Par François Jarraud
Donnons raison à Luc Chatel : « le fait même que l’éducation nationale organise ce colloque est un événement » a-t-il déclaré en clôturant les Journées de l’innovation. Chassée du ministère depuis la démission du Conseil national de l’innovation pour la réussite scolaire en 2002, l’innovation était à la fête mercredi 1er juin. On retiendra de cette journée les sourires des enseignants innovants invités, le fort encouragement donné par l’institution à l’innovation et la maigreur des annonces. Mais c’est normal : l’innovation rue de Grenelle, justement, c’est tout nouveau.
Les sourires des enseignants innovants. Quand le ministère organise des Journées de l’innovation , il les conçoit à sa façon. Dans un lieu prestigieux, l’Unesco. Mais avec deux espaces nettement séparés par un no man’s land. D’un coté les officiels, le colloque , la tribune ministérielle. De l’autre, les enseignants innovants. D’un coté l’Innovation. De l’autre l’innovation pédagogique. Mais ne boudons pas notre plaisir. Reconnaissons que le ministre est venu saluer la vingtaine de projets pédagogiques innovants invités aux Journées. Une bonne partie d’entre eux sont bien connus de nos lecteurs qui les ont découverts lors des Forums des enseignants innovants que le Café organise chaque année. Robert Delord, Amandine Terrier et Bertrand Formet, représentaient les deux grands prix du Forum de Lyon, décernés le 21 mai 2011. Face à eux l’équipe de l’Adel, récompensée l’an dernier à Dax. A coté il y a celle de « la gastronomie moléculaire », un autre projet présenté à Lyon, ou encore Damien Lebègue, pour Sokletis, que nous avions tant admiré à Roubaix. Le ministère avait encore invité une équipe du micro-lycée de Sénart pour sa lutte contre le décrochage, le collège Jean Zay de Bondy qui présentait sa « sixième viaduc », un dispositif qui facilite le passage de l’école au collège, le projet intergénérationnel d’un réseau d’écoles de Paris, le collège Jacques Prévert de Mimizan qui veut être « un collège sans punition » et encore d’autres projets parfois illustrant les dispositifs officiels.
Un fort soutien institutionnel. « L’innovation est le moteur de la politique éducative que je mène à la tête de ce ministère ». Luc Chatel a conclu les Journées comme Jean-Michel Blanquer, directeur général de l’enseignement scolaire, les avait ouvertes. « Le ministère s’engage pleinement dans l’innovation » a-t-il lancé en inaugurant le colloque. « Grâce à l’innovation on doit dépasser les querelles anciennes entre traditionnels et modernistes pour faire comprendre l’enjeu : que tous les élèves bénéficient de la transmission du savoir dans une exigence d’égalité ». JM Blanquer s’est adressé de façon non équivoque aux enseignants. « Le message de l’institution est clair : innovez, proposez, faites preuve de créativité ». Il a souligné les progrès des innovations estimant qu’il est « important que la politique publique soit mieux fondée sur les sciences » et relevant que le nombre d’expérimentations avait été multiplié par quatre depuis 2006. Le ministère recenserait 1930 innovations.
Luc Chatel a appelé lui aussi « à faire passer le message aux enseignants qui eux-mêmes sont des innovateurs », reconnaissant que « ce terreau est trop souvent frappé de suspicion ». Il a souligné le fait que l’innovation serait le thème du rapport annuel que le Haut Conseil de l’Education remettrait à la rentrée 2011.
Des annonces trop modestes. Luc Chatel a annoncé l’extension de plusieurs dispositifs officiels. C’est le cas du programme PARLER de prévention de l’illettrisme : il devrait passer de 44 à 150 classes. L’enseignement intégré des sciences et de la technologie en 6ème et 5ème est étendu à 400 collèges. Les ERS, présentés par le ministre comme des dispositifs de réinsertion scolaire, devraient passer de 11 à 20, pour 400 élèves (il y a entre 100 000 et 150 000 décrocheurs chaque année !). Pour Luc Chatel le dispositif « cours le matin sport l’après-midi » est aussi innovant et devrait toucher 250 établissements. Le ministre a aussi mentionné le dispositif Eclair. Rien de tout cela n’est à l’échelle des besoins du système éducatif.
