Par Mario Asselin
« Les gouvernements, les entreprises et les lieux citoyens s’adaptent à la réalité de l’omniprésence des nouveaux médias de communication et en tirent parti. Pourquoi l’école refuserait de prendre avantage des opportunités que ces moyens offrent ? » Consultant écouté des deux cotés de l’Atlantique, rédacteur d’un blog célèbre, Mario Asselin est aussi un ancien directeur d’école. Alors qu’un mouvement se dessine au Québec pour retirer des réseaux des écoles les filtres Internet, Mario Asselin interpelle l’Ecole : vaut-il mieux censurer ou éduquer ?
« L’urgent n’est pas de former les enseignants aux nouvelles technologies, il est d’abord de les former à la pédagogie. » P. Frackowiak (1)
Depuis plusieurs années, le réseau Internet est devenu accessible au grand public autant dans les agglomérations urbaines que dans les campagnes. La dernière enquête de l’association Fréquence écoles (2) montre que près de 9 jeunes sur 10 utilisent «le réseau des réseaux» au moins une fois par semaine. Ils consultent des pages Web, ils y diffusent du contenu, ils échangent avec des internautes et ils se divertissent abondamment tout en étant branché sur le Monde. La fréquentation Web est souvent liée à la construction de leur identité puisque c’est le lieu par excellence d’affirmation de soi. Si ce «m’as-tu vu» exaspère bien des adultes en autorité, force est d’admettre que l’apprentissage du fonctionnement d’Internet ne se passe pas en classe, en milieu scolaire. L’enquête Fréquence écoles nous est utile ici encore:
«L’enquête montre que les jeunes ne sont pas satisfaits de leur utilisation d’Internet à l’école, car ils se sentent bridés dans leurs pratiques. Ils préfèrent utiliser Internet dans un cadre privé.»
C’est que les établissements scolaires bloquent plusieurs des sites Web utilisés par les jeunes pour interagir. Les responsables des réseaux informatiques considèrent qu’il vaut mieux interdire l’accès à ces sites prisés par les jeunes plutôt que de recréer à l’école un environnement semblable à celui que les jeunes rencontrent hors de l’école. Il faut se demander si l’installation de ces filtres est un geste responsable de la part de ceux qui dirigent l’école. En créant à l’intérieur des murs d’un lycée ou d’un collège un milieu différent de celui dans lequel un adolescent évolue, on lui lance le défi d’apprendre à contourner ces barrières en plus de lui exprimer jusqu’à quel point on ne lui fait pas confiance dans sa capacité de discernement. De plus, on le laisse apprendre seul, souvent sans l’encadrement approprié, les clés de lecture qui pourraient lui être utiles pour composer avec les pièges que contient La Toile et pour discerner le vrai du faux, l’utile du potin et le savoir de l’opinion. L’école compte sur les parents, faut-il l’assumer. Les parents, eux, pensent les enfants dans leur chambre à coucher alors qu’ils sont sur l’autoroute de l’information…
Les écoles sont souvent portées vers les interdits. À entendre les parents qui rejettent souvent les responsabilités éducatives vers les établissements scolaires, c’est difficile de leur jeter la pierre. Pourquoi prendre la chance d’un blâme causé par une mauvaise fréquentation Web quand il semble plus facile de bloquer? Pourtant, les jeunes produisent beaucoup de contenus sur Internet et s’intéressent énormément à la diffusion à un large public. Personnellement, je ne comprends pas pourquoi l’école ne tente pas de récupérer ces situations qui peuvent devenir de formidables occasions d’apprentissage quand un pédagogue s’assurent de les lier au cursus scolaire.
Sur mon bloque (3) , j’ai identifié cinq mythes qui sont souvent à l’origine de cette décision d’interdire plutôt que de responsabiliser à l’école. Je demeure fasciné par celui qui laisse entendre que les sites du Web participatif représentent de belles pertes de temps, autant pour les élèves que pour les membres du personnel. C’est parce que l’école est encore dans un mode où toute la connaissance doit passer par la tête d’un enseignant avant de transiter vers celle des élèves que ce mythe tient solidement dans les réunions administratives des décideurs scolaires. Pendant combien de temps encore considèrera-t-on qu’il est impossible d’utiliser les dispositifs comme les blogues ou les réseaux sociaux pour apprendre ou construire ses cours ? Ils peuvent devenir des leviers très puissants au service des apprentissages (4) .
