Par Georges Gauzente et Jean-Paul Rocquet
Début février, le ministère expérimentait des « entretiens de carrière » pour les enseignants ayant 2 et 20 ans de carrière. Inspecteurs de l’éducation nationale honoraires, Georges Gauzente et Jean-Paul Rocquet réagissent à la mise en place d’entretiens de carrière pour les enseignants. Analysant le guide d’entretien envoyé à leurs collègues, ils y trouvent une évolution importante du métier d’enseignant comme de celui d’inspecteur. « Avec l’entretien à deux puis à vingt ans de carrière, on réduit l’inspection et la direction d’établissement à une préparation à la gestion des ressources humaines ». Au risque de « la fatigue d’être soi ».
Le ministère de l’Éducation nationale a entrepris de modifier l’évaluation et la notation des enseignants. Jusqu’alors, dans le premier degré, ce sont les inspecteurs de circonscription qui sont chargés de l’évaluation tandis que ce sont les inspecteurs d’académie qui ont le pouvoir de notation. Dans le second degré, les inspecteurs généraux et les IPR-IA procèdent à une évaluation et une notation pédagogiques, tandis que le chef d’établissement attribue une note administrative. Pour justifier cette évolution, le ministère se fonde sur la désuétude du système, l’insignifiance d’une notation largement neutralisée par des critères étrangers à la valeur, comme l’ancienneté. Il se fonde également sur l’avis général des enseignants qui n’apprécient guère la sévérité et ce qu’ils nomment « le processus d’infantilisation de l’inspection ». Pour l’heure, l’affaire reste discrète et ce sont quelques révélations qui ont conduit les services du ministère à diffuser un « Guide pour l’entretien à 2 et 20 ans, à l’usage des personnels d’encadrement ». Ce guide doit servir à conduire les entretiens individuels et tenir lieu d’évaluation.
Ce qui fonde ces entretiens, c’est la valeur présupposée de mobilité. Jusqu’alors la mobilité n’était envisagée que comme un moyen, elle n’était pas une valeur. Dans la forme nouvelle d’évaluation des enseignants, la mobilité est posée comme une problématique de carrière. Que l’enseignant souhaite changer à l’intérieur du métier ou à l’extérieur, qu’il souhaite rester là où il est, tout est orienté vers ce problème, même si ce n’est pas le sien. En revanche, on ne dit rien de son développement professionnel, si ce n’est pour renvoyer à une hypothétique formation.
La question qui se pose, c’est celle de savoir quelles sont les raisons qui provoquent cette rupture avec une pratique d’inspection instituée à la création de l’obligation scolaire, garante du pouvoir d’état républicain contre les autorités religieuses et territoriales. L’inspection a toujours été en crise ; toujours critiquée, elle n’a jamais été abolie. L’histoire éclaire toujours le présent ; et on peut aussi envisager la cohérence d’un projet d’évaluation des enseignants qui met au cœur de son discours la mobilité. Et, à partir de là, il est sans doute possible d’adjoindre à la mobilité la valeur de flexibilité telle qu’elle est posée dans ce contexte de l’organisation d’un travail à la manière néo-libérale. Partant, il faut poser la question de la sécurité de l’emploi, qui caractérise la fonction publique. Ces valeurs de mobilité et de flexibilité sont celles de l’entreprise « moderne ». Á ce titre, on ne saurait les condamner, pas plus qu’on ne saurait les encourager. Il s’agit plutôt d’examiner ce qui change dans les métiers de l’éducation. On peut même se demander si ce seront encore des métiers.
