Par Jean-Michel Le Baut
« Mon métier d’enseignant, c’est d’éveiller les gens à l’inconnu, de leur donner la familiarité, le goût, l’appétit, la gourmandise de ce qui les sort d’eux-mêmes, de leurs pensées … que leur compréhension du monde soit en perpétuel éveil, une perpétuelle contestation de ce qu’ils croient savoir. Et la poésie, de ce point de vue, est un instrument extraordinaire parce que chaque poète me surprend, m’étonne», disait Jean-Pierre Siméon, actuel directeur artistique du Printemps des Poètes, qui se déroule tout au long de ce mois de mars 2011 autour du thème « Infinis paysages ».
Dans cette conférence disponible en ligne, il énonce quelques principes essentiels qui doivent permettre de revitaliser la place de la poésie à l’école pour lui restituer son pouvoir unique de questionnement, de bouleversement, de dévoilement. Il montre en particulier combien certains exercices scolaires traditionnels, la récitation ou bien « l’explication de textes », ont pu figer nos représentations du genre et détourner les élèves de la poésie, combien d’autres pratiques sont possibles et nécessaires, pour peu qu’elles lient des lectures régulières et des écritures variées, pour peu qu’elles favorisent à la fois une appropriation subjective et un partage collectif des œuvres. Dans ce texte à méditer, Jean-Pierre Siméon, qui fut aussi enseignant et est aussi poète, démontre non seulement combien on peut et doit renouveler l’enseignement de la poésie, mais aussi comment la poésie a le pouvoir de modifier en profondeur notre pédagogie de la littérature.
Pour compléter ces réflexions et ces conseils, on lira avec intérêt l’interview ci-jointe de Nathalie Rannou, professeure de lettres, conseillère-relais à la Maison de la Poésie de Rennes. Elle y rend compte de ses nombreuses expériences d’enseignement, d’ateliers de découverte, de concours d’écriture … : « la poésie ne pardonne pas une posture magistrale, basée sur les seules connaissances historiques, prosodiques et formelles. Je sais que certains collègues répugnent à prendre en compte le sensible et le sensoriel, c’est bien dommage ! Ils peuvent alors se rattraper sur le flanc ludique et polysémique des poèmes : le plaisir intellectuel ne nuit pas. »
Enfin, ce dossier serait incomplet si les élèves n’y étaient pas présents pour montrer eux-mêmes combien on peut aborder le texte poétique par des démarches inventives. Ainsi les lycéens du projet i-voix parcourent-ils tout au long de l’année une dizaine de recueils de poésie contemporaine en lien avec l’opération Voix d’Aujourd’hui qu’organise le CDDP du Finistère : sur le blog qu’ils animent, ils font de la poésie en immersion, rendent compte au quotidien de leurs impressions de lecture, parcourent les œuvres en les réécrivant, inventent cette textualité numérique où le texte s’enrichit de liens, d’images, de sons, de vidéos…
Deux créations récentes méritent en particulier l’attention.
Et si les poèmes changeaient d’auteurs ?
Le Café pédagogique a rendu compte du dernier essai de Pierre Bayard : « Et si les livres changeaient d’auteurs ? » Les lycéens d’i-voix ont relevé le défi. Ils ont imaginé que Lorenzo de Médicis, le héros du drame de Musset, avait été un grand poète, plagié par de nombreux auteurs classiques de la poésie française, et ils se sont chargés de dénoncer les impostures de l’histoire littéraire officielle ! « Sous le Ponte Vecchio coule l’Arno / Et mon amour … » : ainsi s’ouvre le premier poème du livre numérique qui recueille leurs créations. A travers ce jeu de rôle et d’écriture, avec un bonheur tout particulier, les élèves s’approprient les textes canoniques du patrimoine, depuis Apollinaire jusqu’à Boris Vian, ils enrichissent leur connaissance des personnages et des thèmes récurrents de la pièce « Lorenzaccio », ils travaillent le langage poétique de l’intérieur, avec rigueur et créativité tout à la fois. Comme l’essai de Pierre Bayard dont elle s’inspire, l’expérience est d’ailleurs provocante : les « digital natives » y exploitent savoureusement et intelligemment leur sens tout particulier du copier-coller et leur relation hasardeuse au droit d’auteur …
Et si la poésie, comme le théâtre, était aussi à jouer ?
Les lycéens d’i-voix ont aussi innové en tentant un nouveau concept : les « serious games littéraires » ! De façon artisanale, en utilisant le logiciel libre Open Office, chaque groupe d’élèves a réalisé un diaporama conçu comme un jeu interactif, déployant un scénario qui invite les lecteurs à reconstituer un poème dont certains mots ont été effacés et à se promener dans l’intertextualité, dans l’histoire littéraire, dans les règles de la versification. Ces parcours permettent de s’approprier de façon ludique la métrique traditionnelle. Ils donnent aussi un exemple d’un usage éducatif intéressant de la sérendipité si chère aux penseurs de l’internet : cet art de la flânerie et de la trouvaille, cette façon de naviguer voire de se perdre, de page en page, jusqu’à découvrir au détour d’un lien une information utile. La poésie et la pédagogie sont bien ici intimement éprouvés comme un cheminement : vers d’« infinis paysages » ?
Le livre numérique des poèmes de Lorenzo :
http://i-voix.over-blog.com/categorie-10589845.html
Quelques exemples de « jeus sérieux » autour de la versification :
http://i-voix.over-blog.com/article-jeu-alfred-de-musset-68338155.html
http://i-voix.over-blog.com/article-jeu-du-bellay-68337792.html
http://i-voix.over-blog.com/article-jeu-guillaume-apollinaire-68338941.html
Le site du printemps des poètes :
La conférence de Jean-Pierre Siméon :
http://www.printempsdespoetes.com/file_base/pjs/PJ685_ConfPoesi_pedagogieJPS.pdf
La Maison de la Poésie à Rennes :
http://www.maisondelapoesie-rennes.org/