Consultant écouté des deux côtés de l’Atlantique, rédacteur de blogs célèbre, Mario Asselin est aussi un ancien directeur d’école. C’est dire qu’il est bien placé, à la bonne distance, pour évaluer l’intégration des TICE dans le système éducatif québécois. » En ce qui concerne l’appropriation des TICE par les enseignants, je dirais que la clé du succès réside dans la mise en réseau qui agit en support aux enseignants ».
Un rapport parlementaire français souligne l’importance des TICE dans le système éducatif québécois. Le Québec a-t-il vraiment investi en ce domaine?
Le Québec a investi beaucoup d’argent dans l’appareillage autour des TICE, mais pas beaucoup dans les usages au contact des TICE. La formation des enseignants, entre autres, est un des parents pauvres du système éducatif québécois. S’il est vrai que de plus en plus d’ordinateurs et de tableaux blancs interactifs (TBI) entrent dans les écoles, s’il est exact de dire que la bande passante accessible dans les réseaux informatiques dans les classes est majoritairement du très haut débit et si la mise en place des ENT a été largement favorisée, on doit admettre que les budgets liés au perfectionnement et à la formation continue ne sont pas au rendez-vous. Les TICE «sont importantes» dans les discours et les démarches de planification stratégique; pas tellement au niveau des usages. Par exemple, les services informatiques investissent beaucoup plus d’argent pour bloquer Facebook, YouTube, Twitter et les blogues de l’intérieur des écoles qu’ils n’attribuent des ressources financières à soutenir les enseignants qui favorisent la publication Web en contexte scolaire avec leurs étudiants. Je peux très bien comprendre que de l’extérieur, on puisse croire que les TICE sont importantes en éducation au Québec, mais cette relative importance me paraît être de surface. Une étude du Céfrio publiée en 2010 («Génération C») a bien démontré que l’usage d’Internet est fréquent à la maison et en dehors des milieux scolaires. Si «les 12-24 ans sont des utilisateurs extrêmes d’Internet et des TI», ce n’est pas à l’école que ça se passe vraiment!
Aurait-on pu mettre en place la réforme, avec son approche par compétences, sans les TICE ?
Au secondaire (le Collège et le début du Lycée en France), quelques expériences menées dans le contexte de la mise en oeuvre des cours Projet Personnel d’Orientation et Projet Intégrateur ont démontré l’importance des TICE dans le déploiement du renouveau pédagogique. Force est d’admettre cependant que l’approche par compétence est actuellement fortement compromise par le projet de mise en oeuvre du bulletin unique prévue pour l’automne prochain et de ce fait, on ne peut affirmer que «la réforme» telle que conçue au début des années 2000 est présentement mise en place. Je peux cependant affirmer que sans les TICE, je ne crois pas que les enseignants auraient pris autant de recul face au matériel pédagogique qu’ils utilisaient avant la réforme. De plus, un autre acquis de cette période d’implantation de réforme repose sur la remise en cause de certaines pratiques en classe, par les enseignants. C’est un autre exemple «d’effet réforme» qui est, en partie, favorisé par les TICE.
Aujourd’hui où en sont les usages en classe ? Les TICE sont-elles utilisées pour maintenir un enseignement frontal ou ont-elles fait évoluer les pratiques pédagogiques ?
L’exemple des TBI peut s’avérer utile pour anticiper le futur sur ce point précis. Je traitais de cette question dans un récent article s’adressant aux chefs d’établissement : «Pour écrire sur un tableau, l’enseignant tient une craie. Il peut lui arriver de donner la craie à un élève, mais dans le meilleur des mondes, l’interactivité en classe est réduite au minimum dans ce mode « je démontre, vous écoutez ». Dans le contexte d’un TBI, le stylet qui active le tableau agit telle une souris. On peut faire sur l’écran tout ce qu’on pourrait faire devant l’écran d’un ordinateur. Manifestement, les possibilités d’échanges et de production de contenu sur le Web peuvent survenir.»
Le fait que les TBI soient si populaires me porte à faire l’hypothèse que les enseignants tiennent au paradigme du tableau. À l’inverse, si les expériences où les élèves publient du contenu sur le Web restent anecdotiques, c’est peut-être parce qu’elles ne cadrent pas beaucoup aux yeux des enseignants avec l’enseignement frontal. J’ai observé que le chemin le plus rapide pour faire évoluer ses pratiques a tendance à être évident chez ceux qui ne se considèrent plus, en tant qu’enseignant, comme LA seule source possible de transmission des connaissances. Ceux parmi les enseignants qui utilisent les TICE pour préparer leurs cours ou qui s’en servent avec succès, professionnellement, me semblent être ceux qui font évoluer le plus vite leurs pratiques.
Pour revenir aux tableaux blancs, je dirais que ceux qui acceptent que le stylet soit manipulé de temps à autre par des élèves sont plus susceptibles de constater les possibilités interactives des TBI et ainsi, envisager l’utilisation de pédagogies plus ouvertes. Avec la craie, on a beau la laisser parfois à l’élève, on demeurera toujours dans une posture de démonstration. Pour que les usages en classe évoluent, un enseignant a besoin d’être convaincu que ce qu’il adopte est meilleur pour ses élèves que ce à quoi il renonce. Si les TICE ne modifient pas davantage les pratiques qu’anticipé, c’est peut-être que le contexte dans lequel ils ont été utilisés est très souvent «frontal». Ceux chez qui les pratiques évoluent me paraissent utiliser davantage le levier de la publication Web et de la recherche sur Internet. Pour les autres, ceux qui utilisent le TBI par exemple, on verra ce qui arrivera à force de laisser plus souvent le contrôle du stylet aux élèves… Sur ce sujet des usages des TICE en éducation et du développement professionnel des enseignants, j’attends beaucoup de la démarche du Groupe de recherche sur l’intégration pédagogique des Technologies de l’information et de communication qui vient de naître, au Québec.
