Comment expliquer, au moment de la parution du troisième volume du manuel d’histoire franco-allemand couvrant l’Antiquité à la chute de Napoléon, le peu d’écho rencontré par ces manuels auprès des enseignants ? Est-ce seulement, comme l’indique le journal Le Monde [1] un symbole de l’évolution des rapports franco-allemands ?
Pour rappel, le projet de ce manuel d’histoire commun est né en 2003 à l’initiative du président français Jacques Chirac et du chancelier allemand Gerhard Schröder alors que ceux-ci sont réunis à Berlin pour célébrer les 40 ans du traité de l’Elysée. [2] Initié par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, ce traité se fixait des objectifs d’une coopération accrue entre l’Allemagne et la France dans les domaines des relations internationales, de la défense et de l’éducation.
Dès le début, l’entreprise est loin d’être évidente, notamment parce qu’en Allemagne, les programmes dépendent des seize Etats-régions et qu’en France l’histoire est enseignée avec la géographie alors qu’en Allemagne elle l’est plutôt avec la philosophie ou la littérature. Néanmoins, les Landers acceptent de modifier leur programme d’histoire pour y intégrer le futur manuel commun.
La commission qui planche à sa réalisation adopte finalement les principes suivants:
• le manuel sera identique : ce doit être un livre franco-allemand d’histoire et non un manuel d’histoire franco-allemande;
• il comportera trois volumes (L’Europe et le monde depuis 1945; 1815-1945; de l’Antiquité à la Chute de Napoléon)
• il mettra l’accent sur l’histoire européenne;
• il favorisera le travail personnel des élèves et
• il mettra « en valeur le comparatisme, les transferts, les spécificités de perception, d’interprétation et d’appropriation ainsi que les différences de terminologie. » [3]
En 2006, le premier volume de la collection paraît. Il est consacré à l’Europe et le monde depuis 1945. L’accueil médiatique est bon à très bon. Néanmoins, les deux premiers volumes ne seront vendus qu’à 40’000 exemplaires seulement dans chaque pays, bien loin du seuil des 100’000 considéré comme un succès et l’éditeur Nathan n’imprimera le troisième volume qu’à 7 000 exemplaires.
Au contraire des médias, certaines critiques ont immédiatement été émises dès 2006 dans les milieux enseignants et syndicaux. Ainsi, tout en proposant un compte rendu nuancé et dans l’ensemble assez nettement positif de ce manuel, la revue Historiens & Géographes, craint-elle une tentation éventuelle des pouvoirs publics d’en faire à terme un manuel quasi obligatoire, vecteur d’une historiographie en quelque sorte officielle, portant ainsi atteinte à la liberté pédagogique et au pluralisme intellectuel et éditorial. [4] D’autres, à l’exemple du SNES, y voyaient le cheval de Troie du libéralisme ou la préfiguration d’un manuel d’histoire sous la houlette, forcément mauvaise, de l’Union européenne.
Si, pour Raphaël Bitton, l’analyse du manuel par le SNES était superficielle et plus politique que pédagogique, « on aurait tort cependant de minimiser l’impact de ce jugement auprès des équipes de professeurs, qui en définitive choisissent d’adopter ou non le nouveau manuel. » [5]
Par ailleurs, les démarches pédagogiques sont inspirées des démarches en cours en Allemagne où les professeurs organisent notamment des débats et des «jeux de rôles». C’est ainsi que l’auteur allemand du manuel franco-allemand propose l’exercice suivant:
« La ville de Nuremberg souhaite faire poser une plaque sur son Palais de justice et vous charge de sa rédaction. Rédigez un texte qui informe les visiteurs de l’importance de ce lieu et de la portée historique du procès de Nuremberg. » [6]
Pour sa part, Renaud Quillet met lui aussi en évidence des activités ou exercices perturbants pour un enseignant d’histoire français:
« Les lycéens sont ainsi entre autres appelés successivement à proposer une réforme du Conseil de Sécurité de l’ONU «adaptée à notre époque», formuler un jugement moral sur la Shoah, discuter les idées de Sartre sur la littérature engagée, déterminer si les droits de l’Homme sont une valeur occidentale ou universelle, […]. » [7]
Pour Renaud Quillet, ces démarches didactiques avaient de quoi mettre à mal, voire de choquer, les habitudes des enseignants français de Terminales et donc de les inciter à ne pas retenir ce manuel pour leurs classes.
Autant dire qu’avant même la « rupture » de Nicolas Sarkozy et sa réforme des lycées en France avec la suppression de l’histoire obligatoire en Terminale S, le succès du manuel franco-allemand était largement hypothéqué, car chacun l’a instrumentalisé à ses propres fins. Cependant, si les problèmes rencontrés dépassent largement le contexte des relations franco-allemandes et de la construction européennes, l’histoire de ce manuel illustre aussi à quel point les manuels d’histoire restent un enjeu politique important. Il marque néanmoins une étape significative et intéressante des travaux menés dès l’entre-deux-guerres pour une pacification des enseignements nationaux [8] et répond à l’appel lancé en 1928 déjà par Marc Bloch au Congrès international des sciences historiques d’Oslo
« Cessons de nous causer d’histoire nationale à histoire nationale sans nous comprendre. » [9]
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Notes
[1] Malheureux manuel franco-allemand… Le Monde, 23.05.2011 (http://bit.ly/l510eC)
[2] http://fr.wikipedia.org/wiki/Traité_de_l’Élysée
[3] Etienne François (2007). Le manuel franco-allemand d’histoire. In Revue Vingtième siècle, n°94 avril-juin (http://bit.ly/jQdR0b)
[4] Historiens & Géographes, n° 395, juillet-août 2006, pp. 17-19 et 379-380. Cité par Renaud Quillet. Le manuel d’histoire franco-allemand de terminale : une approche critique. In Skhole.fr (http://bit.ly/ii6yn1)
[5] Propos rapportés par Raphaël Bitton (2007) Le manuel franco-allemand à l’épreuve de la classe. In Histoire@Politique, 2/2007 (www.cairn.info/revue-histoire-politique-2007-2-page-10.htm).
[6] Guillaume Le Quintrec (2007) Le manuel franco-allemand : une écriture commune de l’histoire. In Histoire@Politique, 2/2007 (http://bit.ly/iSDYJx)
[7] Renaud Quillet. Le manuel d’histoire franco-allemand de terminale : une approche critique. In Skhole.fr (http://bit.ly/ii6yn1)
[8] Concernant les manuels d’histoire et leur enjeu politique comme pour une présentation des travaux menés depuis l’entre-deux-guerres autour de ceux-ci, voir Guillaume Le Quintrec, cf note 6.
[9] Pierre Monnet (2006). Un manuel d’histoire franco-allemand. In Revue historique, 2/2006 (n° 638), p. 409-422. (www.cairn.info/revue-historique-2006-2-page-409.htm)
Adresse de l’image