Par François Jarraud
Des nombreux enseignants croisés durant l’année par le Café pédagogique, quelques profils singuliers s’ancrent dans la mémoire. Cet été, le Café revient sur ces collègues singuliers et vous invite à les redécouvrir. Julien Llanas a bien voulu poser pour ce premier portrait. Il évoque sa passion du jeu sérieux et particulièrement « History Games ».
Un jour Julien Llanas a eu envie de renouer avec le jeu. Ce jeune professeur d’histoire-géo qui entre tout juste dans la trentaine, avait un passé de joueur comme tous les jeunes de sa génération. Mais il a cessé de jouer de 17 à 28 ans, totalement pris par des études supérieures, puis les concours et l’entrée dans sa vie d’enseignant. Aujourd’hui Julien Llanas est chargé de mission jeu sérieux et 3D à l’académie de Créteil. Il a fait du jeu son métier avec comme objectif de l’intégrer aussi dans celui des enseignants.
« Au bout de quelques années de métier, mon intérêt s’est porté sur l’innovation pédagogique pour ma génération et pour celle des élèves », explique-t-il. « Il y a un coté Guy Roux, la volonté de ne pas gâcher le temps passé par les élèves à jouer, mais de le réutiliser pour l’enseignement ».
La péridurale de la maïeutique…
Le jeu est-ce sérieux ? Au moment où l’institution appuie le « retour aux fondamentaux », Julien Llanas nie qu’il y ait contradiction. « Le jeu est évidemment lié à la problématique principale de tout enseignant : le manque de motivation des élèves. Il y a des enseignants qui défendent l’idée que la souffrance est nécessaire pour apprendre et qu’il faut y préparer les jeunes. Mais la majorité veut éviter la souffrance. Pour elle le jeu est la péridurale de la maïeutique. Un outil pour chercher à éviter cette souffrance lors de l’accouchement des connaissances ».
L’engagement d’un rectorat
Confrontée plus que d’autres par les exigences de ce public, l’académie de Créteil n’a pas manqué de faire confiance à Julien en créant pour lui ce poste de chargé de mission jeu sérieux. L’académie a soutenu le projet de jeu « Donjon et radon ». Elle fait partie du réseau européen Edugamelab. Elle a créé un réseau de professeurs expérimentateurs. Ils apprennent à utiliser en classe des jeux existants comme « La cité romaine » de France 5 ou un jeu de gestion d’entreprise en 1ère STG.
Le jeu , les anciens et les modernes
« Un des plus beaux projets est développé avec la ville de Tournan-en-Brie », poursuit Julien. « Il s’agit de l’utilisation de la Wii (une console de jeu Nintendo) pour travailler la motricité. Avec des psychomotriciens, les enseignants regardent si la wii peut aider à développer la spatialisation des enfants et à préparer les gestes de l’écriture ». Julein Llanas participe également à un projet de développement de la 3D dans des disciplines où la spatialisation est importante. C’est le cas en SVT pour l’anatomie ou encore en histoire des arts pour des travaux sur l’architecture.
Une autre façon de rappeler que « même dans le retour aux fondamentaux, le jeu peut jouer son rôle. Dans la querelle entre les Anciens et les Modernes, le jeu peut servir les deux camps ».
« History Games » : Un prototype du jeu sérieux historique
Peut-on enseigner l’histoire scolaire par le jeu sérieux ? C’est le pari que tente « History Games ». Un projet issu de la rencontre de personnes fort différentes : Jean-Michel Fourgous, le député-maire d’Elancourt et l’association locale Initiatives Terrain, les responsables de la société spécialisée dans les jeux Interaction Games, enfin Julien Llanas, chargé de mission au rectorat de Créteil, et Idriss Aberkane, chercheur en sciences cognitives. History Games porte sur ses épaules une bonne partie de l’avenir du jeu sérieux éducatif en France. Julien Llanas fait le point sur ce projet.
History games est un jeu portant sur la 1ère Guerre Mondiale. Pourquoi ce choix de la troisième, année d’examen, et de ce thème ?
Le jeu History Games devrait traiter tout le programme d’histoire de 3ème grâce à une succession de modules. Sept modules ont déjà été définis. Un seul module a été développé en tant que preuve de concept pour effectuer des tests auprès des enseignants. Ce module traite effectivement de la Première Guerre Mondiale. Cependant d’autres modules étaient prévus sur la crise des années 1930 ou bien la mondialisation par exemple. Le choix du XXème siècle et de la 3ème paraissait évident à l’équipe : l’année d’examen permettait de faciliter la mesure de l’efficience pédagogique du projet, et l’histoire contemporaine permettait d’assurer une visibilité du projet pour des publics qui ne sont pas tous forcément intéressés par l’histoire comme les parents d’élèves.
