Spécialiste de la didactique des mathématiques, Rémi Brissiaud analyse et critique les évaluations en fin de maternelle. Il y met en évidence une conception de l’apprentissage du comptage inappropriée au regard de la littérature scientifique sur ce sujet, et aggravée par certaines particularités de notre langue. Selon lui, cette persistance à ignorer les apports récents de la recherche est à mettre en corrélation avec la baisse des performances en calcul observée depuis 1987 : les principes pédagogiques qui guident les évaluations actuelles devraient donc être révisés d’urgence, afin de ne pas faire encore empirer la situation.
Vous êtes critique envers le document d’aide à l’évaluation en fin de maternelle que le ministère a mis en ligne sur le site eduscol [1]. Pourquoi ne convient-il pas ?
Pour rédiger ce document, le ministère s’est évidemment adressé à des pédagogues. De façon générale, la mise au point d’une épreuve d’évaluation dépend de la façon dont on conçoit le progrès des élèves. Or, on peut s’interroger sur la conception du progrès qui est celle des rédacteurs. En effet, lorsqu’un élève échoue à dénombrer une collection en comptant ses éléments, ils recommandent de lui rappeler les critères d’un « bon comptage ». Ils insistent notamment sur le fait que : « il importe que les élèves pratiquent rigoureusement la correspondance terme à terme entre un nombre dit et un élément ».
À l’origine de cette recommandation, il y a les travaux d’une psychologue américaine, Rochel Gelman[2]. Vers 1980, elle défendait l’idée que les enfants comprennent de manière innée ce qu’elle appelait les « principes du comptage ». En fait, ces « principes » ne sont rien d’autre que des « règles du bien compter » : il faut respecter l’ordre des noms de nombres (un, deux, trois, quatre…), il faut réaliser une correspondance terme à terme entre les noms de nombre et les éléments, il faut fournir comme réponse le dernier mot prononcé lors du comptage (si j’ai compté : « un, deux, trois, quatre, cinq », le nombre est « cinq »). La théorie de Rochel Gelman a d’emblée été très critiquée[3]. Aujourd’hui, la liste des faits expérimentaux qui invalident cette théorie est impressionnante[4]. Et pourtant, les pédagogues travaillant avec le ministère continuent de préconiser que l’enseignement du comptage se fasse conformément aux « principes » de Gelman. On trouve cette recommandation dans pratiquement tous les documents que le ministère diffuse.
Cette façon d’enseigner le comptage semble de bon sens. Pourquoi faudrait-il y renoncer ?
La règle qui pose le plus de problème est celle sur laquelle le ministère insiste tant : le respect de la correspondance terme à terme entre « nombres dits » et éléments. En effet, on devrait parler d’une règle du « mal compter » plutôt que d’une règle du « bien compter ». Lorsqu’on enseigne le comptage ainsi, en insistant sur la correspondance 1 mot – 1 élément, on conduit l’enfant à concevoir les éléments successivement pointés comme « le un, le deux, le trois, le quatre… ». Les mots prononcés sont alors des sortes de numéros renvoyant chacun à un élément et un seul. Or, il faudrait que l’enfant comprenne que ces mêmes mots sont d’authentiques noms de nombres, c’est-à-dire des mots qui désignent des pluralités : « deux, c’est un et encore un » ; « trois, c’est un, un et encore un » ou bien : « trois, c’est deux et encore un »… Enseigner le comptage en insistant sur la règle de correspondance 1 mot – 1 élément, c’est enseigner un « comptage-numérotage »[5] et cela éloigne les élèves les plus fragiles d’une authentique compréhension des nombres. Les pédagogues anciens, ceux d’avant la réforme des mathématiques modernes (1970), soulignaient d’ailleurs que cette sorte de comptage est souvent « mécanique » ; c’est la raison pour laquelle ils étaient méfiants vis-à-vis de l’enseignement du comptage.
Comment reconnaît-on que le comptage d’un enfant est « mécanique » ?
