Par François Jarraud
« L’avenir de l’école ne s’écrit pas à la craie ». C’est par cette belle formule que Luc Chatel a présenté le 25 novembre 2010 un « plan de développement des usages numériques à l’Ecole » qui veut agir à la fois sur la formation, la gestion des équipements, la production de ressources et la formation des élèves.
Pour Luc Chatel, il s’agit d’une « formidable opportunité d’élargir la possibilité d’enseigner et d’améliorer la personnalisation et le suivi des élèves ». Rappelant le rapport Fourgous, il a mis l’accent sur la nécessité de « changer de braquet » sur le terrain du numérique à la fois pour des raisons économiques et éducative. Le ministre a cité l’étude de R.J. Marzano sur l’efficacité du TBI. Le plan numérique s’articule en 5 parties d’importance inégale.
L’apport le plus important est peut-être les accords avec les collectivités locales. Luc CHatel a annoncé la signature d’une convention avec l’Association des départements de France (ADF), le 9 décembre. Un autre accord est prévu avec l’Association des régions de France. Ils devraient régler la question de la maintenance des équipements qui sera officiellement à la charge des collectivités locales. Cet effort important des régions et des départements va débloquer une situation où faute d’un partage des rôles le soutien technique sur le terrain était fort variable d’un lieu à un autre. Luc CHatel a annoncé que les académies devront proposer début 2011 un projet numérique en lien avec les collectivités locales. » Les dossiers présentés par les académies et les collectivités devront couvrir les grands domaines suivants, qui seront précisés dans un cahier des charges accompagnant le lancement de cet appel à projet : les infrastructures ; les services numériques ; les équipements ; la maintenance ; les ressources numériques ; la formation des enseignants ; l’accompagnement et le pilotage du projet », précise le dossier de presse ministériel.
Un effort de formation est également annoncé. Un enseignant « référent pour les usages pédagogiques numériques » sera désigné dans chaque collège et lycée. Il devra accompagner les enseignants de l’établissement dans les usages des TICE et aider au pilotage TICE de l’établissement. Il recevra une indemnité. Interrogé par le Café, Luc Chatel n’a rien dit de précis sur cette indemnité. Rappelons qu’un décret du 8 septembre 2010 a prévu une indemnité pour « l’exercice des fonctions de référent pour les usages pédagogiques numériques ». Un arrêté publié au même Journal officiel du 9 septembre fixe un taux de base de 400 € et un taux plafond de 2400 €. Pour le ministre il est clair que ce sont sur ces référents que pésera l’essentiel de la formation dans le secondaire. Dans le primaire ce sera sur les animateurs TICE, là où ils existeront encore… Il sera aussi fait appel à la formation en ligne. Les nouveaux enseignants devront valider le Certificat informatique et internet niveau 2 à partir de 2012.
Les ressources numériques. Le plan numérique veut « faciliter l’accès aux ressources ». Pour cela le ministère a imaginé un dispositif qui s’inspire visiblement du plan Ecole numérique rurale (ENR). D’un coté les établissements retenu dans le cadre de l’appel à projet recevront un « chèque ressources numériques » d’un montant variant entre 500 et 2500 € leur permettant d’acheter des ressources numériques pédagogiques. Ces commandes seront faites sur un portail national de ressources numériques pédagogiques construit » en liaison avec le secteur de l’édition scolaire et multimédia ». Le ministre semble vouloir aller plus loin encore et il veut » faire évoluer l’organisation des contenus éducatifs » et notamment » dans leur approche économique ». Une allusion à Sesamath, dans son discours, montre que Luc Chatel veut privilégier des ressources « libres » qu’il assimile peut-être à « gratuites ». En même temps il annonce que l’Etat veut « accélérer les capacités des industriels » du secteur. Dans le cadre du grand emprunt un appel à projets sera lancé début 2011. Luc Chatel n’a pas précisé le montant du financement de cet appel.
Les ENT. Le ministre veut généraliser les ENT, sans fixer, comme ses prédécesseurs, une date butoir. Il maintient par contre la généralisation du cahier de textes numérique à la rentrée 2011, ce qui suppose que les collectivités locales aient les moyens de le faire.