La flexibilité : une mutation considérable
C’est à une mutation considérable à laquelle ces entretiens invitent. Jusqu’alors l’institution n’offrait pas ouvertement la perspective d’un changement de métier, posé en tant que valeur. On entrait dans l’Éducation nationale pour y faire carrière. On était instituteur et on le restait. On pouvait être sollicité pour devenir formateur, directeur ou inspecteur, mais on restait au sein de l’institution. Á la sécurité de l’emploi, propre aux carrières de la fonction publique, s’ajoutait la dimension de la vocation ; on était appelé à être enseignant. On passait un concours d’entrée dans la carrière qui s’apparentait à un rite de passage. L’école normale forgeait un sentiment d’appartenance et un identité respectée. L’IUFM, qui a supplanté l’école normale, n’a pas conservé ce qui faisait « métier », mais elle a renforcé la valeur de transmission des connaissances ; en ce sens, l’irruption de l’université dans la formation des instituteurs passés professeurs des écoles a amorcé ou confirmé une transformation profonde des métiers de l’enseignement. Derrière un discours vantant l’égale dignité des personnels d’enseignement et la promotion des instituteurs, on a tenté de gommer la diversité pour unifier les pratiques d’enseignement, de la maternelle à l’université. Ce faisant, on a fait fi d’une organisation par métiers. C’est un peu ce qui s’était passé au début du XIXème siècle lorsqu’avec la création de l’École polytechnique, on avait créé une institution en capacité de mettre en équations toutes les pratiques de tous les métiers. Avec l’École polytechnique, se développait un nouveau métier, celui d’ingénieur, tandis que disparaissait les maîtres d’œuvre et les corporations. Les ouvriers, quant à eux devenaient des auxiliaires d’un travail dont la conception leur échappait. Moins compétents que les artisans, ils étaient vite remplaçables.
La comparaison est forcée, mais il faut reconnaître que les évolutions du monde du travail n’apparaissent pas dans n’importe quel contexte. Le métier d’instituteur est apparu à la fin du XIXème ; et on peut dire qu’il a contribué à la mutation du monde agricole, en l’alphabétisant. Quant au métier lui-même, il était considéré comme la marque visible d’un changement de société. Il était la preuve de la laïcisation des esprits et l’instituteur avait remplacé le curé. Bien que fondamentalement opposé à lui, il s’est mis à lui ressembler. Comme dans l’église, le clerc, l’instituteur avait une vocation et il était installé à vie dans son métier. Il lui était difficile de sortir de l’institution, et celle-ci a toujours été tolérante avec ses déviants. Être exclu ou s’exclure de l’institution apparaissait comme une faute. Pire, c’était déchoir d’une identité. On appartenait au métier et on y trouvait une source de développement personnel. Puisqu’on ne pouvait avoir de reconnaissance par l’argent, on en obtenait une par des valeurs très fortes. Éduquer, former les futurs citoyens, transmettre des connaissances et une culture, participer activement au progrès, conférait à chaque instituteur une identité connue et reconnue. On n’en est plus là. Et il ne faut pas trop regretter cette époque où l’instituteur effaçait la personne. L’identité, si c’est d’abord une ressource, finit par être un problème. Cependant, il y avait une autre manière d’échapper aux pièges de l’identité.
Avec les entretiens fondés sur la mobilité, on n’est pas très éloigné de la valeur suprême du néo-libéralisme : le changement à tout prix et à tout moment. La mobilité suppose une moindre appartenance à un corps de métier, une adaptation rapide à des tâches que l’on dit simples, une moindre qualification et donc un moindre salaire. La mobilité d’un métier à l’autre s’accompagne, à l’intérieur de la pratique d’une grande flexibilité. Autrement dit, on renvoie à la diversité ceux qui se représentaient leur métier comme établi selon la valeur de stabilité et selon une pratique régulière (selon les règles).
Une mobilité vers le chômage ?
Quand un ministre, un gouvernement, décrètent le changement, il faut qu’il s’en donne les moyens. Or, la mobilité n’est possible que si le marché du travail offre de nombreuses opportunités. Ce qui est loin d’être le cas. Pour l’heure, on est plus sûrement mobile vers le chômage que vers une promotion. La mobilité n’est également possible que si les fonctionnaires n’adhèrent plus aux valeurs qui sont au fondement de leur métier. Ce n’est pas parce que les instituteurs sont devenus professeurs des écoles qu’ils adhèrent à une valeur que l’élite économique et administrative érige en vertu… pour les autres.
Il y a plus grave. La mobilité érigée en valeur, suggère d’autres changements, cette fois à l’intérieur des métiers de l’éducation. C’est ce qu’on appelle la flexibilité. On n’est plus seulement professeur des écoles, mais on est aussi éducateur, surveillant, répétiteur, à l’écoute des élus et des parents, remplaçant d’un professeur de collège (1) , animateur, etc. Non seulement, on change de métier et de fonction, mais on les accomplit avec moins de formation et d’expérience. Les craintes peuvent être grandes, car les tâches qui sont assurées hors du professorat, n’ont pas la même valeur. Elles devraient être moins rémunérées, ou augmentées en valeur horaire. En outre, les moindres compétences pourraient se constituer en moins-value.