En proposant des tâches variées. Ainsi, dans une recherche récemment menée aux USA[6], plus d’un tiers des enfants qui réussissent la tâche : « Combien y a-t-il de jetons ? » avec 10 jetons, échouent à la tâche : « Donne-moi 5 jetons ». Cette différence de performances est surprenante : les enfants semblent comprendre les 10 premiers nombres dans le contexte de la première tâche et ne pas comprendre les 5 premiers nombres dans celui de la seconde ! Elle s’explique du fait que la première tâche est surentraînée. Certains enfants arrivent à s’y comporter de la manière attendue mais ce comportement est obtenu à force de rappels des règles du « bien compter ». L’enfant apprend à faire ce qu’on lui dit de faire, sans en comprendre les raisons. Les résultats de cette recherche sont d’autant plus inquiétants qu’ils ont été obtenus aux USA et que, lorsque les pratiques pédagogiques sont les mêmes, la fréquence du comptage mécanique est plus grande dans un pays francophone que dans un pays anglophone.
Pourquoi l’usage de la langue française augmenterait-il la fréquence du comptage mécanique ?
Les recherches ont montré que sans compréhension des 3 – 4 premiers nombres, un enfant peut apprendre à compter mais que son comptage ne peut être que mécanique[7]. Or il est plus difficile pour un enfant francophone que pour un enfants anglophone de comprendre ces 3 – 4 premiers nombres. D’abord parce que le pluriel des noms n’est pas marqué dans l’oral de la langue française. Topaze ne parle pas correctement lorsqu’il dicte : « des moutonsss » à ses élèves pour qu’ils orthographient correctement ce mot. En revanche, en anglais, le « s » terminal s’entend. On dit : « three cats », « several cats ». Cela aide les enfants anglophones à découvrir que les adjectifs numéraux comme « three » désignent des pluralités. Par ailleurs, pour qu’un enfant comprenne le nombre 3, on peut évidemment lui définir explicitement ce nombre sous la forme : « un, un et encore un » ou bien : « deux et encore un ». Cependant, en français, ces expressions sont plus difficiles à comprendre qu’en anglais parce que le mot « un » est polysémique. À l’école maternelle, un grand nombre d’incompréhensions résultent du fait que dans l’expression « un chat », le mot « un » est tantôt un article indéfini, tantôt un adjectif numéral. L’anglais, lui, dispose de deux mots : « a cat » et « one cat ». En français, la signification numérique du mot « un » (un et un seul) est obscurcie par son autre signification. Cela fait obstacle à l’explicitation des 3 – 4 premiers nombres et, donc, à leur compréhension. Rappelons le dernier chaînon de la démonstration : sans compréhension des 3 – 4 premiers nombres, le comptage d’un enfant reste mécanique.
Faudrait-il, à l’école maternelle, recentrer l’enseignement et l’évaluation sur la compréhension des premiers nombres ?
Bien sûr, et cette préconisation vaut également pour le début du CP. Aujourd’hui, dans les documents que le ministère diffuse pour aider à l’évaluation en fin de GS, les élèves sont évalués sur leur compétence à dénombrer des collections jusqu’à 30. Ils doivent même savoir écrire ces nombres alors qu’on est en fin de GS ! Or, prenez n’importe quel manuel de CP publié entre 1945 et 1990, partagez les leçons en deux et vous verrez qu’avant 1990, dans la culture pédagogique française, on n’enseignait jamais les nombres au-delà de 20 avant la mi-CP. Il y avait de très bonnes raisons à cela. Et ceci est vrai qu’il s’agisse de la pédagogie dite « traditionnelle » (entre 1945 et 1970) ou de celle qui, pendant 20 ans, a suivi la réforme des « mathématiques modernes » (entre 1970 et 1990). Certains croient que dans les pays francophones, la méfiance vis-à-vis du comptage aurait commencé vers 1970, avec le mouvement de réforme. C’est inexact. Longtemps auparavant, une célèbre inspectrice générale des écoles maternelles, Mme Herbinière-Lebert, avait même donné son nom à un matériel visant à empêcher le comptage.
