Joël Briand,
maître de conférences en mathématiques
– IUFM d’Aquitaine
J’ai
écrit ce texte à la suite de quelques
conférences pédagogiques effectuées
cette année à l’école
primaire. Lors de ces rencontres, j’ai pu constater
à la fois la fréquence de certaines questions
liées aux programmes, à la nature des savoirs
enseignés, aux évaluations, au manque de temps
pour enseigner, mais aussi une curiosité toujours
là à propos de l’enseignement des
mathématiques. Ce texte, sans doute un peu touffu
prétend faire une sorte de synthèse de ce qui
s’est souvent débattu lors de ces rencontres.
Préambule
Dans l’enseignement
des mathématiques à l’école
primaire, on distingue au moins deux types de contraintes :
– La première
est celle des savoirs à faire acquérir.
Quels contenus mathématiques doit on enseigner à
des élèves du début de la
scolarité obligatoire ?
– La
deuxième est celle de la façon de les enseigner.
Les programmes de
l’école primaire ont toujours pris en compte ces
deux contraintes. Issus de tensions multiples, ils encouragent souvent
une démarche
« constructiviste »
d’acquisition des savoirs mathématiques tout en
imposant l’acquisition de savoirs quelque fois
« datés » ou/et
très complexes (complexes : par exemple le produit
de deux nombres décimaux). Les modifications devenues trop
fréquentes des programmes de l’école
primaire me semble être un signe de
fébrilité d’une
société. Ces programmes, surtout ceux de
l’école primaire, sont de plus en plus
exposés à la société toute
entière, sans précaution : chacun donne
son avis, exprime ses préconisations. La
conséquence est que les enseignants concernés
sont un peu désorientés. Par ailleurs, les
évaluations tendent à faire en sorte que les
professeurs se centrent presque exclusivement sur
l’évaluation des savoirs (en fin
d’apprentissage) en venant à négliger
l’évaluation de l’évolution
des connaissances
(en cours d’apprentissage) qui émergent.
Devant cette tous ces faits,
comment conserver sang froid et enthousiasme ?
Programmes et
conservatismes :
Les programmes :
Ils sont encore plus
qu’au collège et au lycée le
résultat de pressions diverses émanant de ce
qu’Yves Chevallard appelle non sans humour
« la noosphère »
(éty : le groupe des gens qui savent). Cette
noosphère est constituée de plusieurs
composantes. On peut citer de façon non exhaustive
l’Académie des sciences, l’Inspection
Générale, les mathématiciens, les
professeurs de mathématiques, les chercheurs en didactique
des mathématiques, les sciences de
l’éducation, les auteurs de manuels, les
éditeurs scolaires, mais aussi tel ou tel personnage public
qui, pour une raison ou une autre, sera amené à
donner son avis sur la question.
Pour construire les
programmes, le ministère de l’Éducation
Nationale fait tantôt appel à des
équipes constituées de personnes
impliquées dans l’enseignement des
mathématiques à l’école
primaire, tantôt à une seule personne ou un groupe
restreint pour construire les programmes. Il n’y a pas de
procédure définie. In fine, c’est le
ministre qui décide, après aval de la commission
nationale des programmes. Mais les programmes étant devenus
très exposés, y compris
médiatiquement, les chances de les voir évoluer
en s’appuyant sur des résultats de recherches
plutôt qu’en voulant faire consensus se
réduisent.
