Où l’on découvre des enfants à l’école
Entertainment (banlieue ouest)
Un petit oiseau mouillé. Tremblotant, les ailes collées, effrayé au moindre claquement de porte. De petits épis blonds sur la tête, qui repoussent après une coupe sévère pour cause de poux. Une toute petite chose, un filet de voix à peine audible, Marine sera difficile à apprivoiser. Ne pas arriver près de sa chaise par derrière, car elle sursaute, tressaille quand je hausse un peu la voix, me mettre à sa hauteur, sans attendre qu’elle me réponde autrement que par un léger hochement de tête. Parler toute seule à côté d’elle dans la cour de récréation »je trouve qu’il est joli cet arbre ; j’aime beaucoup les feuilles d’automne, avec la lumière du soleil, ce matin, c’est vraiment beau », elle ne me répondra pas. Je gagnerai le sourire à Noël.
Qu’es-tu devenue petite Marine ? Si je m’en rappelle bien, tu dois avoir vingt ans aujourd’hui, tu es née au début du mois de septembre. C’était mon premier Cours Préparatoire. A l’époque, comme disent les enfants pour tout ce qui fait partie d’un lointain passé, pour tout ce qui n’est plus, seuls des enseignants volontaires, expérimentés pouvaient prendre cette classe. Cela n’est plus vrai. Malgré une petite année d’ancienneté, l’Inspectrice me l’avait confiée – personne n’en voulait – parce que je participais à une recherche de l’Institut National de la Recherche Pédagogique sur l’apprentissage du lire-écrire. Forcément, ce parachutage n’était pas bien perçu par les collègues, notamment certains plus anciens, pour lesquelles ma démarche novatrice était entourée de mystère, qui plus est lorsqu’elles virent conseillers pédagogiques et maître de conférence se succéder dans la classe. La bienveillance du Directeur, son appui, ma naïveté ne suffirent pas à faire taire les méchancetés. Je les entendais peu, j’allais à l’école pour les enfants. Néanmoins, je compris rapidement que seule, je ne parviendrais à rien. Trop dur, je n’ai tenu qu’un an. Comment faire lorsque ce petit oiseau mouillé côtoie Yary, le petit fils du dernier condamné à mort non gracié par Giscard, ou Léo dont les cendres du père trônaient sur la télévision, ou Samba, avalant craies et crayon-papier, désigné sorcier africain par son père aux trois femmes, ou Marilyn, dont le père ne pouvait plus travailler, n’ayant pas les 150 F nécessaires pour réparer son scooter, outil de travail du coursier ? Inventaire à la Prévert, ordinaire d’une classe de ZEP, jamais mélangée, politique de la Ville, secteurs scolaires, ghettos barbares.
Je ne savais pas. Je ne savais pas qu’un papa puisse ne pas connaître le jour anniversaire de sa fille aînée. Marine, je voulais un gâteau pour toi en classe, comme on le faisait dans l’école de riches de mes enfants. Je ne compris pas l’air perdu de ton papa lorsque je voulus m’assurer de ta date de naissance. Pas plus que je n’ai su réagir lorsque tu as regardé le gâteau que nous avions fait en classe pour toi. Les bougies se consumaient sans que tu ne souffles dessus. Tu ne savais pas non plus. Le Directeur m’a expliqué ensuite la découverte par les services sociaux de la situation de ta famille : ton père, ta mère, élevés dans des foyers, jamais adoptés, ayant enfanté jeunes, toi la première, ton frère un an après, ta petite sœur morte un an plus tard, par manque de soin, parce qu’il faut avoir vu faire un papa ou une maman ou une grand-mère pour savoir faire. Alors, tu n’es pas allée à l’école maternelle ; si pendant cinq mois, lorsque la macabre découverte envoya une éducatrice familiale, dans ton foyer, pour aider tes parents si aimants et si désemparés. Apprendre à descendre la poubelle, à gérer un budget, à ne pas manger qu’au Mac Do.
Cette année-là, j’ai craqué. Impuissante. Mes convictions se sont craquelées : je ne pourrais pas tous les aider. Quand l’un allait mieux, j’entendais Léo se faire vomir dans les toilettes, Samba souillait la piscine dès 9 heures le lundi matin, en laissant flotter « un gros caca » dans le grand bassin. Alors Marie-Christine était là. Cela s’appelait le RASED. Monsieur Darcos, Ministre de l’Education nationale en 2008, a décidé de supprimer Marie-Christine. Rasé le RASED, comme Marine pour éviter les poux. Il rétorquera, en me flattant, ignorant, que dorénavant je pourrais moi-même aider Marine, comme si je ne le faisais pas à l’époque (passé lointain). Il m’a dégagé du temps pour cela, je dispose dorénavant des heures supprimées du samedi, pour t’aider chaque jour. Rends-toi compte, Marine, quelle chance, trente minutes pour toi, avec Yary, Léo, Marilyn, Samba et quelques autres ! Que préfères-tu, le matin de 7h45 à 8h15, avant l’arrivée des copains, comme ça, maman fera le trajet deux fois, d’abord pour t’accompagner, puis pour emmener ton petit frère 30 mn plus tard, ou choisis-tu le midi entre 12 h 45 et 13 h 15, et ainsi tu auras 45 mn de pause méridienne pour aller au réfectoire, te laver les mains, pousser ton plateau, manger, desservir ton plateau, aller au toilettes, regarder le marronnier ? Je suis certaine que tu préfères la fin de journée, après l’école, de 16 h 30 à 17 h, mais là, il y a l’étude, tu sais, les devoirs du soir, abolis depuis 1956, mais toujours nécessaires pour qu’un maîtresse soit digne de ce nom aux yeux des parents, et ainsi des enfants ! Alors, après 18 h ? Tu es fatiguée, Marine, 7 ans 4 mois. Mais, c’est pour ton bien. Tu aimais jouer avec Marie-Christine, et revenir en classe, toute fière, montrer le jeu que tu avais appris et que les autres ne connaissaient pas. Comme moi, tu avais aussi besoin d’elle. Vois-tu, Marie-Christine savait ce que je ne savais pas. Les petites victoires essentielles. Marine, as-tu des fous-rires, aujourd’hui ?
