Par François Jarraud
Les programmes 2011 de l’option théâtre au bac ont intégré cette année deux textes de l’écrivain contemporain Valère Novarina, l’Acte inconnu et Devant la parole. La découverte de cet auteur peut aussi être l’occasion pour les élèves et leurs enseignants d’une réflexion philosophique sur la notion de langage dans ses liens complexes avec la langue comme outil et la parole comme accomplissement verbal. Car Novarina entretient avec le langage une relation opposée à toute conception idéaliste : la langage est pour lui chair, matière, sang et geste. Lors d’une rencontre avec des élèves à l’Odéon pour la présentation de sa nouvelle pièce Le vrai sang, il donnait le 17 janvier un aperçu frappant de sa conception.
S’emparer du signifiant. Prenant à la lettre l’analyse saussurienne du signe linguistique comme l’association d’un signifiant et d’un signifié, Valère Novarina s’empare du signifiant comme d’une matière plastique concrète dont il fait la pâte de son œuvre. La texture sonore des mots est son affaire : citant un lointain professeur de français qui tenait les « e » muets pour la « beauté de la langue française », il avoue n’avoir jamais compris cette idée, avant de s’apercevoir de l’élasticité et de la dynamique interne que le « e » muet insère dans le français. « Mais prononcez-les tous et vous tuez le texte ! » s’écrie-t-il. Il faut sentir la souplesse de leur ressort pour faire mouvoir l’énoncé. « Le théâtre n’est jamais assez près de la matière, du concret. Où mettre les pieds, où poser son regard, c’est ça qu’il faut savoir pour jouer. »
Recueillir la parole dans la rue. Cette matière des mots, Valère Novarina aime la recueillir à sa source. D’un passant exalté, il reconnaît avoir recueilli l’une de ses tirades de l’Espace furieux : «Évitez de vous gonfler d’orgueil les enfants de toute façon vous êtes trop faibles à l’échelle de l’humanité. » Ou, dans Le Vrai Sang, une phrase entendue dans un café savoyard : « Y a trop de tout » pour résumer l’époque. C’est une erreur de penser qu’on peu rendre un langage « naturel » en y insérant des points de suspension ou des approximations de forme, soutient-il. Le langage parlé n’est pas informe, mais au contraire très précis. « Quand on s’insulte, par exemple, les mots tombent comme de la versification » – ce que n’ignorent pas les champions de joutes oratoires à l’origine du Slam. Le rythme, estime Novarina, est l’âme du langage : il y a une musique de la pensée – une danse, dirait Nietzsche – à travers laquelle le langage « opère l’espace », il le façonne et le fait œuvre.
Le style rapport rythmique profond avec la langue. Interrogé par des élèves sur les raisons pour lesquels il invente son propre langage, Valère Novarina, dont les textes sont prodigues en inventions, combinaisons, déformations et reconstructions de mots, de formules et d’enchaînements de mots en séries luxuriantes, se défend d’en faire un système. Il ramène la question vers la parole même comme expression personnelle de la pensée à travers le moyen commun de la langue diversement employée. « Chacun a son propre langage, son style et ses mots, répond-il. Chacun a sa façon de parler, ses jurons favoris, comme chacun a son corps, et chaque écrivain a sa respiration – sa nage, son rapport rythmique profond avec la langue. Il faut sentir la respiration d’un auteur pour comprendre ses textes – pour L. F. Céline, c’est plus facile de le comprendre si on a entendu ses enregistrements, par exemple. »
La main, organe du langage. Le langage tel qu’il se l’approprie dans l’écriture lui semble une voix qui lui parle, dont le contact lui est presque tactile. Mais un toucher qui peut aussi disparaître à l’utiliser mal : « par exemple dans des rencontres publiques, comme ici », prévient-il. Manière pudique de rappeler la fragilité de cette dictée intérieure qui se travaille comme un fin ouvrage, ne tolère pas le trucage et s’étiole sous le poids de la répétition théorique. La matérialité, toujours, corollaire indispensable d’une authentique fécondité de la pensée : « L’organe du langage c’est la main », affirme l’auteur qui réalise lui-même les décors de ses pièces dans de vastes peintures. « Dans le travail d’atelier, j’ai besoin de voir les feuilles au mur, je suis très attentif à la matérialité des choses. J’aime sur-écrire les textes en faisant un travail de correction sur épreuves – je les fais fleurir, je mets la langue dans un état printanier, jaillissant. » Un travail dans lequel la pensée doit être mise en déséquilibre permanent, par les équivoques des mots, pour rester en marche et en vie.