Les
occasions manquées
En fait, la plupart du temps,
le courage politique manque pour relayer des résultats
connus depuis longtemps. Je prendrai un exemple parmi
d’autres : au cours des années 70-80, des
recherches ont montré que l’algorithme
« per gelosia » de la
multiplication, même enseigné de façon
transmissive, permettait l’amélioration des
performances des élèves de CM2 de
façon significative. Cet algorithme faisait
d’ailleurs la page de couverture des manuels ERMEL du cycle
élémentaire tome 2 lors de
l’édition. 1978. Mais ce travail s’est
perdu, au gré des modes, et les jeunes collègues
rencontrés lors de conférences
pédagogiques ignorent l’existence même
de ce procédé et les améliorations des
performances des élèves qu’il
permettait d’observer. D’autres s’en
souviennent comme d’un « bel
exercice » de formation bien vite oublié
fasse aux « réalités du
terrain »…
On pourrait citer
d’autres exemples : pourquoi ne pas
préconiser l’algorithme de la soustraction
« à la
russe » qui est proche du calcul
réfléchi et qui permet un entraînement
à l’utilisation de la numération. Par
exemple, pour effectuer 123-87, penser que cela revient à
126-90, par conservation des écarts, ou 136-100
donc à 36 conduit à une opération plus
fiable que d’avoir à travailler sur la
soustraction posée qui obligera ici à travailler
deux retenues. Difficile ? Non, à condition
qu’en amont les nombres aient été
travaillés dans leur représentation topographique
sur la file numérique afin que les termes
« être proche de »,
« être à
côté de »,
« être entre »,
« avoir le même
écart »… qui sont issus du
langage spatial aient pris du sens.
Mais hélas, les
contenus à enseigner à
l’école primaire sont plus régis par
des effets de mode que par des améliorations
d’ingénieries.
Un peu d’histoire
Et la liste pourrait
s’allonger des occasions perdues. Petit rappel
historique : la façon de dire les nombres
(décomposition auditive) (soixante dix qui évoque
60+10, quatre vingt qui évoque 4×20, quatre vingt dix qui
évoque 4×20 + 10, restes sociaux d’une
« base » vingt) constitue un
obstacle à la construction de la numération.
Condorcet avait déjà pointé cet
obstacle et s’élevait contre cette
façon de « parler la
numération ». Il proposait de dire
« dix un »
« dix deux », etc., comme on dit
« dix sept », et
« duante » (au lieu de
« vingt ») pour rappeler deux
dizaines comme cela se fait pour
« trente »,
« quarante ». Tout aussi
logiquement, il préconisait
« septante »,
« octante »,
« nonante ». (ci contre une
partie de la préface de l’ouvrage posthume (1799)
de Condorcet « Moyen d’apprendre
à compter sûrement et avec
facilité » qui fait
référence à la leçon
n° 2 du manuel). N’oublions pas que le
système métrique s’est
imposé en France parce qu’un système
politique (1795 la convention nationale) avait eu le courage
d’imposer un outillage qui allait permettre à un
grand nombre de personnes de maîtriser la mesure (et aussi de
centraliser le pouvoir et de limiter les fraudes…). Il est
vrai que c’était le siècle des
lumières.
A la même
époque, Condorcet préconisait pour les enfants un
procédé de calcul de la soustraction
d’une grande modernité : (intercaler un
nombre muni de « plein de 9 »)
Ce qui permettait de ne pas
avoir de soustractions à retenues…
Conclusion
Le système
métrique a été adopté
(remis en cause à deux reprises par Napoléon I et
III pour des raisons populistes)…et la soustraction de
Condorcet n’a pas fait recette. On voit bien, et
l’histoire est là pour ça, que des
infléchissements importants ne peuvent se
réaliser sans volonté politique. Cela comporte
des risques bien sûr. Le système
métrique fut très impopulaire à ses
débuts.
La façon
d’enseigner les mathématiques, les conditions
d’enseignement
Dans ce nouveau climat de
surexposition médiatique des programmes, les obligations de
résultats des enseignants sont elles aussi mises en avant.
Les modèles de l’entreprise (évaluation
des compétences, des performances) sont
transposés sans que l’on ait bien pris la
précaution préalable de faire de cette
transposition un objet d’étude.
Par exemple, les
évaluations nationales évaluent essentiellement
des savoirs et c’est normal. Mais pour construire ces
savoirs, l’enseignant doit faire évoluer des
connaissances. Il doit donc évaluer en temps réel
l’évolution de ces connaissances. Cette partie de
l’évaluation est délicate et
relève de la seule responsabilité de
l’enseignant. Elle ne se confond pas, ou ne devrait pas se
confondre avec l’évaluation des savoirs acquis
qui, elle, peut être consolidée,
objectivée, enrichie par un regard externe, type
évaluation nationale. La formation à la seule
évaluation des savoirs (terminale) risque de conforter des
modèles d’enseignement contestables (il est plus
facile d’enseigner les savoirs que de faire
émerger des connaissances) qui privent
l’élève de l’initiation
à une vraie activité mathématique.