Alexandre
Les enfants de l’école l’appellent « Chou-Fleur », pour sa tignasse blonde, presque blanche en cette fin d’été, qu’il porte au dessus de ce corps maigre, tout aussi blanc. Il sourit, blessé, désire, comme tous, être aimé. Je l’observe, juché sur les rondins de bois, sous l’unique marronnier de la cour de récréation. Il mime un chef d’orchestre, baguette imaginaire au bout des doigts. Il n’y a pas de musique, juste des cris et des jeux d’enfants, tout près mais si loin de lui.
Je suis la maîtresse de sa classe, cours préparatoire A. Dès cette première rencontre dans la cour de l’école, Alexandre me fascine. Alexandre sait parfaitement lire depuis qu’il a 4 ans. Alexandre se plaît dans le monde des histoires. Mais je suis celle qui doit aussi lui apprendre à vivre avec les autres : je me heurte à ses désirs, à ses incompréhensions des règles qui lui semblent stupides. Il refuse d’écrire sur son cahier, car il préfère les feuilles, les feuilles volantes, dit-il. Il ne veut pas écrire en lettres attachées car il aime les lettre-bâtons, il prend toujours un stylo vert et jamais un crayon-papier comme je le demande à tous les enfants.
Un mois après la rentrée, excédée par ses envies, je supprime toutes les feuilles de papier qui emplissent sa case, son cartable et la classe. Je m’emporte : « Alexandre, tu as un cahier, je ne te donnerai plus aucune feuille, tu apprends à écrire, comme tout le monde, sur ton cahier et tu écris sur les lignes ! » Il baisse la tête, vexé. La cloche de la récré sonne, je ne le regarde plus, il me fatigue. Après une tasse de thé chaud pour moi dans la salle des professeurs et sans doute une symphonie imaginaire pour lui dans la cour, nous montons dans la classe. Alexandre tient une grande feuille de marronnier dans la main.
« Tiens, maîtresse, c’est pour toi ! Tu n’as pas voulu me donner de feuille, alors j’en ai trouvé une et je t’ai écrit dessus ce poème . »
DE LARBR, ELLE TOMB
DE LARBR, ELLE VIEN
DE LARBR, TU TIEN.
Douze ans ont passé. Alexandre m’a beaucoup appris, je crois qu’il a été assez malheureux à l’école. Je sais qu’il a redoublé plus tard.
Matins. Banlieue Ouest
Un regard noir. Perçant. Profond. Triste. Medhi ne va pas bien ce matin. Dès la porte de la classe, observer leurs regards, chercher dans leurs visages, yeux dans les yeux : ceux qui détournent la tête sont rares, presque tous veulent que j’y lise leurs peurs de la nuit, les cris du matin, la fierté de cette nouvelle robe qui tourne » » aujourd’hui, c’est maman qui vient me chercher ! « . Presque tous. Chaque matin, les accueillir, un à un, les découvrir, chercher à percer quelques mystères qui m’aideront à les aider, mais avant tout, leur dire le plaisir de les retrouver. Tous différents. Sont-ils prêts à vivre une journée à l’école ? Certains cherchent un baiser, une caresse, un réconfort. D’autres ne supportent pas que j’effleure leurs cheveux, que je les touche, mais les yeux, ils aiment presque tous. Presque. Medhi baisse le regard, fuit. Trop lourd à porter. Ce n’est pas le cartable, mais des valises, plus ou moins plombées, pas faciles à poser devant la porte. Ils arrivent dans la classe avec leurs vies, agressifs dès le matin. Avant tout, les regarder, comprendre ce que dit ce regard triste. J’ai confiance en toi, Medhi.
J’ai appris à lire dans les yeux qu’ils m’offrent chaque matin, je décrypte les marques, je sais presque toujours. Presque. Les valises de Medhi sont trop lourdes. Je ne sais plus. » Allez, frotte tes pieds avant de rentrer, laisse tout ce qui te tracasse dehors. Allez, frotte-les fort, tes pieds, très fort. Laisse le visage de maman, hier soir, sur son lit d’hôpital. Laisse le cauchemar qui t’assaille chaque nuit. « . Trop petits, ils sont trop petits. Accepter leurs souffrances sans les porter. Pure Utopie. Se retrouver ensemble, tu n’es pas seul, regarde Thomas est là. La vie continue, tu refuses de parler, tu refuses de travailler, tu te battras pendant la récréation du matin. Le coup du paillasson n’a pas marché.