Le B2i « révisé ». Le ministre a annoncé une redéfinition du B2i qui, de l’école au lycée, est censé attester d’une formation aux TIC. » Devant la montée en puissance des réseaux sociaux et l’importance croissante des usages inappropriés de ces outils, il est aujourd’hui nécessaire de réviser le B2i et de renforcer les compétences que les élèves doivent travailler et acquérir dans tous ces domaines ». Le CNDP accompagnera cette démarche en ouvrant début 2011 un portail « internet responsable ».
Quel financement ? Luc Chatel a reconnu qu’il n’avait pas obtenu de financement supplémentaire. Le plan numérique est financé par un redéploiement interne au budget de l’éducation nationale à hauteur de 60 millions sur trois ans. L’essentiel de cette somme ira aux chèques ressources. Le ministère prévoit de leur consacrer 8 millions la première année, 15 la seconde et 23 la troisième. Il restera peu de moyens pour la formation. Au total l’effort de l’Etat se situe à hauteur de celui du plan ENR (50 millions). Ce sont les collectivités locales qui apporteront l’essentiel des moyens du « plan Chatel »… Malgré cette modestie nous reconnaitrons au plan Chatel deux mérites. Le premier c’est de chercher à trouver une issue durable à la question du partage des rôles entre Etat et collectivités locales, une question qui empoisonnait l’atmosphère depuis longtemps. Même si la coordination entre les efforts de l’Etat et les investissements des collectivités s’annonce difficile, la question est abordée sainement sous l’angle du partenariat. Le second c’est d’avoir parlé du numérique en termes positifs, de le présenter comme une amélioration du système éducatif et de publier un argumentaire, largement inspiré du rapport Fourgous, en ce sens. Le grand plan numérique est un pas sur la bonne voie.
Le plan numérique
http://www.education.gouv.fr/cid54064/plan-de-developpeme[…]
Le décret du 8 septembre 2010
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTex[…]
L’arrêté du 8 septembre 2010
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTex[…]
Article Educnet
http://www.educnet.education.fr/actualites/plan-developpement[…]
Plan numérique : Le référentiel collège et lycée numériques
Dévoilé par le Café la veille de l’annonce par Luc Chatel de son Plan numérique, le référentiel « collège et lycée numérique » est finalement publié avec quelques mois de retard.
Adressé aux collèges et aux lycées, le document » vise à aider l’établissement à établir un diagnostic sur la place du numérique dans ses activités pédagogiques ». Le référentiel devra être rempli » sous la direction du chef d’établissement. L’utilisation de ce référentiel conduit l’établissement, à partir des usages réels constatés, à s’interroger sur les usages potentiels et les améliorations qu’il peut apporter à son organisation pour les mettre en oeuvre ». Outil de pilotage, le référentiel permettra à chaque établissement de construire un état des lieux des usages. « C’est par une analyse de ce contexte que l’établissement pourra identifier les points forts et les points faibles et mettre en place les actions adaptées à sa situation ».
Suit un questionnaire d’une dizaine de pages qui énumère équipements et usages. Par exemple en ce qui concerne les pratiques numériques il est demandé :
• L’établissement mesure le taux d’utilisation des équipements et des services numériques.
• L’établissement analyse les statistiques dont il dispose, les communique auprès des utilisateurs des outils et services numériques ; met en place des actions correctives si besoin.
• Un bilan annuel de l’organisation et des pratiques numériques est réalisé, il prend en compte les retours des utilisateurs ». Selon un usage bien introduit dans l’éducation nationale, les pratiques numériques tiennent dans trois croix à cocher… On s’amusera aussi de trouver page 7 les questions » Il existe un dispositif d’accompagnement pédagogique au plus près de l’utilisateur. Une lettre de mission définit son rôle, les conditions d’intervention et sa rémunération… Il existe un plan de formation des enseignants local pluriannuel lié aux pratiques numériques ». Le « référentiel » cherche encore à savoir le « nombre d’enseignants utilisant devant leurs élèves un outil de diffusion collective ou un TNI » ou encore « le nombre d’enseignants impliquant leurs élèves dans des activités numériques ».
