Il est de tradition que les programmes et les manuels d’histoire de fin de scolarité ou de cycle incorporent l’histoire la plus récente. De facto, l’événement en classe d’histoire est une catégorie particulière d’événement qui se situe notamment entre le temps court des médias et celui mi-long de l’histoire. Le 11-Septembre représente donc un cas d’école.
Dans cet entre-deux, l’événement historique scolaire se situe ainsi entre les deux pôles suivants.
« La réflexion théorique sur l’événement a également permis d’observer le fonctionnement singulier du discours d’information, notamment en regard du discours historique, tout spécialement à partir de leur saisie particulière du temps, à savoir, les temps courts des médias et les temps long ou mi-longs de l’histoire. Cette forme d’appréhender le temps n’est pas sans conséquences sur les modes de nomination des médias, car ils ont besoin de nommer toute occurrence jugée événementielle, souvent sans le recul nécessaire pour les intégrer dans un récit global. La pratique conduit en effet le discours de l’information à produire une grande quantité de désignants qui pourront être mémorisés par les lecteurs sans pour autant produire de véritables connaissances. Malgré cette hypertrophie, l’événement médiatique constitue un repère collectif primordial pour organiser le vécu public. En ce sens, il est à distinguer du fait divers, qui n’organise pas le temps social mais produit, au contraire, des discours répétitifs, ancrés sur des archétypes et non sur l’actualité. » [1]
Par ailleurs, traiter de l’événement «11-Septembre» en classe d’histoire, alors que les commémorations du 10e anniversaire battent leur plein, doit tenir compte, à notre avis, du spectacle médiatique qui l’a constitué en tant qu’événement en 2001. D’autant plus en 2011 que, pour une part importante de nos élèves, ceux-ci n’ont pas été «témoins» de l’événement.
Un travail sur les images du 11-Septembre devrait permettre de sortir du commémoratif du «ce que je faisais le 11-Septembre 2001 quand j’ai appris la nouvelle». De manière à réaliser un premier travail d’histoire et non de mémoire.
Pour rejoindre un travail de nature historique sur l’événement, deux historiens peuvent notamment être convoqués pour travailler le 11-Septembre en classe d’histoire. En travaillant l’événement et la chronologie, Reinhardt Koselleck nous propose de le travailler entre événement et structure en étudiant l’avant et l’après de l’événement de telle sorte à établir son «horizon d’attente». On pourra alors le replacer, par exemple, dans le cadre d’une histoire des Etats-Unis après 1945 ou dans le contexte post-Guerre froide. Si je choisis de travailler l’événement sur le mode d’une (ou des «intrigues») qui l’accompagne, Paul Veyne sera notre guide en classe d’histoire et je reconstituerai les différentes trames et intrigues à son sujet. La principale est constituée aujourd’hui par celle proposée par les Etats-Unis, mais d’autres en creux sont aujourd’hui possibles.
Pour le travail spécifique des images du 11-Septembre, l’enseignant d’histoire dispose de l’utile travail de Clément Chéroux [2]. Concernant le 11-Septembre, il a identifié six types d’images privilégiées par les médias américains:
• Explosion des tours;
• Nuage de fumée;
• Ruines;
• Le 2e avion fonçant vers la tour;
• Scènes de panique;
• Le drapeau américain.
A l’intérieur de ce types, la forme nuage est omniprésente, même lorsqu’elle n’est pas le sujet principal de l’image.
La Une du Birningham News (Source : Newsmuseum)
Grâce à Newsmuseum [3], il est possible de retrouver un grand nombre de ces unes de journaux du 11-Septembre 2001 et de faire travailler les élèves sur différents journaux à l’aide de la «grille» de Clément Chéroux.
