Table-ronde : « les mots pour le dire, une arme redoutable pour faire accepter les glissements sémantiques »
« On passe des RAR aux ECLAIR. Parle-t-on toujours de la même chose ? Derrière les mots, comment garder l’esprit ? » demande Elisabeth Bisot, inspectrice d’académie. Les questions assignées à la table-ronde ne sont pas minces… Ruptures ou continuité ?
Pour Jean-Claude Emin, ex-responsable de la DEPP, on arrive à une période où les évolutions sont nettes, comme en témoignent les nouvelles décisions sur l’évaluation : « on n’est pas loin de revenir à la période où on résonnait à partir des dons. L’usage irraisonné du mot « talents » dans les textes officiels, le centrage sur les évaluations-bilans en lieu et place des diagnostics, le passage de « l’école pour tous » à « une école pour chacun » sert de fond à une politique individualisante, visant à la fois à exfiltrer les « bons élèves » des zones difficiles et à enfermer les déviants et les pauvres ». Cette politique est de plus en plus « avouée » dans les termes employés: la « lutte contre la violence » remplace la lutte contre l’échec scolaire ou les inégalités, le « hors la classe » remplace le scolaire, la formation disparaît, l’organisation du travail est piétinée…
Alain Boquet, secrétaire nationale de l’ANDEV, entend parler du point de vue des collectivités territoriales. « L’ANDEV défend à la fois le respect du caractère national de l’éducation et une exigence forte sur la qualité du service public ». Selon lui, souvent, dans les dix dernières années, on a donné de mauvaises réponses à de bonnes questions : les rythmes, le socle commun… « La gestion des ressources humaines dans l’Education nationale est une bonne question ». Mais un train peut en cacher un autre : ça fait longtemps qu’on sait que l’individu n’existe pas indépendamment du groupe auquel il appartient… « Faute de projet explicite et partagé dans la Nation, faute des moyens disponibles à utiliser dans les expérimentations accompagnées », on en reste à des idées toutes faites, selon lesquelles le privé travaillerait mieux que le privé… « On traite l’écume, mais la mer de la difficulté scolaire et des inégalités est toujours là… Il ne suffit pas de résister, il faut transformer… »
Luc Cédelle, journaliste éducation au Monde, demande de ne pas céder à la « surinterpréation qui vise à tirer des conclusions définitives à partir d’indices partiels ». Est-on en train de basculer vers une politique de repérage des insuffisances des individus à qui on imputerait la responsabilité de leurs incapacités, au nom de laquelle il faudrait arrêter de distribuer de l’argent à des dispositifs inefficaces ? « Après tout, Luc Chatel ne fait que reprendre les propos de Ségolène Royal lorsqu’elle demandait de construire, elle aussi, le « collège pour chacun ».
Continuité ou ruptures ? Une différence paraît essentielle au journaliste : le culte de l’opacité soigneusement organisée : « Quand les dispositifs se complexifient, on multiplie les sigles, on supprime les continuités, on pratique la guérilla sémantique pour que personne ne puisse s’y retrouver, on est dans une politique d’obscurcissement de politique éducative. A qui profite le crime ? ». L’idéal ne serait-il pas de conjuguer les trois approches qui ont pu structurer les différentes époques de l’éducation prioritaire : territoriales, d’établissement et individualisantes…
Malheureusement, le pilotage du système éducatif lui semble désormais dans une logique « d’expérimentations auto-généralisables » qui relèvent à tout le moins d’une faute de logique… On communique, mais sur le terrain, rien ne change vraiment : « on ne voit pas pourquoi les enseignants se précipiteraient pour être embauchés par le chef d’établissement ECLAIR ». Il conclut par une boutade : « j’ai cru, lorsque j’ai rencontré l’OZP, qu’il s’agissait d’un observatoire public chargé de faire des rapports annuels pour suivre les résultats des politiques. Quand j’ai compris que c’était une association, je me suis rendu compte que les pouvoirs publics n’étaient en capacité de suivre le réel de l’impact de leur politique.»
De la salle, Nicolas Renard revendique la prise en charge du « décrochage » en partenariat dans le domaine extra-scolaire. « Mais le collège a-t-il renoncé aux filières et aux ambiguïtés de la réforme Haby ? » demande Didier Bargas, IGAENR. Un professeur témoigne de la dérive du passage de RAR à ECLAIR : « on considère qu’on va régler le problème de l’Ecole en partant du comportement, alors que c’est l’instruction qui est importante. Avec les baisses de moyens, nous demande-t-on de faire garderie au lieu d’instruire ? »
Quels critères pour une nouvelle carte de l’Education Prioritaire ?
A cette nouvelle question, qui traverse depuis longtemps l’OZP, J.C. Emin est catégorique : « Il faut penser l’Ecole et la ville en même temps, et concentrer les moyens sur 5% du système éducatif. Le pilotage national ne peut remplacer le défaut de pilotage local : à ne faire que piloter la carte, quand pilote-t-on la politique éducative de ces territoires ? ». « Mais quand un projet local existe, encore faut-il que tous les acteurs y participent, corrige Alain Boquet, de l’ANDEV. Pour l’instant, ce n’est pas toujours le cas… »
De la salle, on abonde et on s’agace : « On est en train de supprimer les postes et les décharges de ceux qui font les liens, les secrétaires de RRS (ex-coordonnateurs ZEP). Sans poste, inutile de se demander si le travail réel et les projets vont disparaître »
« Il ne suffit pas de faire des lois, il faut suivre sur le terrain, souligne un directeur d’école de Nanterre. En France, on est fort sur le droit, moins sur le suivi du réel. Si on veut que l’éducation prioritaire fonctionne, il faut que tout le monde travaille ensemble, et que les métiers communiquent. On ne pourra pas avancer dans la réussite des enfants sans faire travailler les gens ensemble. On n’utilise plus le mot « communauté éducative ». Les mots on un sens, dans la République ».
Une participante anonyme illustre avec une image. Toujours le poids des mots : « Dans notre zone, le mot même de « réseau » avait fini par être partagé entre acteurs de différentes origines. A force de changer les mots, personne ne se reconnaît plus dans rien, y compris dans les relations entre partenaires de terrain… »