Une autre conception du métier d’enseignant
Pour éviter la mobilité et la flexibilité, on aura recours à la flexi-sécurité. C’est aussi une valeur « à la mode », en vogue dans les entreprises semi-publiques. La mobilité concerne le changement d’administration, d’entreprise. La flexibilité, c’est le changement et la diversification des tâches. La sécurité, elle, garantit l’emploi. Flexible, mais protégé dans son emploi, l’enseignant rejoint la cohorte des travailleurs adaptables, interchangeables, mais il évite la précarité des salariés du privé, son statut lui garantissant la sécurité d’un emploi, quel qu’il soit. On pourra être professeur de français pour un tiers de temps, surveillant répétiteur pour deux tiers (qui compteront un tiers), et détaché à la « maison du handicap » au conseil général pour un dernier tiers de temps de service (compté deux tiers). Au total le professeur conserve son emploi. Il exerce le professorat auquel on adjoint des tâches Recruté par concours, le professeur reste enseignant, même s’il n’enseigne plus tout le temps de son service dont les heures et les congés sont décomptés d’une autre manière. Il est possible d’imaginer qu’un professeur certifié qui doit actuellement dix-huit heures hebdomadaires et bénéficie des temps de congés scolaires voit son temps de service augmenter dans la mesure où ses tâches ne sont plus d’enseignement. Ses congés réduiront d’autant qu’ils ne coïncideront plus avec les vacances scolaires. Ainsi, il effectuerait 43 heures hebdomadaires : 9 heures d’enseignement, 18 heures de surveillance-aide aux devoirs, 18 heures à la maison du handicap. Ses congés seraient réduits de deux semaines. Et cette organisation respecterait un temps de travail annualisé. C’est évidemment une autre conception du métier d’enseignant. Ce n’est même plus un métier qui est exercé, ce sont des tâches qui sont assurées. Dans cette perspective, il convient de développer un management moderne, apparemment libéral, apparemment respectueux des personnes. Le guide d’entretien tel qu’il est proposé, donne le ton.
Un guide pour inciter à la mobilité
Le guide d’entretien semble présenter les qualités de l’écoute active. De nombreuses recommandations sont faites pour donner à l’enseignant un rôle dynamique dans le déroulement de l’entretien : « écouter plutôt que dire », « reformuler les points-clés », « demander des exemples précis », « la formulation évitera les modes injonctif ou prescriptif ». Voilà qui pourrait paraître de bon augure, s’il était question d’approfondissement professionnel, si l’entretien d’évaluation visait la réflexivité, la construction de l’expérience, la professionnalisation. Mais ce qui est indiqué, c’est une forte incitation à aborder les thèmes du changement. Non seulement le chef d’établissement ou l’inspecteur conduit l’entretien, mais encore il « partage » les diagnostics et les projets de carrière. Autrement dit, c’est le supérieur hiérarchique qui valide, en « s’attachant aux faits », les aspirations de l’enseignant.
Ce « partage » est le lieu de toutes les suggestions, pour peu que « s’attachant aux faits » on suggère le changement de poste, de carrière, la formation. Pour qui connaît la rhétorique et les postures hiérarchiques, on craint que cet exercice de la parole, sans être formellement prescriptif, soit manipulateur. On reste très éloigné de l’entretien d’évaluation, tel que nous l’avons envisagé dont la conduite sur les contenus est laissé à la seule responsabilité, au seul désir de l’enseignant. Dans notre conception de l’évaluation, le rôle de l’inspecteur se limite à aider à poser une problématique professionnelle, avant d’apporter des réponses, jamais de solutions. L’entretien « à deux et vingt ans », vise une autre finalité. Il ne s’agit pas d’évaluation. Il s’agit d’inciter à la mobilité. Peut-être dans la foulée, à la flexibilité.
Mais pas de prescription ! Cette mobilité est de la seule responsabilité de l’enseignant. On connaît bien ce genre de dérive qui conduit le sujet à se trouver lui-même responsable de ses propres difficultés. L’entretien, tout empreint d’un style patelin, invite à changer. On objectera qu’il laisse aussi la possibilité de confirmer sa volonté de poursuivre. Il n’empêche qu’on aura laissé entendre que la mobilité était une valeur, que l’institution en faisait son moteur. Bref, l’entretien suggère qu’on peut changer de travail – et non de métier – comme on change de voiture, et que chacun est responsable de son destin professionnel.