Le choix restreint d’images, alors que le stock possible est immense, permet d’interroger les élèves sur les raisons pour lesquelles l’écrasante majorité des journaux américains utilisent à 70% des images issues de l’Associated Press. On pourra inclure dans le corpus des élèves une couverture dissonante pour que l’élève s’interroge également sur les raisons d’un choix divergent. [4]
Lorsque Clément Chéroux est interrogé sur le pourquoi de ces images [5], sa réponse permet de travailler ces images sur l’axe de l’«horizon de sens» et, dans un deuxième temps, de travailler en classe sur d’autres images et événements de l’histoire des Etats-Unis:
«Elles ont été choisies parce qu’elles sont la répétition d’autre chose. C’est flagrant pour le nuage, qui rappelle l’attaque de Pearl Harbor ayant déclenché l’entrée en guerre des Etats-Unis. De même, les trois pompiers renvoient immédiatement à la fameuse photo de Joe Rosenthal qui montre des soldats américains hissant le drapeau à Iwo Jima. Nous avons là une sorte de résurgence de la guerre du Pacifique, du début jusqu’à la fin. L’uniformisation est horizontale (géo- graphique), mais aussi verticale (historique). Tout est fait pour que les événements d’aujourd’hui ressemblent à ceux d’hier.»
Certains titres et une de journaux permettent de réintroduire ces références historiques. [6]
Dans un troisième temps, en relation avec l’«après», nous pouvons retourner vers Newsmuseum ou le dossier de TV5 Monde [7] qui nous offrent chacun un dossier sur les unes de journaux commémoratives du 11-Septembre en 2011. A l’aide de la grille de Chéroux, retrouve-t-on alors le même «horizon d’attente» ou une autre intrigue se construit-elle aux Etats-Unis et/ou ailleurs?
En définitive, le 11-Septembre s’inscrit-il en continuité ou en rupture avec ce qui précède? Est-il, à l’égal d’Hiroshima (l’âge atomique), un événement iconique fondateur d’un nouvel âge ou la continuité d’un âge plus ancien?
Tels sont les débats de certains historiens américains lorsque ceux-ci abordent cet événement. Dès 2003, des historiens réunis autour de Mary L. Dudziak ont réfléchi à cette question sous différents aspects. [8] Par rapport aux relations des États-Unis avec le monde arabe ainsi que la question terroriste, le 11-Septembre est remis en perspective tant par rapport à l’attentat palestinien des Jeux olympiques de Munich en 1972 qu’avec la Révolution iranienne de 1979, tournant négligé du contexte post-Guerre froide. Si certains médias ont fait référence en 2001 à l’attaque sur Pearl Harbor, Elaine Tyler May, dans sa contribution à l’ouvrage de Duzdiak, fait elle référence à la Guerre froide. Les caractéristiques attribués aux terroristes en 2001 puisent dans celles associées précédemment aux communistes. Au niveau des relations diplomatiques et internationales, Marilyn Young perçoit elle une continuité de longue durée de la politique américaine axée sur une souveraineté absolue des États-Unis et une souveraineté limitée pour tous les autres États. Dans un article récent, Mary L. Dudziak enfonce le clou en affirmant que la plupart des événements postérieurs au 11-Septembre, de l’invasion en Irak à l’expansion du pouvoir exécutif, trouvent leurs racines aux décennies précédentes. [9]
Pour conclure, les élèves seront mis en présence de la photographie suivante du photographe allemand Thomas Hoepker :
Copyright : Thomas Hoepker/Magnum Photos
Prise le 11-Septembre, Thomas Hoepker a décidé de la censurer et de ne pas la publier dans un ouvrage consacré à l’événement et publié la même année par l’Agence Magnum. En 2007, cette photographie sera, par contre, utilisée en couverture d’un ouvrage rétrospectif du photographe :
Couverture de l’ouvrage du photographe Thomas Hoepker (2007). Photographien 1955-2005. Sonderausgabe. Schirmer/Mosel
Pour quelles raisons cette photographie a-t-elle été censurée en 2001, puis publiée par le même photographe six ans après? Qu’est-ce qui peut choquer le spectateur? Quelle est l’histoire de cette photographie? Que nous apporte-t-elle de plus dans notre compréhension de cet événement? Appartient-elle à l’histoire ou à la mémoire?