Sur le plan de la connaissance historique qu’apporte ce jeu par rapport à l’enseignement traditionnel ?
Il n’y a pas d’apport supplémentaire du jeu sérieux par rapport à une séquence pédagogique sur le plan de la connaissance historique pure. Les modules associent un jeu sérieux et une série d’exercices. Chaque module comprend un jeu sérieux qui est construit autour d’une notion clé du programme : la violence de guerre et la tranchée pour le premier module par exemple. Des exercices complémentaires au jeu sérieux, intégrés dans le logiciel, fondés presque exclusivement sur le principe d’association, permettent aux apprenants de découvrir des documents ou bien de mémoriser des repères historiques. Un tiers, enseignant ou élève tuteur, peut modifier les documents ou les repères voire éditer des questionnaires, des textes à trous ou autres exercices en utilisant une interface utilisateur de type « back office ».
Quelle trace gardent les élèves ?
En l’état, le jeu History Games est encore un prototype voire un outil de recherche. L’hypothèse est double. Premièrement le jeu sérieux permettrait de faciliter la compréhension d’une notion historique complexe, comme la violence de guerre, en apportant un contexte virtuel riche et interactif, qui serait complémentaire de l’étude d’un corpus de sources primaires ou secondaires. Les récits d’Henri Barbusse peuvent stimuler l’imagination des élèves, stimulation propice à l’analyse historique, cependant, incarner un avatar dans la tranchée, confronté à la peur, la souffrance, la folie, la mort, le deuil, représente un autre type de stimulation dont la plus-value cognitive ne doit pas être sous-évaluée. Certains partis-pris muséographiques sont fondés sur la même hypothèse lorsqu’ils proposent aux visiteurs des reconstitutions à la fois visuelle, olfactive et sonore. Difficile d’oublier l’odeur d’huile de moteur qui dégouline sur le char à l’entrée du musée de la Terreur à Budapest. Deuxièmement le jeu sérieux permettrait de développer l’appétence des élèves pour les problématiques historiques enfermées en son cœur ou connexes. C’est pour cela que dans chaque module d’History Games, la partie jouée est associée à des exercices. Après avoir expérimentée la brièveté de l’espérance de vie d’un soldat dans une tranchée, l’élève est par exemple invité à trier des documents en les associant à une notion dominante parmi deux notions aux rapports complexes : violence de guerre et propagande.
Est-ce la fin du professeur ou a-t-il encore une place ?
Le passage au numérique n’est pas au cœur de cette interrogation. C’est l’interactivité qui pose question. Parce qu’une ressource pédagogique est interactive et propose un retour, « feedback » à l’élève, on a tendance à penser que le rôle du professeur s’en trouve bouleversé. Or il n’en est rien. Des simulateurs informatiques sont utilisés depuis plus d’une trentaine d’années par bon nombre d’enseignants sans que cette question soit posée de manière aussi aigue qu’avec le jeu sérieux. La question fondamentale est celle du modèle économique et le jeu sérieux hérite ici par atavisme du ludo-éducatif. Certains producteurs tentent de contourner le risque de pénétration de leur produit sur le marché de l’éducation à l’adressant au marché du parascolaire, en mettant de fait le rôle de l’enseignant entre parenthèse, or la plupart de ces produits bâtards sont des échecs commerciaux. En plus de tenter de s’adresser à la fois aux enseignants et aux élèves, une gageure comme nous le rappelle ce drôle d’objet qu’est le manuel scolaire, ils tentent de s’adresser aux parents d’élèves, ce qui ne fait que compliquer l’équation jusqu’à la rendre insoluble. On peut renverser la question, en disant que si le jeu sérieux ne laisse pas de place à l’enseignant alors le jeu sérieux n’a pas sa place dans le système éducatif tel que nous le connaissons aujourd’hui. Dans History Games, la partie exercice permet à l’enseignant d’éditer ses propres exercices. Dans de nombreux jeux sérieux pensés pour la formation initiale, des fonctions spécifiques permettent à l’enseignant de modifier l’expérience de jeu pour la rapprocher de ses objectifs pédagogiques tout en intégrant la problématique de l’évaluation.
Le jeu propose t-il un apport également sur le plan méthodologique ?