Je ne peux pas répondre à tes interrogations sourdes et criantes « pourquoi maman est-elle malade ? ». L’école te propose de te lancer dans la vie, de comprendre ce qui est compréhensible, de te montrer un chemin pour vivre avec, de te plonger dans le savoir, le faire, le dire pour assaillir ton cerveau qui ne te laisse pas tranquille, de réfléchir à ce qui ne l’est pas Je suis là pour ça, Medhi. Je suis là pour toi, pour eux, comme une actrice entrant en scène pour son public. La séance ne commence pas à 20 h, mais à 8 h 30. Je connais mon texte, je connais mon rôle et pourtant, ce ne sera que de l’improvisation. Ai-je prévu qu’aujourd’hui Léa me dirait « tu sais, Nathalie, j’ai plus de papa, il est déjà mort ». Ai-je songé, un seul instant, ce qui m’est inenvisageable, un rendez-vous avec une maman cadre supérieure qui, huit mois après la rentrée, finit par prendre le temps de venir me parler, son fils, bien sous tout rapport, agité, très agité à l’école mais que puis-je faire : « le père ne voulait pas d’un autre enfant, je l’ai fait à son insu. Il m’a quitté quand je le portais. Il ne l’a jamais reconnu. Le père vient chercher ses trois frères pour partir à Deauville, le vendredi soir, mais il me le laisse, lui. Que voulez-vous que j’y fasse ? Qu’est-ce que je peux lui dire ? Dites-moi, vous lui diriez-quoi, vous ? »
Trente minutes de soutien par jour. En difficulté d’apprentissage. Tel est votre verdict, Monsieur Darcos.
Balle au prisonnier
Seule dans la classe, le soleil ne s’est pas encore levé, il est trop tôt en hiver. Sans les enfants, j’imagine la séance d’apprentissage prévue, idéalisée comme dans les rêves. Etape 1 : ils se questionnent face à un problème que j’ai élaboré puis étape 2, discussion, confrontation de leurs différents points de vue, un enfant reste enchevêtré, j’ai prévu pour lui, il s’aidera avec une liste de nombres, il y arrivera… Ensuite la mise en commun se fera sous forme de trace écrite dans leur cahier. Demain ils feront des exercices d’entraînement, réussiront tous ! Dans nos préparations de cours, on pense toujours aux élèves en difficulté, mais tant qu’ils ne sont pas devant nous, on oublie qu’apprendre est très difficile.
J’en étais là, à 8 heures du matin, peaufinant les consignes qui leur permettraient de mieux comprendre, lorsqu’on frappa à la porte. Un grand monsieur, scout toujours, suivi par trois mini-scouts bleu marine et vert – non pas vert bouteille, vert sapin – visage inconnu au bataillon, jamais vu. « Madame, je suis le père de Geoffroy », sa femme toujours là, matin, midi et soir, enceinte, avec la poussette triple, un qui dort dans le kangourou au dessus du ventre plein, pourquoi tant de bébés ne la rendent-ils pas heureuse ? La réponse est devant mes yeux : l’homme, le grand scout, pas drôle du tout : « Madame, vous êtes bien la maîtresse de mon fils Geoffroy. Vous l’avez assis à côté d’un dénommé Medhi (aurait-il prononcé un bougnoule) qui gêne considérablement son travail. Je ne connais pas ce dénommé Medhi (aurait-il dit voyou), mais vous pouvez sûrement le punir davantage; en tout cas, changez-le de place dès ce matin. »
La séance idéale n’aura pas lieu. Ne pas pleurer, ne pas le mettre dehors. Sois fier de toi, Medhi ! Tu réussis ce que les grands ne parviennent pas à vivre. Ta maman se bat à l’hôpital. Depuis tes 4 ans, tu vis seul avec sa maladie, avec son amour, avec sa force. Elle tiendra jusqu’à Noël.
Ne pas être à côté « du dénommé Medhi »
« Au revoir, Monsieur » ne suffit pas. Je veux lui dire ce qu’il n’a jamais voulu voir, bousculer ses certitudes, lui renvoyer la haine qu’il jette ce matin, la grosse salissure.
« Vous avez raison, Geoffroy sera mieux à côté de Fatoumata. Medhi est le premier de la classe (joli mensonge, il vacille), son père est Directeur d’école (léger trouble sur son visage), sa mère est en phase terminale d’un cancer généralisé (il se fige), elle n’a plus que quelques jours à vivre (tic nerveux). Au revoir, Monsieur, bonne journée à vous, je dois aller chercher les enfants ». Juste décocher le sourire qui lui fera baisser les yeux. Il tourne la tête. Avaler sa salive, ne plus entendre les mots de son père quand le petit Geoffroy me parlera et ne pas le changer de place, bien sûr.
