Alors que l’école française célèbre le 10 mai « la Journée de la mémoire de la traite négrière de l’esclavage et de leurs abolition », Benoît Falaize publie, avec S Ledoux, un rapport sur « L’enseignement de l’esclavage, des traites et de leurs abolitions dans l’espace scolaire hexagonal ». L’ouvrage, réalisé dans le cadre de l’ECEHG (Enjeux contemporains de l’enseignement de l’histoire-géographie) de l’INRP, fait le point sur les pratiques en classe et l’évolution des manuels scolaires. C’est l’occasion de faire le point avec lui sur la place de cet enseignement à l’Ecole et, plus globalement, sur les rapports du politique, de la morale et de l’histoire. Trois dames qui n’ont pas forcément le même objectif…
Le 10 mai, l’école française va célébrer la Journée de la mémoire de la traite négrière de l’esclavage et de leurs abolitions. Au regard de votre étude peut-on dire que cet enseignement est réellement entré dans l’école ?
Incontestablement. Qu’il s’agisse des programmes ou des manuels scolaires, le thème est de plus en plus apparent et à tous les cycles de l’enseignement. Le rapport que nous venons de terminer témoigne de cette évolution notable tant pour son inscription dans les programmes de l’école primaire (2002) que dans celui du collège (2008). Par ailleurs, Carine Pousse a montré l’évolution considérable des manuels scolaires dans la prise en compte de ses questions. Il y a bien un « avant 2000 » et un « après 2000 » de ce point de vue.
Pourtant, il convient d’être juste. Si la loi et les débats qui l’ont entouré, dans les années 2000, ont beaucoup fait pour une prise en compte large de cette question d’histoire, cela ne signifie pas qu’elle a toujours été absente à l’école. En menant le travail autour de l’inscription scolaire de cette thématique dans l’école française, nous avons retrouvé bon nombre de manuels scolaires (surtout dans les années 1945-1970) qui accordaient une place significative à l’esclavage. C’est vrai que la « petite Lavisse » (largement antérieure à cette période) était quasi-muette là dessus. Mais pas le Malet et Isaac par exemple. Il est vrai que la vision était une vision très franco-centrée, avec la valorisation du rôle de la France dans l’éradication de l’esclavage en Afrique. D’autres manuels disaient bien les choses pourtant, surtout après-guerre, où la sensibilité à la barbarie était manifestement renforcée par le contexte du post-nazisme.
En revanche, il est vrai que nous avons pu noter un affaissement de la prise en charge scolaire dans les années 70-90, dû aussi au fait que les manuels scolaires changent de forme, en accordant moins de place au récit et plus aux documents. Parfois, dans certaines éditions, sur la question coloniale du règne de Louis XIV par exemple, on passe de 20.000 signes écrits à 2000 à peine ! Du coup, ce ne sont pas que les développements concernant l’esclavage qui passent à la trappe, mais d’autres choses encore. Mais subsiste toujours ou presque dans ces années, au moins la carte inévitable du commerce triangulaire, sorte de pointe émergée de l’iceberg qui pouvait permettre (pour les enseignants le désirant) d’aborder la question en classe. Il n’empêche que cette période, qui correspond au retour mémoriel de toutes une série de questions vives, a laissé l’impression en grande partie justifiée d’une occultation ou d’une lacune de cette question d’histoire.
Là où la loi de 2001, dite Loi Taubira, a été fondamentale, c’est dans le lien qu’elle établit entre la nécessité d’enseignement et les débats de la société française contemporaine où toute une série de thématiques très largement sous-estimées à l’école (colonisation, esclavage, immigration…) émergent. Les échos de cette loi rejailliront largement au moment de la loi de février 2005 sur la colonisation.
Certains aspects de cette histoire vous semblent-ils délaissés en classe ?
Comme tous les sujets très largement oubliés du cursus universitaire, l’esclavage mériterait un sort scolaire mieux adossé à des contenus scientifiques plus précis, ne serait-ce qu’en France avec les travaux récents de Dorigny, Pétré-Grenouilleau, Cottias ou encore Oudin-Bastide. Car les travaux de qualité abondent. La pluralité des traites par exemple, mérite une place renouvelée. La colonisation a l’époque moderne a disparu de nos manuels scolaires avec la politique de Colbert qui la concerne ; elle est différente de la colonisation contemporaine du XIXeme siècle. De même que la mise en perspective des abolitions (1794 et 1848), notamment les liens complexes entre abolitionnisme et démocratisation. Par ailleurs, la résistance des esclaves apparaît peu encore dans le processus d’abolition de 1848. Enfin, la notion même de « commerce triangulaire » risque d’occulter les répercussions internes à chaque région concernée (les Amériques, l’Europe, l’Afrique). Des progrès ont eu lieu sur la complexité de la société esclavagiste en Afrique même. Mais le chemin est encore long pour en faire une histoire en acte partagée.
A l’origine de cet enseignement il y a un combat politique. Enseigner l’esclavage c’est répondre à un besoin social, à un devoir de mémoire ou faire de l’histoire ?