Ce sont quelques questions auxquelles les élèves auraient à répondre. Deux articles, l’un du Guardian, l’autre de Slate permettront de confronter les réponses des élèves aux propos du photographe lui-même. [10]
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,
Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
[1] Extrait du résumé de la thèse de Calabrese, L. (2010). Le rôle des désignants d’événements historico-médiatiques dans la construction de l’histoire immédiate. Une analyse du discours de la presse écrite. Bruxelles : Université libre de Bruxelles. http://theses.ulb.ac.be/ETD-db/collection/available/ULBetd-02222010-103008/
[2] Chéroux, C. (2009). Dipoplie. Paris : Editions Point du jour
[3] http://www.newseum.org/todaysfrontpages/default_archive.asp?p_size=114
[4] Trois unes peuvent notamment être utilisées :
Hartford Courant (Connecticut) : http://www.newseum.org/todaysfrontpages/hr_archive.asp?fpVname=CT_HC&ref_pge=gal&b_pge=1
The Dong-a Ilbo (Séoul, Corée du Sud) : http://www.newseum.org/todaysfrontpages/hr_archive.asp?fpVname=SKOR_DID&ref_pge=gal&b_pge=1
Turun Sanomat (Turku, Finlande) : http://www.newseum.org/todaysfrontpages/hr_archive.asp?fpVname=FIN_TS&ref_pge=gal&b_pge=3
[5] Les images du 11-Septembre, une répétition. Le Temps (7 septembre 2011).
[6] El Nuevo Herald (Miami, USA) parle ainsi d’un second Pearl Harbor (http://www.newseum.org/todaysfrontpages/hr_archive.asp?fpVname=FL_ENH&ref_pge=gal&b_pge=1).
L’article de Clément Chéroux dans les Etudes photographiques («Le déjà-vu du 11-Septembre», no 20, 2007) nous présentent différentes images utilisables tant par rapport à la référence de Pearl Harbor que d’Iwo Jima. On trouve notamment la une du Sun qui juxtapose l’image des tours et une autre de Pearl Harbor ( http://etudesphotographiques.revues.org/index998.html)
Le Kitsap Sun (Bremerton, USA) publie la photo des pompiers new yorkais (http://www.newseum.org/todaysfrontpages/hr_archive.asp?fpVname=WA_SUN&ref_pge=gal&b_pge=1) qui renvoie à la photo de Joe Rosenthal à Iwo Jima (http://fr.wikipedia.org/wiki/Raising_the_Flag_on_Iwo_Jima et http://www.iwojima.com/raising/raisingb.htm).
On consultera également la page suivante consacrée aux réécritures visuelles de la photo de Joe Rosenthal : http://photos-et-reecritures.e-monsite.com/rubrique,iwo-jima,378158.html
[7] http://www.newseum.org/todaysfrontpages/default_archive.asp?fpArchive=091211 et http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/Les-dossiers-de-la-redaction/10-ans-11-septembre-sept-2011/p-17655-10-ans-apres-le-11-Septembre-les-Unes-de-la-presse-internationale.htm
[8] Dudziak, M. L. (2003). September 11 in History : a watershed moment? Durham: Duke University Press, 2003. Pour un résumé de l’ouvrage en anglais : http://www.bsos.umd.edu/gvpt/lpbr/subpages/reviews/Dudziak204.htm
[9] How 9/11 Made “History”. In OAH Magazine of History (2011) 25 (3) http://maghis.oxfordjournals.org/content/25/3/5.full
[10] The meaning of 9/11’s most controversial photo (The Guardian) : http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2011/sep/02/911-photo-thomas-hoepker-meaning. I Took That 9/11 Photo (Slate) : http://www.slate.com/id/2149675/