Dans la matinée, je bouscule la séance de résolution de problème et leur propose une balle au prisonnier. Pour me calmer. Se libérer. Les yeux de Medhi ne disent que cela. Pour la douzième fois, la balle l’a touché. En pleine face. Malgré ses placements judicieux, ses courses effrénées, il s’est déjà fait toucher au pied, à la main, n’a pas supporté de rester prisonnier, derrière la ligne, il s’est déjà libéré une fois, deux fois, dix fois, n’a laissé aucune chance à ses adversaires, à ses coéquipiers, lui le généreux, le gentil, tant ses gestes étaient précis, ses frappes violentes. Il est en nage, attrape le ballon, ajuste son tir, lance toute sa hargne, touche Geoffroy, seul adversaire survivant, gagne à nouveau sa liberté. Les copains sont ébahis. Geoffroy reste prisonnier. Aujourd’hui, à l’école, Medhi a déplacé des montagnes, abattu des murs, il a fait ce qu’il devait faire. La force du petit de l’homme est là devant moi. Visible. Elle me fascine. Le père de Geoffroy a-t-il eu cette force ?
Allison, tu es trop grosse
Les enfants qui apprennent sont persévérants, vaillants, en tirent satisfaction, plaisir de faire, de comprendre. Il est très agréable de les voir ainsi grandir. Ceux qui n’y parviennent pas, ont tout autant de courage, sinon davantage. Pour eux, parfois, on se met à rêver d’une baguette magique qui leur permettrait de ressentir le bonheur de la réussite. J’ai envie d’écrire il était une fois, il sera un jour, un jour entier, où, tel un manchot empereur glissant sur la glace dure et froide de l’école, Allison glissera sur les mots d’une belle histoire, sans faute et sans erreur, comprenant le récit, avec juste le petit effort qui fait du bien quand tout s’éclaircit. Mais elle marche sur cette terre glacée, sans bruit, pour ne pas laisser de trace, et elle tombe de tout son poids dans l’eau glaciale de l’incompréhension. Les mots qu’elle lit se perdent dans le noir, il fait très froid, Allison est toute seule. Autour, les élèves lèvent la main, roulent et cabriolent dans le texte, sans briser les mots qu’elle continue à couper, à hacher menu menu tant ils lui font peur. Ceux qu’elle connait par cœur la rassurent, mais tous les autres la précipitent, la paniquent. Malgré tout, elle n’y arrivera pas. Il sera un jour où sa mère entendra les applaudissements qu’Allison a reçus lorsque qu’après la lecture à voix haute, elle a résumé tout ce que ne disait pas le texte mais que les mots laissaient entendre. Elle a tout compris, ce pachyderme gris était l’éléphant puis la grosse bête, l’intrus dans ce monde de souris. Pourquoi ne vient-t-il pas ce jour où Allison brillera, heureuse de ses succès fragiles ? Que pensent les maîtresses ? Qu’elle est trop lourde pour glisser sur les mots ? Que cette histoire d’éléphant et de souris ne la concernent pas ? Et pourquoi plairait-elle aux autres ? Est-elle si différente ?
Un jour est venu où Mina la maîtresse-de-ceux-qui-ont-du-mal lui a a raconté l’histoire de l’éléphant et des souris. Les petits animaux le craignaient car d’un coup de patte, il pouvait les écraser. Il se savait si gros, si pataud qu’il ne pouvait bouger au milieu d’elles, au risque de les tuer. Le moindre de ses pas les faisait trembler. Bien qu’elles s’enfuissent dès qu’il approchait, l’éléphant cherchait, il aimait leur compagnie, sans savoir comment lever le pied. Un éléphant ne peut jamais être léger. Redevenir petit n’aurait pas suffit, même l’éléphanteau est trop gros. Alors il ne bougea plus, pendant tout le jour, pendant longtemps. Les souris rappliquèrent, reniflèrent ses pieds lourds, et grimpèrent le long de ses pattes pour se trouver sur son dos. D’en haut, le monde était très beau. Avance éléphant, fais-nous voyager, lui chuchotèrent-elles ! D’une seule enjambée, il leur offrit ce qu’elles n’avaient jamais vu. Il se sentit léger, ne brisa plus la glace. L’histoire était écrite mais Mina la maîtresse-de-ceux-qui-ont-du-mal lui avait raconté avec ses mots. Allison me tendit le texte comme un cadeau. C’est bien aussi d’être un éléphant.
Aline
« Aline a mis le doigt dans le cul-cul de Célia ». J’évite de sourire, la mine de la mère de Célia ne s’y prête pas. A peine rentrée des vacances de Noël, je suis convoquée dans le bureau de la Directrice. L’affaire est grave. « Vous n’avez pas dû le voir, mais avant les vacances, pendant la répétition de votre spectacle, Aline a fait cela » répète la maman, en ajoutant que sa fille a mis bien longtemps pour lui en parler. Je cherche rapidement dans ma mémoire, pour situer la scène dans le préau de l’école, quinze jours auparavant, en fin de matinée. Ce jour-là, tous les enfants avaient eu sport, portaient un pantalon de survêtement, donc pas de jupe ou de robe. La répétition s’était bien passée, Célia n’avait pas changé de comportement, Aline non plus.
« Bien Madame, je comprends votre effroi et celui de votre fille. Je vais leur en parler dès aujourd’hui, pour savoir ce qui s’est passé. Je vous appelle ce midi, ou revoyons-nous ce soir.