Le référentiel
http://www.educnet.education.fr/actualites/referentiel-colle[…]
Sa présentation le 25 novembre 2010
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/11/25112010Accueil.aspx
Les références incertaines de Luc Chatel
L’argument utilisé par Luc Chatel pour justifier son plan numérique est mis en doute par un chercheur. Pour Alain Chaptal, les travaux de René Marzano « suscitent des interrogations importantes ». Le ministre « a été imprudent en mettant en exergue ce seul travail ».
Jeudi 25 novembre, Luc Chatel présentait à la presse le » Plan de développement des usages du numérique à l’École ». Pour le justifier il relevait l’importance des usages dans la société et l’efficacité scolaire du numérique. « L’utilisation des TIC est devenue incontournable », dit-il à la 8ème minute de son discours. « D’abord parce qu’elle permet d’améliorer les résultats des élèves comme le montrent les études sur le sujet, celles de l’OCDE, de la commission européenne, et de chercheurs renommés comme Robert Marzano qui a montré que l’utilisation du TBI améliore de 16% les résultats des élèves ».
Mis en avant par le ministre, Robert Marzano était inconnu d’Alain Chaptal. « Honte pour moi qui travaille sur les approches américaines, ce nom ne me disait rien », nous confie-t-il. Analysant les travaux de R Marzano cités dans le dossier de presse du ministère, il a mis au jour les relations étroites entre les recherches de R Marzano et un industriel du tableau blanc interactif. L’ouvrage » Final report on the evaluation of the Promethean technology » est subventionné par lui. » Il est clair qu’on se situe donc dans le cadre d’une recherché subventionnée », nous confie A Chaptal. « Il en existe de très bonnes. Je pense par exemple à celles conduites il y a déjà longtemps sur la généralisation des ordinateurs portables par Saül Rockman pour Microsoft. Il ne s’agit cependant pas d’un rapport ayant fait l’objet d’une évaluation par les pairs conformément aux critères habituels de la recherche scientifique. Il est donc impropre de parler de rapport de recherche. Au contraire, ici, le contexte suscite des interrogations importantes quand bien même il est prématuré d’affirmer que les dés étaient pipés dès le début du processus ». Mais des critiques très vives ont été émises lors de la sortie du rapport, par exemple l’analyse méthodologique de Jonathan Becker de la VCU School of Education.
Alain Chaptal en tire deux conclusions. « Le Ministre, qui a pourtant la réputation de bûcher ses dossiers, a pour le moins été imprudent en mettant en exergue, comme une référence indiscutable, ce seul travail manifestement sujet à questions. Plus généralement, s’agissant d’un plan tourné vers l’avenir, ne conviendrait-il pas précisément de s’interroger sur celui, à terme, de ces outils hybrides que sont les TBI ? Auront-ils bientôt fait leur temps ? Quel est leur potentiel futur face à l’arrivée de nouveaux outils personnels comme les tablettes ? Les TBI, qui ont accompagné la spectaculaire croissance des usages des TICE en Angleterre et fait les beaux jours de leurs fabricants, connaissent-ils leur acmé ? »
L’efficacité des TICE existe bien. Elle a été constatée par de nombreux travaux. Le plan numérique se justifie. Mais, parce que le Plan numérique est contesté par les partisans de l’école traditionnelle, il convient d’en asseoir plus sérieusement les fondations.
A Chaptal : L’avenir des TICE
http://cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/Pages/2[…]
L’Angleterre un modèle à suivre ?
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/200[…]
TICE une efficacité prouvée mais pas démontrée
http://cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pages/200[…]
Quelle efficacité pour le numérique ? L’étude de Jean Heutte
Par Jean Heutte
Comme il n’existe pas de déterminisme pédagogique des technologies numériques, la maîtrise réfléchie de leur usage, selon les attendus du C2i n°2 « enseignant », ne peut se concevoir sans des dispositifs d’accompagnement et de formation de l’ensemble des acteurs (1) s’appuyant sur des compétences et des connaissances éprouvées, mêlant astucieusement des exemples de pratiques pédagogiques éclairées par les avancées de la recherche scientifique concernant l’apport du numérique dans les actes d’enseignement/apprentissage.