Or, la pratique de
l’activité mathématique (de
l’activité scientifique en
général d’ailleurs) est aussi un moyen
d’éduquer : écoute de
l’autre, remise en cause d’apriori,
médiation par la parole ou l’écrit,
argumentation, réfutation d’hypothèses,
etc. Cette façon de concevoir l’enseignement des
mathématiques est partagée par une grande partie
de la communauté scientifique internationale. Elle
n’idéalise pas un comportement qui ne serait
réservé qu’à une
élite (professeurs et élèves), bien au
contraire, elle devient urgente dans des groupes sociaux qui manquent
parfois de repères. Actuellement, dans certains
collèges, les élèves ne peuvent pas
admettre que l’on puisse faire des hypothèses
différentes dans une classe :
« t’as qu’à nous dire
ce qui est vrai » disent-ils au professeur. Les
débats dégénèrent parfois
car débattre ne fait plus partie des pratiques sociales
habituelles de certains. Pour autant faut il renoncer ? Ou
passer à l’enseignement dogmatique ?
Une autre interrogation est
celle de la démarche à adopter
lorsqu’un élève est en
difficulté. On se situe là dans l’aide
individualisée. Penser que lorsque un
élève est en difficulté, il est plus
profitable pour lui de rabattre son aide sur l’acquisition de
mécanismes appris est contre productif pour plusieurs
raisons :
– il donne une image
déplorable des sciences,
– il prive
l’élève d’une confrontation
à des événements simples (des
situations) sur lesquels il peut avoir petit à petit prise
en construisant des modèles simples (des savoirs scolaires),
– il constitue un
frein à la construction du citoyen. (On pourra lire avec
profit les écrits de Jean-Pierre Terrail ou Jean-Yves
Rocheix à ce propos).
Mais on voit bien que
l’activité mathématique
étant une activité sociale, une trop grande
distance entre l’aide individualisée et ce qui se
passe dans la classe entière discrédite
l’action des enseignants.
Les mathématiques,
comme toute activité humaine sont (devraient être)
un lieu propice à l’affirmation
d’hypothèses, de prévisions mais aussi
à leur remise en cause par confrontations à la
réalité. Cela passe par des écrits,
des débats, l’acceptation de
l’argumentation. Bien sûr se lancer dans un
enseignement des mathématiques visant cela, y compris donc
avec des enfants déclarés en
difficulté, semble plus risqué, non pas du point
de vue des résultats, mais parce que les aides
professionnelles ne sont pas facilement disponibles, et parce que
l’isolement pédagogique est possible. Les
évaluations sont d’ailleurs muettes à
ce sujet, alors pourquoi se préoccuper de cela ?
Les recherches autour
d’une théorisation des
phénomènes d’enseignement des
mathématiques
Les recherches en didactique
des mathématiques datent des années 1970. Elles
ont permis de construire, et de continuer à faire
évoluer des théories qui cherchent à
modéliser le mieux possible des situations et des
organisations scolaires conduisant à la maîtrise
de savoirs mathématiques. Ce mouvement s’est
créé à partir d’observations
nombreuses faites dans des classes. Le théorique qui en
résulte vise, à terme,
l’amélioration de l’enseignement des
mathématiques mais ne prétend pas
résoudre tous les problèmes posés
actuellement dans cet enseignement. Un peu comme la recherche
médicale ne peut prétendre guérir
immédiatement les maladies qu’elle cherche
pourtant, à terme, à endiguer.
Au cœur de la
formation, qu’elle soit en IUFM ou en circonscription, les
concepts utilisés par les chercheurs ont vite
diffusé avec toutes les déformations, les manques
de précautions que l’on peut imaginer. Cette
confusion entre l’élaboration d’un
modèle d’analyse des
phénomènes d’enseignement et le travail
de formateur devant permettre des efficacités
immédiates a été à
l’origine de prises de positions
extrêmes : d’un côté
les aficionados de la théorie, de l’autre les
détracteurs. Les uns comme les autres, en
confondant recherche et formation n’ont pas rendu service
à la recherche en didactique.
Le travail de formateur consiste à effectuer un travail de
transposition d’une théorie
d’apprentissage à l’exercice du
métier d’enseignant. C’est un vrai
travail et aussi un vrai sujet d’étude.