À ceux qui disent que les sites bloqués montrent le pire d’Internet, c’est-à-dire, qu’ils sont pleins de contenu violent, pornographique et diffamatoire, incompatible avec les valeurs d’un milieu scolaire, je réponds que le blocage est loin d’être étanche et crée un faux sentiment de sécurité qui est souvent bien pire que le mal qu’il veut prévenir. En plus de bloquer de très bons sites qui pourraient être utiles, les mécanismes et processus utilisés pour exercer un certain discernement compliquent à outrance la vie professionnelle des enseignants. Le temps perdu à remplir des formulaires de demandes d’exemptions qui font de multiples aller-retour, motivés par l’obligation d’être certain du bien fondé de la requête finit par décourager les plus tenaces. Ce temps précieux n’est pas consacré à l’enseignement et à l’encadrement dans un contexte de grands changements à opérer en éducation à l’heure des réformes et de l’arrivée massive des nouvelles technologies. De plus, si c’est vrai qu’il y a du contenu offensant à proscrire des salles de classe, l’éducation par la responsabilisation demeure le moyen le plus efficace, à moyen terme de s’assurer de remplir notre mission éducative.
Je suis de ceux qui affirment que c’est plus dangereux de ne pas éduquer devant la présence de dangers potentiels que de mettre à l’Index et de risquer que les jeunes soient confrontés aux mêmes dangers (hors de l’école) sans les moyens d’y faire face.
Enfin, pour ce qui est des risques liés au fait de donner la parole aux gens par les sites de l’école, on a le choix. Ou on laisse les gens continuer de critiquer sans possibilité de donner son point de vue dans un lieu géré par l’école, ou on s’ouvre à cette possibilité, tout en se donnant un code de déontologie ou une charte de modération de commentaires; ainsi, on apprend à s’adapter à ce nouveau mode de communication axé sur la transparence et l’imputabilité. Les gouvernements, les entreprises et les lieux citoyens s’adaptent à la réalité de l’omniprésence des nouveaux médias de communication et en tirent parti. Pourquoi l’école refuserait de prendre avantage des opportunités que ces moyens offrent d’autant plus que pendant ce temps où elle bloque, elle fait la preuve quotidiennement des inconvénients liés au fait de se mettre la tête dans le sable.
Les filtres Internet dans les écoles existeront-ils encore bien longtemps? L’école doit se demander où réside sa responsabilité… Continuer d’être un lieu où elle illustre que ce n’est qu’en apparence qu’elle montre «patte blanche» ou devenir cette institution où des éducateurs ont suffisamment d’ascendant sur les élèves pour briser ce mur «coupe-feu intergénérationnel» (5) et éduquer à la responsabilité des nouveaux médias. Certains endroits éducatifs font ce pari au Québec et ailleurs; les résultats sont prometteurs… (6)
Mario Asselin
Notes
1 Tiré du texte Le piège du numérique, publié au Café Pédagogique le 22 avril 2010,
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/0[…]
2 Cette enquête a été réalisée par deux sociologues des médias, Élodie Kredens et Barbara Fontar, qui ont interrogé des jeunes et leurs parents en entretien individuel et des élèves du primaire au lycée par l’intermédiaire d’un questionnaire sur leurs usages d’Internet. http://www.lesechos.fr/medias/2010/0426//0205010287[…].
3 Ce billet «Ma c.s. bloque l’accès aux sites Internet du Web participatif: cinq façons de les convaincre de se montrer plus responsable!»,
http://carnets.opossum.ca/mario/archives/2009/10/c[…] .
4 J’ai signé un texte au Café Pédagogique sur ce sujet dans un mensuel, en 2005,
http://cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse[…]
5 L’expression vient de Don Tapscott rapportée dans un billet de Laura Varlas « Tapscott on Changing Pedagogy for the Net Generation»,
http://ascd.typepad.com/blog/2010/03/tapscott.html .
6 Sur ce sujet, on peut écouter cette entrevue accordée par un directeur adjoint d’une école secondaire au Québec à l’origine d’un programme qui intègre les TIC aux apprentissages,
http://www.radio-canada.ca/emissions/lapres-midi[…]
Mario Asselin
Mario Asselin est avant tout un entrepreneur en éducation. Directeur général chez Opossum, Apprentissage et technologies (une division de iXmédia), il intervient dans plusieurs projets où les TIC sont au service des apprentissages. Il a d’abord été reconnu pour son expertise et ses interventions rassembleuses dans le milieu scolaire. Au départ, en tant que directeur d’écoles, postes qu’il a occupés pendant une quinzaine d’années, au secondaire et au primaire après quelques années d’enseignement et d’animation. Il intervient auprès des institutions, des entreprises et des ministères au Canada et en France. Il anime vigoureusement un blogue très fréquenté, «Mario tout de go» qui est devenu une composante de son portfolio numérique et sur lequel il entretient des conversations Web depuis plus de sept ans. Il est l’une des dix personnes les plus influentes du Web québécois selon un panel d’experts formé par Radio-Canada.