L’idée que l’apprentissage serait facilité par le numérique est souvent admise comme une évidence. Pourtant, même au niveau international, il existe très peu d’études scientifiques rigoureuses concernant l’impact du numérique sur les apprentissages scolaires.
Nous revenons sur l’un des articles de Jean Heutte (2) car, à notre connaissance, cette recherche scientifique (respectant les principes méthodologiques issus de la démarche expérimentale ) (3) est l’une des rares (4) concernant l’impact de ces technologies sur les résultats des élèves (5) . De plus, il semble bien qu’elle soit la première (et la seule) en France concernant l’école primaire. Malgré sa parution tardive (entre temps, Jean Heutte avait changé d’objets de recherche et de ce fait tardé à soumettre cet article…), c’est très certainement ce caractère unique qui en fait tout l’intérêt au moment où le ministre va annoncer son « plan numérique à l’école ».
Les principaux résultats remarquables de l’étude
Les élèves habitués à l’usage du numérique en classe réussissent significativement un meilleur apprentissage à long terme et ce indépendamment du type de support.
Si effectivement nous constatons que pour des élèves de CM2, l’habituation à l’usage du numérique à l’école améliore la qualité de l’apprentissage à long terme à partir d’un texte descriptif épistémique (souvent appelé « texte documentaire »), nous ne pouvons affirmer que c’est sur le support électronique que ces élèves sont le plus performants.
Dans cette étude, le fait que les élèves réalisent souvent un meilleur apprentissage sur support papier peut, somme toute, être perçu comme quelque chose de rassurant : en introduisant massivement le numérique dans les enseignements, nous ne transformons pas les élèves en créatures particulières, nous leur permettons même plutôt d’améliorer des performances scolaires tout à fait classiques.
Les élèves habitués à l’usage du numérique en classe comprennent plus vite et mieux ce qu’ils lisent.
La vitesse de lecture des documents au format hypertexte acquise par les élèves habitués à l’usage du numérique est impressionnante (+ 30%). De plus, il semble que cette vitesse de lecture ne soit pas préjudiciable aux performances des élèves. Cela confirme qu’il s’agit réellement d’un nouveau mode de lecture sélective (la navigation efficace s’apprend) ; les textes descriptifs épistémiques sont les plus adaptés à ce type de lecture ; les compétences acquises dans ces systèmes peuvent faire progresser les capacités de lecture en général.
Les connaissances et les résultats scolaires ont significativement progressé pour les élèves habitués à l’usage du numérique.
Globalement, le niveau scolaire des élèves habitués à l’usage du numérique en classe a significativement progressé au cours du cycle 3 de l’école primaire, ce qui est favorable à la prédiction d’une bonne réussite scolaire au collège. De plus, dans cette étude, la progression des élèves faibles en début de cycle (entrée au CE2) ayant régulièrement bénéficié d’un environnement numérique est remarquable (+34,3%).
À l’entrée en 6e, l’amélioration du niveau scolaire des élèves s’observe de façon significative dans tous les domaines du français (+ 18,4 %). Cette amélioration est moins élevée en mathématiques (+ 16,7 %), où la plus grande progression des résultats des élèves s’observe surtout dans le domaine du traitement de l’information. Cela confirme bien que l’habituation à l’usage du numérique à l’école primaire améliore globalement la qualité de lecture des élèves dans les activités qui demande prioritairement de retrouver ou de comprendre de l’information.