Là, vous posez la question décisive de l’enseignement d’histoire à l’école depuis Jules Ferry. L’histoire a toujours été mobilisée, sollicitée dans un but social. Aujourd’hui, les sujets sensibles qui ont émergés ces dernières années se sont installés (au moins au début) au nom d’un « devoir de mémoire », dont s’écartent progressivement depuis une dizaine d’années les pratiques et les acteurs du système éducatif au bénéfice d’un travail d’histoire. C’est bien l’histoire et son travail qui est valoriser à présent. Reste à doper la formation des maîtres et à inscrire ces sujets dans les universités françaises plus fermement.
De fait que privilégient les enseignants ?
Cette question est très importante car, souvent, le regard que l’on porte sur les questions vives s’attache, dans un rapide tour d’horizon, à ne privilégier que les programmes et les manuels. Les enquêtes menées dans le cadre de l’ex-Inrp nous donnaient cette chance d’observer dans toute leur quotidienneté les pratiques effectives, parfois très éloignées des prescriptions. Si les manuels gagnent d’années en années en qualité du point de vue des contenus scientifiques, les pratiques que nous avons pu recenser avec Sébastien Ledoux, Nathalie François et Sylvie Lalagüe-Dulac semblent être très largement tournées vers une dimension morale. C’est souvent au nom de l’éducation civique que cet enseignement se fait ou se pense. L’histoire de la souffrance est plus mise en avant que la réflexion critique ou historienne. Le souci de rendre compte de ce crime a tendance parfois (pas toujours !) à aveugler la démarche en l’orientant vers une conception moralisatrice, et du coup, limitée de ce que peut nous dire cette période historique. La dimension civique gagnerait à s’adosser plus sur des contenus établis rigoureusement, afin de faire comprendre la complexité historique (et évolutive dans le temps et dans l’espace) de ce drame humain.
Qu’est-ce qui fait la difficulté de cet enseignement ? Ses résonances sociales ou le manque de connaissances ?
Les difficultés sont de deux ordres à mon sens : d’une part le poids constant (et nécessaire sans aucun doute) des problématiques des questions d’aujourd’hui dans l’appréhension de cette histoire : les débats sur la diversité aujourd’hui viennent investir les réflexions explicites ou les intentions implicites des enseignants ; et d’autre part, la maîtrise exacte nécessaire du sujet pour empêcher les anachronismes, les jugements de valeurs ou les simplifications abusives et mutilantes de la complexité historique.
Les écoliers et les collégiens sont-ils à même de saisir la complexité de la question ?
C’est vrai que la dimension morale et l’indignation « naturelle » des enfants peut parfois empêcher de penser les choses dans leur complexité. Mais pourquoi pas ? S’ils sont préservés aussi souvent que possible du jugement au profit de la compréhension comme aurait dit Marc Bloch, leur indignation morale spontanée pourra s’appuyer de façon critique sur des contenus fiables. Faisons confiance aux élèves comme aux enseignants pour transmettre et partager cette histoire de tragédie.
Pour enseigner les questions « chaudes », les professeurs sont souvent amenés à utiliser des pratiques pédagogiques innovantes. Est-ce le cas avec l’esclavage ?
Oui, et nous avons retrouvé les mêmes démarches que pour d’autres sujets dits sensibles comme l’histoire de la Shoah ou de l’Immigration : la pluridisciplinarité est sollicitée plus que pour d’autres sujets réputés « refroidis » ou « froids ». Mais aussi des pratiques innovantes nécessitant un investissement important des équipes éducatives : expositions, théâtre, visites et sorties de classe. Le passage par la littérature reste aussi une manière de rendre compte de ce passé traumatique.
Les enseignants d’histoire-géo sont de plus en plus soumis à des injonctions politiques : Guy Môquet, les enfants de la Shoah, l’esclavage etc; parfois même contradictoires (je pense à la loi de 2005 sur les « bienfaits » de la colonisation). Tout cela est-il en faveur ou préjudiciable à l’enseignement de l’histoire ?
Je crois sincèrement que les choses évoluent. Peut-être fallait-il tous ces débats dans l’école française et autour d’elle pour mieux définir le chemin de l’histoire à l’école. L’école a longtemps chanté le « roman national », en occultant toute une série de questions touchant à la construction de la nation française. Dans le tournant mémoriel qui a agité l’ensemble de la société française depuis les années 1990, tout le monde (politique, secteur associatif mémoriel, associations professionnels de professeurs d’histoire-géographie…) s’est senti en droit de dire ce qu’il fallait faire et dire en classe. Or, comme l’ont toujours dit les plus grands historiens, reste en dernier ressort l’histoire académique elle-même, seule à pouvoir aborder rigoureusement ces questions redoutables, sans être soumis à la focale nécessairement restreinte et contraignante du présent. Traduisons-la en classe, à l’école primaire, au collège, au lycée (général et professionnel) mais aussi à l’Université. Devant l’urgence des questions posées par la société d’aujourd’hui à l’histoire, c’est un impératif civique considérable.
Entretien : François Jarraud
Liens :
Le rapport de B Falaize (et alia)
http://www.comite-memoire-esclavage.fr/IMG/pdf/RAPPORT[…]
Les ressources proposées par la Dgesco :
http://www.eduscol.education.fr/cid55927/ressources-pour-enseigne[…]
Le site pédagogique de EURESCL
http://www.eurescl.eu/pe0984/web/
B Falaize dans le Café : sur la shoah
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/Shoah[…]
Sur l’instruction civique
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/sdp[…]
Sur l’identité nationale et l’école