Non surtout pas, ne dites rien ! J’ai déposé une plainte contre Aline au commissariat. La police va faire son travail. »
Je regarde avec inquiétude ma Directrice, qui me demande de surveiller de près les petites pour que cela ne se reproduise plus : « Fais en sorte qu’elles ne soient plus jamais à côté ». Je sors du bureau abattue : je veux bien entendre ce que disent les enfants, mais de là à les croire sur le champ ! Aline et Célia sont de grandes copines depuis le début de l’année. Célia, toute nouvelle dans l’école, a jeté son dévolu sur Aline, qui redouble dans ma classe. Aline est un « cas », comme disent ceux qui marquent du fer rouge un enfant de sept ans. Trois changements d’école en quatre ans, elle subit le déchirement de ses parents. Connus des services municipaux, ils s’étripent violemment, la mère, superbe jeune femme, refuse le retour dans leur pays d’origine, voulu par le père. Le petit frère d’Aline est d’ailleurs resté là-bas, pour être en sécurité, me dit-il. La fillette est courageuse, souriante, elle se bat pour apprendre, malgré tout, commence à progresser. Je suis très attachée à cette élève, je la connais depuis plus d’un an, elle me parle beaucoup. Célia, fille unique, vit aussi une ambiance familiale difficile. La mère est séparée du papa, qui est resté son patron. Célia vit avec sa mère et sa grand-mère.
J’observe les deux fillettes : Aline ne sait pas ce qui se trame. Je ne dois pas lui en parler. Célia semble gênée, elle est silencieuse, cherche bizarrement la compagnie de son copine. Pas facile de les séparer. Dès la récréation, je vais expliquer mon incompréhension à la Directrice. Pourquoi avoir laisser la mère prévenir la police si vite ? Que signifie une convocation au commissariat pour Aline, déjà si fragile ? La grande affaire d’Outreau est passée par là : « Tacha, ce n’est peut-être rien et dans ce cas-là, nous le saurons », me répond-elle. Je me fâche, explique que Célia est rejetée par Aline, a pu tout inventer . « Tu sais, la police fait bien les choses maintenant, elles seront écoutées. »Bien sûr, les choses finirent mal. Aline fut interrogée, ne comprenant rien à ce qui lui était reprochée. Célia avait tout inventé. Profondément choquée que sa fille soit inquiétée, sans que ni la Directrice ni moi-même ne lui en ayons jamais parlé, la mère d’Aline changea immédiatement la petite d’école. Je comprends parfaitement qu’elle ait réagi ainsi, j’aurais fait de même. Je m’en veux, j’en veux aux adultes qui oublient ce que vivent les enfants. « Oui, mais , si cela avait été vrai ? », me rétorque l’Inspectrice.
« Dans ce cas, seule la prison aurait pu la remettre sur le droit chemin », répondis-je. Je ne sais même pas si mon humour fut compris.
Sophie
Un phénomène cette Sophie. Lorsque je vais la chercher, à peine sortie de la classe elle court partout, saute, pousse de petits cris. C’est une minuscule rousse, pleine de taches de rousseur et de longs cheveux, petite, petite, avec des dents dans tous les sens. Souriante, spontanée, Sophie ne sait pas qu’elle est aussi très inquiétante, que la vie qui se présente à elle, en Cours Préparatoire, est lourde de mauvais présages.
Sa vie d’enfant, c’est sa petit sœur, Aion qui s’appelle Marion, Sophie prononce mal. C’est son papa, handicapé mental, que je croise souvent avec la poussette de la petite sœur, bien grande pour être en poussette, sa maman, au regard de chat fuyant, terrorisée qu’on lui retire ses filles, lors d’une équipe éducative. » Oui, oui, j’irai emmener Sophie au CMP (Centre Médico psychologique), oui , oui, je vais lui faire consulter un orthophoniste, oui, oui, je vais surveiller ses cahiers ». Les services sociaux classent Sophie parmi les enfants en grand danger. Mais seulement surveillés par une assistante sociale et un rendez-vous médical de temps et temps. La psychologue scolaire m’explique que les deux sœurs doivent participer à des jeux d’adultes comme si cela semblait évident et presque logique. D’ailleurs qui du père ou de son frère est-il le père dans cette famille? Mystère.
Le signe de ralliement de Sophie : crier caca puis rire aux éclats. Lorsque l’on essaie de retrouver des mots sur les cartes posées sur la table, lorsque l’on essaie d’écrire sur l’ardoise une syllabe, lorsque l’on répète le son sur lequel on travaille, le caca a envahi sa vie et son esprit. C’est une manière comme une autre de signifier son malaise, de le crier et de nous le faire partager. Par moments, en pointillés, par de toutes petites fenêtres de conscience, je sens que je peux toucher ses facultés d’apprentissage, ça ne dure pas. Cette petit fille ne connaît pas les règles de vie et se comporte comme un petit animal, se lève, saute, s’allonge sur la table, émet des bruits variés lorsqu’elle en a envie. Elle ne tient compte ni de la situation, ni des autres. Lui apprendre à se contrôler. Lui donner la mission d’écouter. De voir dans sa tête. De chercher. De penser. Cela passe aussi par l’affectif, elle veut se frotter contre moi comme un chat, je détourne ces moments. Cela suppose tant de maîtrise de soi-même que cela n’est pas toujours possible. Souvent on rate, on n’y parvient pas. Les autres s’en amusent, leur regard est acéré.