Ainsi, dans un premier temps, pédagogues « traditionnels » et « modernes » se rejoignaient-ils dans leur méfiance vis-à-vis du comptage. Ils avaient une culture pédagogique commune très différente de celle des pays anglophones où l’on n’a jamais cessé d’enseigner à compter le plus loin possible, le plus tôt possible. Pour l’école française, tout bascule vers 1990 avec la diffusion des travaux de Rochel Gelman et l’importation de la culture pédagogique des pays anglophones. Il est important de noter que c’est à partir de ce moment que l’école française devient moins performante dans l’enseignement du calcul. En effet, l’étude publiée récemment par la DEPP[8] montre qu’en 1987, c’est-à-dire plus de 15 ans après la réforme des « mathématiques modernes », les écoliers français de CM2 calculaient encore bien. D’après cette étude, c’est entre 1987 et 1999 que les performances en calcul ont fortement décru : chronologiquement, cette baisse de performances suit donc immédiatement le basculement vers la pédagogie des pays anglophones.
Pour expliquer la baisse des performances en calcul, le basculement vers la pédagogie des pays anglophones n’est peut-être pas la seule cause.
Vraisemblablement, mais commençons par prendre au sérieux celle-là parce qu’on dispose de très nombreux arguments qui l’étayent. Par exemple, il faut se rappeler qu’à l’époque « piagétienne » de l’école maternelle (entre 1970 et 1987), il était hors de question d’y enseigner le comptage parce que seules des activités « pré numériques » y étaient tolérées. On plaçait par exemple les élèves face à des blocs plastiques de couleurs, tailles, épaisseurs et formes différentes et ils devaient indiquer tous les blocs qui sont rouges et épais, ceux qui sont de grands triangles, etc. Or, l’étude de la DEPP montre que ces mêmes élèves, arrivés en CM2, calculaient en moyenne… mieux que ceux d’aujourd’hui. Le plus souvent, à l’école, ces élèves n’apprenaient pas à écrire les premiers nombres avant le mois de janvier au CP et, malgré cette entrée tardive dans les apprentissages numériques, ils réussissaient mieux qu’aujourd’hui. D’une manière générale, lorsqu’on enseigne précocement à l’école et qu’il s’avère que, sur le long terme, on est moins efficient, il est important d’essayer de comprendre pourquoi. Le temps consacré à l’enseignement précoce pourrait être mieux investi qu’à compromettre les progrès futurs !
Or, les recherches sur la difficulté grave et durable en mathématiques fournissent les clés de l’énigme. Elles mettent en évidence que les élèves en échec progressent difficilement parce qu’ils restent longtemps enfermés dans l’usage de procédures primitives de comptage[9]. Ainsi, le phénomène précédent s’explique : en retardant les apprentissages numériques, l’école n’enseignait pas le comptage mécanique dont certains élèves se sortent très difficilement. Peut-être n’y a-t-il rien de pire que d’organiser la première rencontre des élèves avec le nombre, au cours d’un rituel : le comptage mécanique. Et d’autres arguments pourraient encore être avancés qui suggèrent que le basculement vers la pédagogie des pays anglophones et la valorisation des pratiques de comptage-numérotage qui s’en est suivi, ont certainement un rôle causal dans la baisse des performances en calcul observée aujourd’hui.
Cela veut-il dire que vous recommandez de ne plus enseigner le comptage à l’école maternelle ?
Non, mais d’une part, il faut l’enseigner plus tardivement que cela se fait généralement. Je me permets d’insister : sans compréhension des 3 – 4 premiers nombres, le comptage d’un enfant ne peut être que mécanique. Dans l’idéal, il faudrait ne l’enseigner que lorsque tous les élèves ont compris les 3 – 4 premiers nombres à travers des dialogues où l’on explicite ces nombres à l’aide de décompositions : « trois, c’est un, un et encore un », etc. D’autre part, il faut enseigner le comptage en insistant non pas sur la correspondance 1 mot – 1 élément, mais sur la correspondance entre chaque mot et l’ensemble des éléments déjà comptés. On peut par exemple compter : « un ; et encore un, deux ; et encore un, trois ; et encore un, quatre… »
En fait, on trouve une réponse développée à votre question dans un petit livre que j’ai rédigé il y a 4 ans face à l’ampleur du phénomène du comptage mécanique dans les écoles maternelles. Il s’intitule « Premiers pas vers les maths »[10] et tous ses droits d’auteurs sont versés à une ONG qui construit des écoles en Afrique et à Madagascar. C’est, à une échelle beaucoup plus modeste, une sorte d’ « Indignez-vous » pédagogique.
