien, et qui leur parlent de pédagogie. « Je cherche des chercheurs en sciences de l’éducation ! » s’exclame Ph. Meirieu. « C’est qu’il en manque aussi dans les universités », lui répond Alain Marchive, fataliste.
Liens utiles :
CRIF – Enseignement supérieur et recherche :
http://www.iledefrance.fr/missions-et-competences/r[…]
L’ESPER – L’économie sociale Partenaire de l’Ecole de la République) :
La FESPI – Des alternatives pour l’Ecole :
L’ANDEV :