L’an dernier, dans une banlieue plus dure, trop de crasses et de misère humaine, trop de folie et d’enfants se jetant par terre. L’un d’eux, Adama, restait au sol, à la fin de la séance faisant les yeux blancs, je ne pouvais pas le ramasser, je ne pouvais pas le traîner, son appel au secours me hante encore aujourd’hui. Je ne l’ai jamais revu, l’ai-je un tout petit peu épaulé ? Il a pu apprendre à lire, il était d’une lucidité et d’une intelligence extrême mais dangereux pour lui, pour les autres. En agression perpétuelle, persuadé d’être lui-même persécuté, rendant folle sa maîtresse avec un considérable pouvoir de destruction et de nuisance sur l’ambiance de la classe. Disant que personne ne l’aimait et qu’il voulait mourir. Obsédé par le drapeau du pays d’origine de son père, profondément déraciné. C’était le petit homme de sa mère, une fine et douce black séparée du père, enceinte de huit mois. Adama portait ce secret entre eux deux.
Ces quelques portraits d’enfants montrent que les errements de notre société rejaillissent sur les apprentissages de ceux qui nous sont confiés. On ne peut demander à l’école de tout soigner quand au même moment, le Ministre supprime ce qui pouvait un peu les aider : une enseignante spécialisée, un professeur d’école bien formé, qui prennent le temps d’écouter, de créer de nouvelles situations d’apprentissages grâce au jeu, à la littérature de jeunesse, à la confiance retrouvée.
Laura
« Lâche l’affaire, va te promener ce mercredi et YALLA » me susurre une petit voix intérieure influencée par le décès récent de Sœur Emmanuelle. Mais comment lâcher prise en pensant aux yeux plaintifs de Laura coincée entre sa mère qui lui fait suivre trois heures de cours chez Complétude par semaine et sa maîtresse désespérée par son incompétence parce que « même ça, elle n’y arrive pas… ». Je suis là pour soigner la blessure de ces regards, pour lui montrer et lui démontrer tout ce qu’elle sait déjà, tout ce qui va pouvoir lui servir d’appui, de canne pour avancer encore. Parfois, je commence à la voir sourire lorsqu’elle était si fermée quand je l’ai rencontrée. Sa mère, agressive, craignait que j’explore sa vie privée, hésitait à me confier sa fille. Aujourd’hui, Laura comprend que pour lire, il faut regarder dans sa tête et voir ce qui est écrit.
« C’est quoi, un fruit ou un animal, le mot que tu viens d’énoncer? »
La voix tremblante répond un fruit. J’ai gagné. J’accompagne son changement de chemin pour retrouver celui qui la conduira vers la lecture. Mais entre les deux, au carrefour, il faut passer par un terre-plein accidenté et pousser le vélo à la main. C’est pour Laura que j’invente et que je cherche jour après jour le meilleur moyen de soulever le vélo. Même si je suis dans l’incertitude du résultat, elle lira la confiance dans mes yeux.
Comment expliquer la « confusion » persistante du Ministère de l’Education Nationale, et du ministre lui-même, entre le soutien scolaire apporté quotidiennement aux élèves par le maître dans la classe et le soutien psychologique et de reconstruction de l’enfant par les RASED ? Les patachons du Ministère planifient les moments de soutien (quel soutien ?) en dehors de la journée scolaire et aux pires moments On ne s’y prendrait pas autrement si on voulait aggraver les difficultés des enfants à comprendre et apprendre, surtout ceux qui cumulent les difficultés, personnelles, familiales, scolaires, sociales et autres. Le Président de la République et son gouvernement ont renforcé une école à deux vitesses, rejetant ainsi les plus vulnérables, démunis, en souffrance … vers l’échec et la marginalisation. Et on parle d’intégration ?
Hubert Montagner
S’il reste de moins en moins d’enseignants spécialisés dans l’aide des enfants en difficulté, il faudra inévitablement étoffer la formation (initiale et continue) des professeurs d’école qui prendront le relais. La suppression des IUFM et, donc, de la formation en alternance des enseignants le permettra t-elle ? En qualité de maître-formateur, le premier objectif, que je me fixe, est de faire prendre conscience de l’immense responsabilité que nous avons face à de petits êtres en développement. Tous mes actes de formation visent le besoin d’être considéré, d’être entendu, lorsqu’on est un enfant en difficulté. Ces élèves sont prioritaires, parce que sans l’école, ils ne pourront pas apprendre, prendre confiance en eux, se construire. S’il est facile de tenir un tel discours, il est plus difficile de le retrouver dans les pratiques de classe, que l’on soit débutant, ou pas. Je suis là pour les y aider. Je dois aussi rédiger un rapport lorsque je rends visite à un professeur d’école en stage de responsabilité. Malgré l’aspect formatif de cet écrit, il valide positivement (ou pas) les compétences du professeur stagiaire. Ce document administratif est composé de différentes qualités à évaluer ; la première d’entre elle est : « Agir en fonctionnaire de l’Etat de façon éthique et responsable « .