Revenons à l’évaluation : en promouvant une épreuve inadaptée, le ministère ne risque-t-il pas d’augmenter encore l’échec en mathématiques?
C’est malheureusement ce qu’il faut craindre. Aujourd’hui, les pratiques pédagogiques restent variées. De nombreux enseignants d’écoles maternelles continuent à considérer qu’il est plus important pour leurs élèves de comprendre les premiers nombres que de savoir écrire les nombres jusqu’à 30. S’ils basculaient vers la pédagogie des pays anglophones, leurs élèves seraient mieux préparés pour réussir l’épreuve d’évaluation que le ministère propose. Pour autant, il ne faudrait pas y voir un progrès dans la lutte contre l’échec scolaire, mais, plus probablement, une régression.
De même, de nombreux enseignants de CP continuent aujourd’hui à considérer l’étude des 20 premiers nombres et des relations entre ces nombres, comme un programme largement suffisant pour la première moitié du CP. Or, dans certains départements, les inspections d’académies ont proposé cette année des épreuves d’évaluation de mi-CP dans lesquelles, dès janvier, les élèves devaient écrire sous la dictée des nombres bien au-delà. Là encore, en utilisant une ligne numérique, comme cela se fait souvent aux USA, il est possible d’entraîner les élèves à cette épreuve mais il est bien établi que cela ne favorise guère leur compréhension du lien entre l’écriture des nombres et le groupement en dizaines et unités[11]. Or c’est cette compréhension qui est cruciale pour l’avenir.
Bref, depuis 2007, le ministère a décidé d’utiliser l’évaluation comme outil de pilotage de la pédagogie dans les établissements. Si l’usage de cet outil a pour conséquence une généralisation du basculement vers la pédagogie des pays anglophones, il ne faut pas être un grand devin pour prédire une baisse supplémentaire des performances. Quand les concepteurs des épreuves d’évaluation n’ont pas une bonne théorie du progrès, le risque que le pilotage par l’évaluation soit source de régression est réel. Cela conduit évidemment à s’interroger : quelles sont les conditions pour qu’une théorie du progrès deviennent consensuelle tout en étant la meilleure qu’on puisse imaginer en l’état des connaissances disponibles ? Vaste question !
Rémi Brissiaud
M. C. de psychologie cognitive à l’Université de Cergy-Pontoise (IUFM de Versailles).
Équipe Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances
Laboratoire Paragraphe (Paris 8)
Liens :
Une évaluation mal conçue ?
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/pages/2009/evacm2_rbrissiaud.aspx
Sur le Café : à propos de l’enseignement des maths au primaire (dossier)
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/calcul_index.aspx
[2] Gelman R. & Gallistel C.R., 1978. The child’s understanding of number. Cambridge: Harvard University Press.
[3] Brissiaud, R. (1989) Compter à l’école maternelle ? Oui, mais… Bulletin de l’Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Public, 367, 31-52.
[4] Le Corre, M. & Carey, S. (2008). Why the verbal counting principles are constructed out of representations of small sets of individuals: A reply to Gallistel. Cognition, 107(2), 650-662.
[5] Brissiaud, R. (1989, 2004) Comment les enfants apprennent à calculer. Paris : Retz
[6] Sarnecka, B.W. & Carey, S. (2008). How counting represents number: What children must learn and when they learn it. Cognition, 108(3), 662-674.
[7] Sarnecka, B.W. & Carey, S. (2008). Ibid
[8] DEPP (2009) Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007. Note d’information 08.38
[9] INSERM (2007) Dyslexie, Dysorthographie, Dyscalculie – Bilan des données scientifiques. Paris : Les éditions Inserm.
[10] Brissiaud R. (2007) Premiers pas vers les maths. Les chemins de la réussite à l’école maternelle. Paris : Retz
[11] Fuson, K. (2009) Avoiding misinterpretations of Piaget and Vygotsky: Mathematical teaching without learning, learning without teaching, or helpful learning-path teaching? Cognitive Development, 24(4), 343-361.