La fatigue d’être soi
Cette vision de l’avenir professionnel semble procéder d’une démarche délibérée et autonome, comme si chacun en était maître. C’est là l’idéologie commune et moderne. Ce qu’il y a de nouveau, c’est que le sujet apparaît comme le seul responsable de ses difficultés, puisque c’est lui-même qui les révèle, même si son directeur de conscience (l’inspecteur ou le chef d’établissement) le guide, par la confrontation aux faits. Quand il se rend compte de son impéritie ou de son incompétence, au bout de deux, voire de vingt ans, l’enseignant n’a plus qu’à prendre la seule décision qui s’impose : changer de travail. Ce travail de (re)conversion met en œuvre des phénomènes affectifs que l’on connaît bien depuis Christophe Dejours et Alain Ehrenberg. Ces reconversions aboutissent à « la fatigue d’être soi ».
On a pu constater ce phénomène dans de nombreux cas. Plus particulièrement quand on a privatisé les entreprises publiques. Quand France-Télécom est devenue Orange, des techniciens ont fini par « souhaiter » leur mobilité, leurs souhaits étant bien guidés par l’encadrement. Certains sont devenus des commerciaux, après trois mois de stage de formation. En compétition avec des jeunes gens titulaires de diplômes de vendeur, ils ont vécu des situations intenables, pressés par un encadrement de très grande proximité, dévalorisés par leurs résultats. Ils ont éprouvé une certaine mésestime d’eux-mêmes. Il se sont convaincus de leur incompétence, une incompétence qu’ils ne pouvaient attribuer qu’à eux-mêmes. Le cycle dépressif a succédé à l’auto-dépréciation, et, parfois, il s’est tragiquement interrompu par le suicide. Le suicide est l’une des formes qui permet d’échapper à l’empire d’un soi qu’on a voulu pourtant devenir. Dans ces conditions, les salariés finissent par faire eux-mêmes leur propre malheur. L’institution et la hiérarchie ne sont plus concernées par les dysfonctionnements qui ne peuvent plus leur être imputés. Mais, bonnes filles, elles veulent bien pousser à la roue de « l’auto-mobilité ».
Bien entendu, il est légitime d’envisager un changement de carrière, une réorientation à l’issue d’un certain temps d’exercice. Et, en tant qu’inspecteurs, nous avons toujours accueilli ces désirs en conscience. Mais, c’est parce que l’enseignant avait été lui-même à l’origine de la demande. Il est tout aussi légitime que l’institution puisse observer la conformité des actes pédagogiques référés à des textes officiels. Dans ce cas, le contrôle peut exercer sa fonction rectificatrice. Le contrôle est mortifère, mais il présente l’intérêt de préserver l’estime que l’on porte à soi-même. Le professionnel contrôlé a toujours la ressource de projeter ce qui lui est insupportable sur quelqu’un d’autre que lui-même. L’inspection, c’est son rôle, doit assurer les fonctions de contrôle et d’évaluation. Les deux tâches sont bien plus difficiles qu’on ne le suppose. L’évaluation est encore le lieu de bien d’équivoques et de malentendus. Quant au contrôle, son exercice doit être constamment référé à des textes officiels, connus, non-contradictoires.
Avec l’entretien à deux puis à vingt ans de carrière, on réduit l’inspection et la direction d’établissement à une préparation à la gestion des ressources humaines. On fait de la mobilité et de la flexibilité des valeurs fondant non plus un métier, mais un emploi qui est garanti. Ce qui vaut, c’est le changement pour lui-même. Le problème, c’est qu’on n’envisage que des déplacements à l’intérieur ou à l’extérieur de l’institution, alors que qu’il faudrait l’envisager pour soi. « Deviens celui que tu es », tel était le mot d’ordre nietzschéen. C’est ce que nous avions souhaité pour les professeurs. L’entretien d’évaluation devait les aider à former leur expérience. Mais il est vrai que nous nous placions dans une perspective différente : nous posions en principe que nous avions à faire avec des personnes capables de réflexivité.
Georges Gauzente et Jean-Paul Rocquet
Note :
(1) La proposition de remplaçant de professeur de collège a été faite par un DSDEN aux enseignants spécialisés des réseaux d’aides spécialisées (RASED).
Liens :
Le site des auteurs
Dossier Evaluer les enseignants
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Evaluer les enseignants
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/inrpeval[…]
Sur l’entretien de carrière, l’avis de J Théophile
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2011/02/0[…]
Le résumé des décisions ministérielles