Avez-vous identifié des pratiques véritablement porteuses de changement ?
Je ne surprendrai personne en racontant ici que tout ce qui touche au développement de l’identité numérique personnelle ou institutionnelle me semble porteur de changements véritables. Les élèves produisent facilement du contenu sur le Web et ils sont très motivés par le fait de laisser leurs traces sur Internet. Ils sont de grands utilisateurs de Google et ils sont curieux de savoir ce qu’une recherche avec leur nom, celui de leurs copains ou de leurs enseignants donne comme résultats. Les situations d’écriture et de lecture sont nombreuses sur Internet dans le contexte de la publication de contenu sur Internet et j’ai peine à comprendre pourquoi on hésite tant à s’en servir en contexte scolaire. Après avoir commencé avec des jeunes de dix et onze ans en 2003, je mène le même genre d’expérience dans ma classe à l’université cette année avec soixante étudiants et je constate la même chose: on apprend davantage à travailler pour un vaste public que pour son professeur.
En ce qui concerne l’appropriation des TICE par les enseignants, je dirais que la clé du succès réside dans la mise en réseau qui agit en support aux enseignants. Les adultes en général ne sont pas très portés aux actes de foi. Si une technologie ne leur sert pas au quotidien dans l’exercice de leur travail, ils ne peuvent concevoir que cette même technologie a sa place à l’école, au service des apprentissages. D’où l’importance que chaque professionnel s’occupe de sa formation qu’il puisse le faire dans un esprit de «collaboration ouverte» avec ses pairs et toute la communauté éducative, et ce, bien avant de penser à ce qui pourrait s’avérer efficace avec les élèves. En tant que cadre dans le milieu scolaire, j’ai toujours favorisé le fait de mettre beaucoup de temps et d’argent à supporter ceux qui voulaient aller de l’avant au départ sans fermer la porte à ceux qui préféraient le statu quo. Avec le temps, inspirés par les réussites de ceux qui prennent des initiatives, les gens qui manifestent une ouverture doivent pouvoir trouver le même support. Cette façon de faire peut-elle être acceptable dans un pays qui a comme valeur fondatrice parmi d’autres «l’égalité»? Je me dis que ce qui peut un temps passer pour du favoritisme finit à moyen et long terme par s’équilibrer… il suffit de se doter d’une vision et de choisir les bons combats.
Qu’est-ce qui favorise l’intégration des TICE au Québec (par rapport à notre situation) ?
Une plus grande tolérance au «work in progress» chez les intervenants scolaires du Québec, à mon avis. Les enseignants du Québec ont tendance à accepter plus facilement de ne pas avoir toutes les réponses à toutes les questions avant de poser le premier geste qui vise à intégrer les TICE dans leurs pratiques. Je présentais Laurence Juin, une enseignante au Lycée professionnel Pierre Doriole de La Rochelle en fin de semaine dernière au colloque Clair 2011 au Canada et je rappelais qu’une des forces de cette pionnière de l’utilisation de Twitter en enseignement était qu’elle a accepté le principe de se mettre en marche vers la rivière avant de trouver comment la traverser. Je ne vois pas souvent «mes cousins» en France accepter d’avancer en étant animés d’une certaine tolérance au risque. Je peux me tromper, mais un principe semble vous guider: s’il y a cent questions, on doit avoir les cent réponses avant d’accepter de bouger. C’est en même temps une force, parce que quand vous allez de l’avant, vous le faites avec conviction et tous ensemble, mais dans cette période de nécessaires expérimentations dans laquelle nous nous trouvons, un peu plus de souplesse dans la prise de risque pourrait faire en sorte que tout comme au Québec, certaines pistes plus porteuses se dégagent. Pour «Un collégien, un ordinateur portable» comme dans les Landes, il y a dix programmes de ce type au Québec. Vous allez me dire qu’aucun au Québec n’a mené une étude des impacts aussi élaborée que celui des Landes et je vais vous donner raison. Mais encore ici, justement, il faut voir jusqu’à quel point les médias en France ont tiré profit des zones d’ombre du rapport en évitant de mettre en lumière les nombreuses avancées de Landes Interactives. J’étais en France quand le rapport a été publié et j’étais impressionné par vos civiles empoignades; je l’étais un peu moins par cette propension à décourager l’innovation par manque de preuve «hors de tout doute» sur tous les aspects du programme. Nous éprouvons nous aussi des difficultés à intégrer les TICE, nous ne pouvons pavoiser. Je reste convaincu que notre meilleur allié au Québec est cette capacité à se lancer dans l’action, à partir de quelques certitudes malgré certains doutes. Il y a sûrement d’autres variables entre nos situations respectives, mais c’est celle qui me frappe le plus.
Mario Asselin
Sources :
– Étude sur la génération C :
http://generationc.cefrio.qc.ca/blog/2009/09/etude-sur-la-generation-c[…]
– Projet Personnel d’Orientation :
http://www.repertoireppo.qc.ca/
– Projet Intégrateur :
http://www.projetintegrateur.qc.ca/
– Les TBI : solution ou problème ? :
http://www.fqde.qc.ca/revue-fqde/les-tableaux-blancs-interactifs-font[…]
– Groupe de recherche sur l’intégration pédagogique des Technologies de l’information et de communication :
– Le colloque Clair 2011:
– Les pratiques de Laurence Juin :
http://laurencejuin.wikispaces.com
– Le site de mon cours «Communication et organisation» :
Sur le Café :
Et si les filtres Internet….
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/05/Ass[…]
La pratique des blogs en classe