La mémoire, une intelligence inconsciente. Une vie qui se prolonge sur scène quand le texte trouve d’abord sa place dans l’espace scénique par la manière dont il sonne sur le plateau nu, comme par un « effet thermodynamique » de « localisation des phrases ». Vient ensuite le travail des acteurs : «J’attends d’eux qu’ils aient le langage pour carburant, qu’ils soient mis en mouvement par la langue. Ils sont déboussolés : ils n’y comprennent rien ; je leur demande de n’avoir pas d’autre sol que le texte, se l’incorporer, le respirer à force de l’apprendre par cœur. La mémoire est intelligente : on ne se souvient d’un texte que parce qu’on en a compris l’architecture secrète – inconsciemment. » Les acteurs peuvent alors trouver leurs propres mouvements, que le metteur en scène se contentera de corriger, mais qu’il ne peut ni inventer, ni imposer.
S’étonner d’être des animaux parlants. Pour laisser l’espace de la scène et le rythme de la langue construire le drame, on doit abandonner le repère des personnages – qui pourtant existent, admet Valère Novarina. Mais leur vérité n’est pas de nature psychologique. « La musique croise la vérité du texte. Tout ce qui se dit doit être vrai, pour être vu. Si on dit que passe un chien bleu, il faut le voir et alors c’est vrai qu’il passe. » Il exige des acteurs et des spectateurs qu’ils se décentrent pour ne garder que le socle du texte, pas la succession des états des personnages. Car l’homme n’est pas captif des sciences humaines, de la psychologie, qu’il invente lui-même, rappelle-t-il. Valère Novarina veut faire au théâtre le travail accompli par la peinture au XXème siècle sur le visage humain : une réinvention immédiate de l’homme. Attaquer l’homme, dit-il, non pas pour le détruire mais pour le démonter et s’étonner : « s’étonner que nous soyons des animaux parlants, s’étonner de parler, que les objets n’aient pas – ou aient, quelquefois, la parole. » Dans cet état de surprise et de neuf que suscite le théâtre, l’ordre de la raison n’a plus de place. L’absence d’ordre s’y apparente à la logique des rêves.
Dialectique de l’ordre et du désordre. Dans un kaléidoscope, souligne Valère Novarina, on a plaisir à voir la rosace des figures symétriques mais aussi, à l’envers, les cailloux en désordre de l’autre côté. C’est ainsi qu’il veut écrire. « J’essaie de rester le plus longtemps possible dans le désordre total pour que l’ordre surgisse soudain, comme la limaille de fer se range en ligne sous l’effet d’un aimant. » Au risque d’égarer le public ? Dans la construction mentale de la représentation chez le spectateur, explique l’écrivain, il y a une phrase qui se constitue, une pensée. On peut d’abord le rassurer, en faisant simple, horizontal ; puis l’espace et le temps se remettent au pluriel jusqu’au vertige et à l’insécurité. C’est alors qu’on retire le langage de sous les pieds du public, et qu’il se met à penser. « Je parle aux acteurs d’un état de suspens : on met le vide partout autour et on retire le sol. Cela engendre un mouvement de tourbillon qui se termine dans une forme fuguée – avec l’idée aussi d’un contrepoint où les thèmes s’élargissent et s’ouvrent, pour revenir à la pluralité des temps et des espaces. » Assister à ses pièces, remarque Valère Novarina, c’est s’aventurer sur un terrain peu sûr, où l’on n’est pas conduit en troupeau vers l’émotion obligatoire. Comme dans un théâtre à l’italienne, où la disposition du public n’est pas frontale mais en éventail, il préfère offrir une multiplicité de points de vue sur la scène.
A travers les analyses et les images convoquées par Valère Novarina, émerge une figure du langage s’échappant de la forme discursive classique du discours pour s’épanouir en une efflorescence instantanée de la pensée. Une manière, peut-être, d’interroger la relation du langage à la matière et de l’esprit aux choses sans passer par la médiation du concept, ainsi que le préconise Valère Novarina, prenant le contrepied de l’aphorisme de Wittgenstein : « ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire ».
Jeanne-Claire Fumet
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