Il y eut, un jour, la télé-réalité. Il y a maintenant l’école-réalité. Les professeurs sont devenus bavards sur leur métier. On sait tout sur leurs galères, leurs exaltantes journées, leurs dépressions, leurs convictions, la peur au ventre, l’impuissance et l’enthousiasme. Ils se mettent en scène sur leurs blogs, dans des émissions télévisées et prennent rendez-vous avec la presse quotidienne à intervalles réguliers : rentrée, vacances, examens, tout est passé au crible des émotions. Ici, c’est la joie de la rentrée, là, c’est le couperet des chiffres, des milliers de postes non renouvelés.
Considérons donc l’espace de la classe, autrefois clos jusqu’à ce que les cartes murales « Vidal Lablache » fassent rêver des générations sur les formes de la France ou le pavage des continents. Autrefois sanctuarisé, cet espace s’est ouvert. Autrefois réglementé, il s’est assoupli. Les cahiers sont devenus des écrans, le centre de gravité vers l’estrade s’est déplacé sur l’espace de l’élève. Et aujourd’hui, l’espace de la classe est devenu si poreux, qu’entre les murs, les formes de l’autorité, le travail personnel et collectif, la scénographie du cours ont redessiné cet espace flou, changeant, insaisissable.
Pourtant, l’espace de la classe est un outil fabuleux pour aider les élèves à imaginer ce qu’est l’espace géographique. Il existe de multiples jeux comme le jeu de l’île ou, moins connu, celui de la banane. Une classe échouée sur une île réalise qu’elle devra y rester longtemps, qu’elle doit étudier les possibilités d’y survivre, impliquant d’étudier le milieu, de pratiquer l’agriculture et de penser une économie qui marche, les systèmes de pouvoir pour que cette société îlienne soit régulée. Avec des temporalités annuelles converties en heures de classe, on implique les élèves dans une réflexion balisée par le temps. Même exercice avec un produit tropical (banane, ananas) issu du travail d’un groupe, devant transiter dans un autre groupe pour y être consommé (ou non). Tous les systèmes d’inégalité territoriale éclatent aux yeux des élèves après quelques séances de travail. On peut, enfin, aider les élèves à regarder comment se remplit une salle de classe, une salle de cinéma et faire des analogies avec les territoires locaux, les localisations à toutes les échelles, y compris mondiales.
Est-ce une manière adéquate pour les élèves de s’approprier leur territoire de classe ? De se familiariser avec ce qu’ils perçoivent de plus en plus comme de l’enfermement ? C’est possible, mais ce n’est pas certain. Car l’école est devenu une telle arène, un tel enjeu que les cris d’orfraie poussés ici par les agrégés (leur société titre le bulletin de ce mois-ci : « L’Education nationale est-elle moribonde ? »), là par les politiques qui s’octroient des tribunes, plus loin encore par les parents qui tiennent à être des acteurs présents, un tel enjeu donc, qu’on annonce partout un « grand soir », une « implosion », une révolution.
En géographie, il n’est pas non plus sûr qu’on ait pris la mesure du changement que les nouvelles technologies induisent dans notre rapport au monde. On rapetasse l’antique géographie physique en développement durable, on peinturlure les anciennes civilisations braudéliennes en aires géopolitiques, on dissout la géographie des Etats en une mondialisation qui nivellerait tout. Les inspecteurs pédagogiques racontent que Wikipedia est devenu la première ressource des élèves du secondaire. Plus de dix ans après la naissance des Clionautes, ces navigateurs du web qui agrandissent leur salle des profs aux dimensions de l’internet, sont parfois découragés par les chefs d’établissement qui certifient, oui bien sûr, qu’il y a bien un vidéo projecteur pour le powerpoint…
Tristesse d’automne ? Que non ! Mais un sentiment que l’école est en train de plonger dans le vide. Que les échéances électorales vont libérer encore plus la parole, faire monter plus haut l’exaspération, radicaliser les discours. Les géographes seraient avisés d’imaginer qu’ils ont un des savoirs les plus attendus par les jeunes générations : endormies par la vitesse, transportées comme des objets, bercées par le confort des voyages qu’ils multiplient jusqu’à s’en donner le tournis, les générations qui vont sortir des études ne vivent pas sur la même planète que la précédente. Dans le monde rétréci par les logiciels de la NASA, elles ont perdu la rugosité du monde. Plus les technologies dématérialisent les relations, plus grand est le besoin d’espace. L’histoire fut la science du XXe siècle, la géographie est déjà celle du XXIe.
Gilles Fumey est professeur de géographie à l’université Paris-Sorbonne (master Alimentation et IUFM). ll a animé les Cafés géographiques et leur réseau jusqu’en 2010. Il est rédacteur en chef de « La Géographie ».
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