Les compétences relatives à la responsabilité et à l’éthique professionnelles
(compétences concernée, observées, analysées et évaluées au moment de la visite)
Agir en fonctionnaire de l’Etat de façon éthique et responsable :
faire preuve de conscience professionnelle, respecter et faire respecter la personne de chaque élève et la liberté d’opinion ; être attentif à développer une attitude d’objectivité, connaître et faire connaître les principes de laïcité; exercer sa liberté et sa responsabilité pédagogique dans le cadre des textes officiels. Connaître et faire respecter les principes de la laïcité.
La conscience professionnelle est le fondement essentiel qui assure nos enfants du sérieux de celui qui est responsable de leurs apprentissages. C’est la base. Elle se doit d’être portée par une attitude primordiale, indéfectible pour la plupart des formateurs et enseignants, je l’espère : « plus que jamais, la seule règle est le regard positif porté sur l’enfant, même en extrême difficulté » (Programmes de l’Ecole élémentaire, 2002).
Bernard est en CP. Angoissé, il mange les manches de ses pulls, il mâche de la laine. Malhabile, il n’écrit pas bien, forme mal les lettres. Le professeur déchire la feuille. Je lui fais part de la dureté de son geste.
– Oui, mais au moins, il ne recommencera plus.
– Le fait-il exprès ? Demanderais-tu à un cul-de jatte de courir un 50 m ?
– Je dois bien lui apprendre à écrire !
– Oui, lui apprendre. L’aider à apprendre.
– Mais les autres, ils écrivent bien.
J’arrête.
Cette scène-là ne s’est pas déroulée avec un professeur stagiaire, mais face à un enseignant très expérimenté, sûr de son fait, comme il en existe aussi. Remarques assassines, punitions collectives, droits bafoués, ségrégations arbitraires, perdurent chez certains maîtres, parfois désignés comme les meilleurs. Aucune d’excuse pour ceux-là, qui règlent leurs problèmes sur plus petits qu’eux… Le pouvoir de l’adulte sur un enfant est incommensurable. Les petits découvrent l’injustice, la violence. Celle des grands.
Qu’ils soient débutants ou expérimentés, nombre d’entre nous, harassés, malmenés, déboussolés, perdent pied et s’enfoncent dans les pratiques malveillantes de toute notre société pour les enfants. Quels moyens se donne-t-on pour soulager la souffrance des petits, pour aider ceux qui n’arrivent pas à apprendre, à grandir ? La tâche est fort complexe, mais elle mérite, depuis déjà longtemps, que notre République ne se défile plus.
Brimés, incompris, laissés pour compte, éliminés, on les punit, on les exclut, ils ne doivent plus gêner les autres, on ne veut plus les voir, on remplit un PPRE. On se donne bonne conscience en les prenant 1/2h par jour, pendant que les autres jouent, puis on s’étonne et on s’indigne de la violence qu’ils nous renvoient en pleine face…
Rythmes et cadences
« Last, but not least », une autre difficulté portée par nos élèves est le rythme qui leur imposé. Cadence des horaires, non-respect de leur âge, lourdeur des programmes. Tout cela s’est emballé en 2008.
Alors que le monde s’apprête à célébrer le XXème anniversaire de la Charte Internationale des Droits de l’Enfant, il est infiniment regrettable que la « société des adultes » n’accorde toujours pas aux enfants la place qui devrait leur revenir, et le respect qui devrait leur être dû……L’aménagement du temps scolaire est à contretemps des rythmes et du développement des enfants … de tous les enfants, mais surtout ceux qui sont en difficulté, l’organisation de la journée à l’école étant la même de la petite section de l’école maternelle (enfants de trois à quatre ans, parfois de deux à trois ans) au CM2 (écoliers de dix à onze ans). Le passage généralisé de la semaine de quatre jours et demi à la semaine de quatre jours entraîne une augmentation de la pression relationnelle et intellectuelle sur les enfants car les enseignants doivent faire en quatre jours ce qu’ils faisaient en quatre jours et demi. Sous la pression de la hiérarchie, mais aussi parce qu’ils sont convaincus de cette « nécessité », ils privilégient « logiquement » les apprentissages des « fondamentaux » (vocabulaire, grammaire, syntaxe de la langue française ; calcul et mathématiques). Il ne reste plus de temps suffisant pour les autres apprentissages et activités (arts plastiques, musique, chant choral, biologie, histoire, géographie, découverte de l’environnement …), et aussi pour les moments de détente, soupapes absolument nécessaires, surtout lorsque les enfants sont en difficulté. Il faut ajouter le temps consacré aux devoirs à la maison alors qu’ils sont interdits par une dizaine de circulaires ministérielles. Que deviennent en fin d’après-midi les temps d’activités ludiques, d’apaisement, de sécurité affective, de tendresse … avec les parents et les autres partenaires familiaux ou familiers ? La France a ainsi la « super journée » la plus longue du monde. Pourtant, le Ministre de l’Education Nationale qui a institué la semaine de quatre jours, aggravant ainsi les difficultés des enfants vulnérables, en souffrance … se répand maintenant dans les médias en disant qu’il est contre cette semaine. Où est la cohérence ?…