ENSEMBLE DES ITEMS DE FRANÇAIS |
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: significatif |
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F1 Comprendre un texte |
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: significatif |
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F2 Maîtriser outils de la langue |
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: significatif |
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F3 Produire un texte |
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: significatif |
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F Total |
F1 |
F2 |
F3 |
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75 Habitués TIC |
64,45 |
66,93 |
58,02 |
63,96 |
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367 Témoins |
54,45 |
58,92 |
49,97 |
54,39 |
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Progrès Cycle 3 |
+18,4 % |
+13,6 % |
+16,1 % |
+15,2 % |
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ENSEMBLE DES ITEMS DE MATHéMATIQUES |
: significatif |
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M1 Numérotation/Ecriture nombres |
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: significatif |
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M2 Problèmes numériques |
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: significatif |
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M3 Traitement de l’information |
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: significatif |
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M4 Traitements opératoires |
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: significatif |
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M5 Travaux géométriques |
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: non significatif |
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M Total |
M1 |
M2 |
M3 |
M4 |
M5 |
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75 Habitués TIC |
62,90 |
65,57 |
61,55 |
58,97 |
68,22 |
54,60 |
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367 Témoins |
53,90 |
54,52 |
52,77 |
50,06 |
60,64 |
50,52 |
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Progrès Cycle 3 |
+ 16,7% |
+ 12,3% |
+ 16,7% |
+17,8% |
+12,5% |
+ 8,1% |
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Allegro moderato
Quoi qu’il en soit, il convient d’être prudent sur les effets mis en évidence.
Nous ne pouvons affirmer que seule l’habituation à l’usage du numérique en classe est responsable de tous les effets constatés (ou supposés). Ainsi, cette étude fait-elle ressortir, qu’en tant que tels, ni le support électronique, ni le format hypertexte ne sont intrinsèquement plus favorables à l’apprentissage. Ils ne peuvent donc à eux seuls expliquer par exemple la qualité de la mémoire encyclopédique scolaire des élèves. Il est indéniable que ce support et ce format (notamment via le réseau Internet) mettent l’information à disposition des élèves dans des conditions inégalées, si on les compare avec des supports et des formats plus traditionnels (cahiers, livres, tableau noir, globe terrestre…). C’est vraisemblablement cette disponibilité qui permet aux élèves de fréquenter, de façon autonome, beaucoup plus d’écrits descriptifs épistémiques (ce qui favorise la mémoire lexicale) et ce, bien souvent, juste au moment où ils en ont besoin (ce qui favorise la mémoire sémantique).
Le fait que cette étude mette en évidence que les supports de lecture numériques ne sont en tant que tels favorables à l’apprentissage (alors que le niveau scolaire des élèves a significativement progressé), renforce notre sentiment que c’est dans l’Écrire (encore plus que dans le Lire) que les outils numériques révolutionnent les activités intellectuelles : dans la mesure où ils mettent à disposition de l’élève des outils simples et performants pour qu’il objective du mieux qu’il peut, sa pensée. En permettant, par exemple, de dissocier les difficultés liées à la production écrite de celles liées à la calligraphie, ces outils facilitent la révision de texte (réécriture, re-formulation), tout en permettant à l’élève d’avoir un travail toujours propre (ce qui est très valorisant et surtout facilite la relecture). Véritable « pâte à penser par écrit », les outils de production numérique permettent de « modeler » les concepts (de reformuler les connaissances avec ses propres mots, ce qui est vraisemblablement le meilleur indicateur de la construction d’un savoir), en affinant progressivement par tâtonnement (essais-erreurs), d’en tester la pertinence auprès des autres (pairs et/ou experts), en n’ayant plus l’angoisse de devoir recopier l’intégralité du texte à chaque révision. L’indispensable fonction « Enregistrer sous… » renforce avec merveille le pouvoir penser par écrit, si cher à Voltaire : elle permet de garder toutes les étapes de cette construction, d’en conserver la chronologie. Cela donne la mobilité psychique et mentale de faire des choix dialectiques : il sera possible à tout moment de faire machine arrière pour repartir dans une autre direction, à partir d’une étape précédente. Cela multiplie les occasions de toujours mieux apprendre et surtout de mieux se faire comprendre : si apprendre est rarement une partie de plaisir, comprendre (faire comprendre, être compris…) peut être totalement jubilatoire.
Cette étude met donc bien en évidence que l’usage du numérique en classe participe à une amélioration des résultats scolaires des élèves de l’école primaire.