Recherche et innovation. Il revenait à Jean-Louis Durpaire, inspecteur général, d’animer une table ronde où siégeaient François Taddei, directeur de recherche de l’Inserm, Stephan Vincent-Lancrin, CERI OCDE, François de Jouvenel de Futuribles et Marie Richard, maire de La Ferté-sous-Jouarre. Il leur a demandé quel changement leur semblait le plus important à réaliser dans l’éducation nationale : changer le statut de l’erreur, a répondu F Taddei. Supprimer la moyenne , a proposé S Vincent-Lancrin. Libérer els enseignnats de terrain a proposé F de Jouvenel.
Quand l’établissement expérimente. La seconde table ronde, animée par Bénédicte Robert, chef du département recherche-développement, innovation et expérimentation (DGESCO) et organisatrice des Journées, a associé des chefs d’établissement, des financeurs de projets (Total représenté par Catherine Ferrant et le Fonds d’expérimentation pour la jeunesse avec Yann Dyèvre) et un chercheur, Jean-Marie de Ketele. JM de Ketele a pu montrer les conditions de l’expérimentation : avoir le soutien de sa hiérarchie, être soutenu de l’extérieur de l’établissement, être associé à une recherche, pratiquer la pédagogie d eprojet et croire en l’éducabilité des élèves. C’est une valeur que n’aurait pas renié Laurent Luchini, principal du collège Belle-de-Mai à Marseille qui a montré l’importance de la confiance à l’intérieur de l’établissement. Dominique Schnitzler, proviseur du lycée Felix Mayer à Creutzwald, a remarquablement montré comment la pédagogie de projet peut donner du sens à la réforme du lycée. Suivi par une équipe universitaire, soutenu par Total, le projet de l’établissement s’est traduit au bout de 4 ans par une belle moisson au bac. On savait que les écoles innovantes Freinet , évaluées dans le Nord par Y Reuter, étaient efficaces. La démonstration est faite à Creutzwald également.
Le numérique et l’innovation. Animée par Gilles Braun, expert Dgesco, illustrée par le cours de Jackie Pouzin, la table ronde a donné la parole à Michel Hagnerelle , inspection générale, et Pierre Moeglin (Paris 13).Celui-ci a surtout souligné les obstacles que rencontre le numérique pour s’installer à l’école. Pour lui, « à l’échelle de l’enseignant dans sa classe, les progrès du numérique sont insensibles, alors qu’à l’échelle de l’établissement il y a une grande différence ». Le numérique poserait des questions difficiles à l’école. « Comment demander aux enseignants de prolonger la pédagogie hors de la classe sans redéfinir leur rémunération ? Comment attendre des apprenants de nouvelles manières d’apprendre si les référentiels et les examens demeurent inchangés ? » C’est un changement de paradigme qu’a illustré Michel Hagnerelle, chargé de mission sur l’expérimentation du manuel numérique. Pour lui le manuel numérique pose la question de ce qu’est un manuel (numérisé ? interactif ? enrichi ?), de son usage (pour qui est-il fait : pour l’élève ou le professeur ?) , de son modèle économique, de sa diffusion (le manuel est lié à son accès par l’ENT).
Le banquier et le philosophe. Drôle d’atmosphère lors de la dernière table ronde qui accueillait les hôtes les plus prestigieux. A coté de Pierre Mairesse, directeur de l’éducation à la Commission européenne, de Claudie Haigneré, présidente d’Universcience, Jean-Michel Blanquer devait arbitrer entre Edgar Morin et Michel Pébereau, pas seulement président de la BNP et membre du HCE mais aussi très proche du pouvoir. Pour ce dernier , l’innovation « clé du développement » de l’Europe doit affronter la question des sorties sans qualification (environ 15% des jeunes). Un souci partagé par P Mairesse qui souligne que la lutte contre le décrochage est traitée par la Commission au même niveau que les économies d’énergie. La différence est dans les leviers pour l’innovation. Pour M Pébereau, le levier c’est l’autonomie des établissements. Edgar Morin a souligné le cloisonnement des connaissances dans l’enseignement scolaires et appelé à une vision systémique. Ses leviers sont différents : « apprendre à affronter l’incertitude » , parce que l’école, comme la dit Rousseau veut « enseigner à vivre ». Egalement « enseigner la compréhension d’autrui ».
En quittant les Journées, je pensais à cette réflexion et aux inspecteurs qui avaient interdit à quelques enseignants innovants de venir au Forum de Lyon, au proviseur qui a interdit à une enseignante innovante de mentionner le nom de son établissement. On aurait du les inviter…
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