Hubert Montagner – Y-a-t-il une place pour l’enfant dans la société française
La société s’est modifiée sans tenir jamais compte des plus petits, elle les oblige ainsi à passer des journées de plus en plus longues en collectivité. Il y a pire : une nouvelle différence effrayante s’instaure entre les enfants. Dans mon école de la riche banlieue Ouest, il y a ceux, qui déjeunent en prenant leur temps, partent au jardin à 16 heures et développent leur culture, en dehors de l’école le mercredi. Ils sont généralement issus de milieux favorisés, connaissent les codes scolaires, réussissent dans la classe. Et puis, il y a quelques enfants, les plus défavorisés socialement, qui vont à l’école de 8 h 20 à 18 heures, cinq jours par semaine, mercredi compris (cela s’appelle alors les activités périscolaires), sans réelle pause méridienne, puisqu’ils sont pris pour l’aide personnalisée en plus de l’étude du soir. Au lieu de les aider, on les étouffe de travail, on leur plonge la tête dans la collectivité bruyante. Et même pendant les vacances, ils sont aujourd’hui désignés comme ayant besoin de « Remise à Niveau ». Fatigués, dégoûtés, ces enfants-là « subissent » plus d’école, mais pas mieux d’école. Ce n’est pas tant la durée passée devant des photocopies incompréhensibles qui leur permettrait de réussir, mais une réelle pédagogie différenciée menée par des maîtres chevronnés pendant les heures de classe. En faisant croire qu’on offre plus à ceux qui ont moins, on les fait « travailler plus » pour réussir moins. N’ont-ils pas besoin aussi de repos, de temps libre, de mise à distance ? Depuis que ces réformes ont été mises en place, cette injustice est flagrante, la stigmatisation, l’hétérogénéité n’ont jamais été aussi grandes dans ma classe. Il y a ainsi huit propositions de maintien (ne plus dire redoublement) sur soixante-deux élèves de Cours Préparatoire, cette année. Un record absolu, jamais atteint dans cette école privilégiée d’une ville qui l’est aussi. J’entends cette maman me dire : » avec tout ce qu’on fait pour eux maintenant, c’est vraiment qu’ils n’y arrivent pas! « . L’effet pervers d’annonces publiques cache une réalité glaciale. Au lieu d’aider les élèves fragiles, l’aide personnalisée les rend responsables de leurs échecs. L’Institution a tout fait pour eux… Oui, ils sont vraiment nuls. Elle est parvenue à exclure nombre d’entre eux, en se donnant bonne conscience.
Si la plupart des parents ( et des enseignants ?) sont heureux de l’allégement des horaires collectifs, ils oublient l’écrasante lourdeur des nouveaux programmes scolaires, imposée à la rentrée 2008. Soit disant salvatrice, la concomitance des deux réformes, suppression du samedi matin et nouveaux programmes, rendent difficile l’acquisition des savoirs chez … les plus faibles. A chaque niveau de classe, les apprentissages se sont considérablement accrus, mais les élèves disposent de moins de temps pour les acquérir. Cherchez l’erreur ! En Cours élémentaire première année, je dois ajouter à la conjugaison au présent de l’indicatif des verbes du premier groupe, et des verbes « être, avoir, aller », celle de « dire, venir et faire ». La belle affaire ! Dorénavant, l’imparfait, le futur et le passé-composé des verbes les plus fréquents seront maîtrisés. Noyer, noieront, sont noyés, ils le sont, exceptés les quatre ou cinq élèves, qui apprennent sans moi, déjà future élite de la nation. J’ai rapidement cessé d’appliquer ce programme dans ma classe. La surcharge cognitive engendrée par cette course, empilement de couches absconses, crée confusion, perte du goût d’apprendre. J’entends dans la salle des maîtres : « mais t’inquiète pas, ils le reverront l’année prochain ». La pédagogie « Ripolin », qui fait répéter chaque année de la même façon les mêmes règles, parce qu’elles ne sont pas comprises, donc pas retenues, a montré ses limites. Elle ennuie les meilleurs, écarte les plus faibles. Je lui préfère une progressivité des apprentissages, des activités différenciées, leur permettant de maîtriser, peu à peu, des notions essentielles. Oui, je les tire vers le haut, mais je refuse de faire rentrer des connaissances, sans qu’ils n’en comprennent rien. Ils bâtissent leurs maisons du savoir, en construisant des murs solides, des bases pour longtemps. Ils ont du temps libre en classe, y apprennent à conjuguer « ne rien faire », jouent en réinvestissant leurs connaissances, en explorant dans la bibliothèque. Ils apprennent sur la base des programmes de 2002, je l’assume. Ce n’est pas si loin. L’enseignante débutante d’à côté n’ose pas désobéir ainsi. A l’étude dirigée, au mois de mars, je vois certains de ses élèves perdus, quand d’autres maîtrisent les quatre temps verbaux. « Vous faisez bien de viendre », écrit l’un d’entre eux, oubliant qu’il sait correctement le dire. « C’est quoi déjà un GN ? », demande un autre, affolé par l’abréviation barbare du Groupe Nominal. Ils ont sept ou huit ans, tout se mélange, tout va trop vite. Et je ne parle pas du calcul, qui voit apparaître la soustraction à retenue, la division par 2 et 5, quand le système de numération de position n’est pas encore consolidé. Monsieur Darcos voudrait-il diviser nos élèves ?