Où l’on malmène les acteurs de l’Education
Le vieux maître
La der des ders, c’était pour rire que je disais ça. Ce n’est pas grave, je ferai un autre métier, je découvrirai autre chose. Là, je suis rattrapée par moi-même et cette mauvaise blague. Je viens de recevoir un message. Lui, c’était vraiment la der des ders, dernière année, dernière semaine, dernier jour, dernière heure. A la dernière seconde, il a tiré. Sur lui-même. Un maître de mon école, Vincent, celui qui faisait trop souvent de l’humour noir vient de se suicider. En quelques jours, c’est le deuxième suicide dans l’Éducation nationale qui parvient jusqu’à moi.
Vincent était bourru. Il ne supportait plus ces injonctions venues d’en haut, de l’inspection, les date limites pour renvoyer les papiers, les demandes pressantes, les contrôles, et le regard suspicieux des jeunes instits de l’école. Ceux là râlaient, trouvant qu’il ne faisait pas son boulot. Il ne le faisait plus, c’est vrai, ne voulant pas obéir à des ordres qu’il ne comprenait pas. Il refusait cette histoire de soutien mais était obligé de rendre des comptes. Alors, quelle meilleure solution que de passer pour un feignant… Il ne cherchait pas à se faire aimer, c’est ce que j’appréciais. Il soutenait mon travail, me comprenait à mi-mot, partageait ce que je ressentais, m‘accueillait avec une bonne poignée de main à chacune de nos rencontres. Il était de ces mecs qui ne montrent pas leurs failles, atteint d‘une maladie chronique qui le faisait souffrir, pas le genre à s’épancher ou à marcher avec une canne, plutôt à se cacher pour prendre de puissants antalgiques.
Il aimait l’école, l’ancienne, celle d’avant, lorsqu’il était un maître spécialisé. Pas celle qu’il sentait éclore.
Sarah, enseignante spécialisée
Je suis une enseignante comme les autres, c’est à dire peu sûre de moi, rarement fière de mon travail, obéissante, docile, appliquée et consciencieuse. Un peu moins obsessionnelle que d’autres, trait de caractère fréquent dans cette profession, avec une forte tendance à l’auto¬dévalorisation. Consciencieuse et besogneuse, j’ai voulu renforcer ma formation en 2006, afin de me sentir enfin capable d’aider les élèves en difficulté scolaire que je regardais impuissante mariner au premier ou au dernier rang de ma classe. J’ai réussi à obtenir le diplôme de spécialisation au prix de nombreuses soirées et week-ends passés devant l‘ordinateur, le nez dans mes dossiers. En conséquence, je suis une personne diplômée Bac +5, professeure des écoles spécialisée, payée 1880 euros par mois. Je n’ai eu pratiquement aucun jour d’absence depuis le début de ma carrière, n’ai jamais rencontré un médecin du travail, ne bénéficie d’aucune prime, d’aucun avantage particulier ; j’ai débuté ce métier après en avoir exercé d’autres par intérêt pour l’éducation et afin de concilier ma vie de mère et ma vie professionnelle. Mille huit cent quatre-vingts euros, le même tarif qu’une annonce pour un grutier issu de l’école de la seconde chance. Cela ne me dérange pas mais c’est la réalité. J’oubliais, ma spécialisation me permet de gagner 68 euros de bonification mensuelle. Ce métier, qui me permet de travailler avec un petit groupe d’élèves en difficulté, est pourtant le premier qui me plaît vraiment. Sentir qu’un élève est en train de modifier sa posture vis-à-vis de l’école, qu’il commence à désirer savoir, à prendre du plaisir à apprendre est quelque chose de magique, d’essentiel. Comme de voir un enfant en train de naître. En allumant l’ordinateur aujourd’hui, je découvre que je suis virée. Que les enseignants spécialisés vont cesser de prendre en charge les élèves en difficulté et retrouver une classe banale. Que notre spécialisation, notre compétence est niée, barrée d’un trait de plume pour des raisons budgétaires. Que les enseignants sont des êtres qui ne comprennent rien à la crise financière. Monsieur Darcos, je vais vous répondre : c’est vrai ! Je crains que ce que vous ne compreniez pas soit autrement plus grave.