Cependant, bien d’autres variables sont à prendre en compte. Sans entrer dans le détail, nous nous contenterons d’émettre l’hypothèse que l’usage du numérique objective (rend encore plus « violemment » visible) certains aspects qui étaient souvent (volontairement ou non) masqués. Si les technologies numériques ne sont a priori pas intrinsèquement porteuses de nouvelles conceptions pédagogiques, elles en renforcent vraisemblablement les effets (positifs ou négatifs) sur l’apprentissage. Ainsi, sans en être la cause, elles rendent les inégalités intellectuelles encore plus visibles et, si l’on n’y prête garde, elles en aggraveront les conséquences. Celles-ci nous forcent donc à repenser la question de l’efficacité du système éducatif. Pour les professionnels de l’éducation, se contenter de garantir l’accès aux TIC à chacun ne peut être suffisant : l’urgence citoyenne consiste à rechercher comment l’école pourra instrumenter chaque enfant afin qu’il acquière les compétences nécessaires pour construire ses savoirs à l’aide des technologies numériques.
Pour cela, en sus des efforts concernant les infrastructures, services et ressources numériques, l’institution devra certainement réviser ses méthodes et ses dispositifs (de pilotage, d’accompagnement, de formation) pour tenter d’être en phase avec les exigences de la société de la connaissance, afin de permettre à l’ensemble de ses personnels (enseignants, formateurs et personnels d’encadrement) de connaître et surtout de maîtriser les gestes professionnels, notamment ceux liés aux compétences du C2i n°2 « enseignant » (C2i2e), dont l’efficacité se trouverait renforcée par l’usage des technologies numériques éducatives.
Jean Heutte
Actuellement :
– Directeur des technologies de l’information et de la communication de l’IUFM Nord – Pas de Calais, Université d’Artois.
– Doctorant au Centre de recherche éducation formation (Cref – EA 1589), Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense (Paris X).
– Correspondant du programme « culture numérique, TIC et éducation » (CNTE) de l’INRP.
Après s’être intéressé à l’impact des TIC sur l’apprentissage, Jean Heutte concentre actuellement ses recherches concernant l’impact des réseaux numériques sur le management des organisations (depuis 2002), le sentiment d’efficacité collective (depuis 2004), les conditions de travail et de formation (depuis 2007).
Notes :
1 Tous les acteurs : enseignants, formateurs et personnels d’encadrement, en formation initiale comme en formation continue…
2 Heutte J. (2008) « Influence de l’habituation à l’usage de l’outil informatique sur l’apprentissage et les résultats scolaires d’élèves du cycles 3 de l’école primaire » – SPIRAL-e 2008 (31-47) : http://spirale-edu-revue.fr/spip.php?article845
3 Méthodologie qui consiste à comparer les résultats d’un groupe test à celui d’un groupe témoin, avec contrôle de variables et répartition aléatoire des sujets.
4 En septembre 2006, sur les 32 études ayant passé le filtre de la What Works Clearinghouse, chargée par le gouvernement des Etats-Unis de constituer une source fiable regroupant des preuves scientifiques de « ce qui marche en éducation », seules 8 d’entre elles ont été jugées comme apportant la preuve d’un effet « positif » ou « potentiellement positif » des TIC… (Education Week, 27 septembre 2006, cité par Chaptal, 2007). Celle-ci pourrait donc être la 9e…
5 Élèves de CM2 très habitués à l’usage du numérique, puisque, pour toutes les activités en classe, chacun disposait en permanence d’un ordinateur à portée de la main depuis plusieurs mois et dont les enseignants utilisent massivement les TICE dans leurs enseignements depuis plusieurs années.
Plus d’information sur son « bac à sable » http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article4, notamment :
Quand une technologie rassurante renforce le sentiment d’efficacité personnelle et le plaisir d’enseigner (Heutte & Tempez, 2008)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article113
Le burnout institutionnel : un chaos psychologique qui altère la créativité de tous les acteurs du système éducatif (Heutte, 2007)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article82
Homo sapiens retiolus ? Plaidoyer pour un néologisme… (Heutte, 2005)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article44
Piloter l’innovation « de l’intérieur ». (Heutte, 2005)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article72
TIC, éthique et management : empowerment et énovation. (Heutte, 2005)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article46
Hypernaute : former différemment (Heutte, 2002)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article74
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