History Games n’a pas été pensé dans l’optique de favoriser le développement de compétences chez l’apprenant. Ce sont les connaissances qui ont été ciblées, notamment les notions clés telles qu’elles sont stipulées dans les programmes officiels. Cependant connaissances et compétences étant liées, pour effectuer certaines actions dans les jeux sérieux ou dans les exercices, des compétences doivent être mises en œuvre. Le repérage chronologique, la lecture et la compréhension d’une source historique, image ou texte, font partie des compétences mobilisées de manière récurrente dans le jeu et les exercices d’History Games.
Aide-t-il les élèves à conceptualiser leurs connaissances, par exemple par un exercice d’expression ?
Le but d’History Games était de fournir des retours immédiats au joueur afin qu’il puisse profiter du logiciel en autonomie dans un premier temps, avant de confronter son expérience de jeu, et ses résultats aux exercices, avec ses camarades et ses enseignants. L’évaluation de la pertinence d’un texte écrit par un apprenant demande la mobilisation d’une intelligence, dès qu’il s’agit de sortir du principe d’association. Par conséquent nous avions besoin d’une intelligence artificielle capable d’évaluer la pertinence du texte pour savoir si l’apprenant avait compris l’épreuve à laquelle il était confronté, et s’il avait bien tenté de la surmonter, ou à défaut d’intelligence artificielle, un dispositif technique était nécessaire pour convoquer un tuteur humain. Dans le cadre du projet nous n’avions pas les budgets nécessaires pour pratiquer cette évaluation de manière synchrone, un palliatif asynchrone aurait pu rendre fastidieuse l’expérience de jeu. Donc nous n’avons pas conçu d’exercices basés sur l’évaluation d’un texte écrit par l’apprenant. Cependant un journal a été défini pour permettre au joueur de rassembler des éléments collectés durant l’expérience de jeu : mais ces tâches d’écriture n’ont pas véritablement d’ambitions analytiques ou argumentatives.
Le jeu est déclaré « en test » sur son site. Où en sont le déploiement et les usages ?
Les tests sont effectués par la société Interaction sur la commune d’Elancourt. Je n’ai pas eu accès aux résultats mais j’ai pu discuter avec Jérôme Leleu, propriétaire de la société Interaction, qui a développé le jeu, et qui m’a confirmé que l’apport pédagogique avait été souligné par certains enseignants. Cependant des questions didactiques ont été soulevées en rapport avec la tranchée et la violence de guerre : les limites de la simulation et la volonté de s’adresser à un jeune public obligent à faire des concessions dans l’illustration par un jeu vidéo de notions qui peuvent et doivent choquer. Le détour littéraire, symbolique ou métaphorique étant une forme d’abstraction que nous n’avons pas voulu mobiliser pour faciliter l’accessibilité des notions présentes au cœur du jeu sérieux, le thème de la tranchée durant la Première Guerre Mondiale s’est révélé être un terrain de jeu difficile. Par contre, ce fut véritablement un champ de bataille où s’affrontèrent enseignants et game designers. Peut-être que d’autres points du programme seraient plus propices au développement des prochains modules comme par exemple la guerre froide qui a l’avantage d’être moins crue lorsqu’elle est abordée par l’angle géostratégique à l’échelle globale. Des jeux sérieux ont déjà abordé la crise de Cuba notamment.
A-t-il une chance d’arriver dans le commerce ?
A ma connaissance, seul le premier module, qui n’a pas vocation à être commercialisé seul, a été développé. Il semble que le projet soit en pause après une phase de test afin de traiter le retour des enseignants. Il me semble que le modèle économique n’a pas été établi car de toutes manières il était question d’en assurer la fourniture gracieuse aux enseignants souhaitant l’utiliser.
Comment le situez-vous dans l’offre actuelle de jeux historiques ?
Selon moi, ses deux avantages sont d’être compatibles avec le programme scolaire et de laisser la possibilité aux enseignants, dans sa partie exercice, d’éditer une partie de la ressource en associant les textes et documents qu’ils jugeraient pertinents de mettre en relation avec la partie jeu sérieux. L’interface joueur est opérationnelle (mini-jeux, trophées, scores, journal), si l’interface éditeur d’exercices fonctionne pour les enseignants, alors il suffit de développer les jeux sérieux associés aux notions historiques que l’on souhaite introduire auprès des élèves. Le premier module sur la Grande Guerre a été développé il y a plus d’un an aujourd’hui : ce peut être le premier d’une longue série.
Propos recueillis par François Jarraud
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