Dans ce cadre, le travail du
professeur consiste à proposer à
l’élève des situations qui produisent
des connaissances et de savoirs. Pour l’enseignant se pose la
question de l’organisation de ces situations en classe.
Situations d’apprentissage, mais aussi situations
d’institutionnalisation, d’entraînement,
de consolidation. Or force est de constater que bien souvent les
professeurs ne proposent toujours pas de telles situations
d’apprentissage, c’est-donc que les résultats de
travaux expérimentés y compris dans des classes
difficiles n’ont pas diffusé suffisamment pour que
les professeurs les étudient, s’en emparent et les
utilisent éventuellement dans leurs classes.
Les ouvrages scolaires et les programmes
Dans certains ouvrages
scolaires, les situations d’apprentissage ne sont souvent
vues que comme des phases préparatoires, un
échauffement, mettant en scène des
prérequis. Elles ne font pas apparaître la ou les
questions problématiques motivant et
générant l’étude
à entreprendre. L’enseignant est alors
implicitement encouragé à ne pas mettre en
scène dans sa classe une situation de découverte,
mais plutôt à l’évoquer sous
forme d’une évocation, d’une histoire.
De ce fait, il se contente de transmettre de la meilleure
façon possible un savoir quasiment
« déjà
là » ,ce qu’Yves Chevallard
appelle la « visite du
musée » , sans que
« chacun sache pourquoi on visite cette salle
plutôt que l’autre ».
Les programmes contribuent
aussi, à leur façon, de façon
involontaire, à ce rabattement au tout
transmissif : le découpage en chapitres, et
« en petites marches », chacun traitant
d’un thème particulier, tend à faire
disparaître les questions à fort pouvoir
générateur d’études et de
recherches (Yves Chevallard parle d’ « autisme
thématique »). Ils exigent l’acquisition
de savoirs, mais ils ne disent rien sur :
– Les
problèmes que ces savoirs sont censés
résoudre
– Les raisons
d’être de l’étude de ces
notions
– En quoi ces
savoirs sont utiles pour l’instruction des citoyens, donc
pour la société
– comment ces
savoirs se rencontrent dans la « vraie vie »… ou
dans les mathématiques.
Si on suit les programmes
sans aucun recul, on est donc amené à faire cette
visite du musée évoquée plus haut. Or,
« Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une
réponse à une question. S’il
n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance
scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné.
Tout est construit. » Gaston Bachelard, La formation de
l’esprit scientifique, 1938
La position de la
communauté des mathématiciens
On vient de voir que les
travaux issus des recherches des 30 dernières
années avaient beaucoup de mal à être
connus, diffusés et adaptés aux
différentes configurations scolaires. Ce travail de
diffusion est donc à poursuivre et doit être
épaulé par la communauté
entière des mathématiciens de tous horizons.
Dans les
universités, on trouve quelques mathématiciens,
parfois prestigieux dans leur domaine, qui ignorent parfois ce travail
accompli dans les IREM (Instituts de recherche pour
l’enseignement des mathématiques), et les IUFM.
Devant les difficultés que continue à
connaître l’enseignement des
mathématiques, ils préconisent le retour aux
méthodes d’enseignement traditionnelles
à l’école primaire, ignorant ou
feignant d’ignorer des travaux avérés
(cf l’algorithme de la multiplication vu plus haut) et
pensant peut-être que la société du
XXI° siècle est proche de celle de leur enfance.
C’est une minorité qui se constitue toutefois en
groupe de pression auprès du ministère (elle peut
prétendre participer à la noosphère).
Elle risque, par ses actions, de faire confondre recherches en
didactique et actions de « pédagogues
minimalistes ». Elle prône le retour aux
« vraies valeurs ». Or, en ces
temps perturbés, il est facile de trouver refuge vers ce qui
se « faisait avant ».
L’enseignement des mathématiques a pourtant
déjà payé cher les conseils
spontanés de mathématiciens n’ayant pas
voulu faire le même effort de recherche sur
l’enseignement de leur discipline que dans leur domaine
d’étude : la catastrophe de
l’arrivée massive et non
réfléchie des
« mathématiques
modernes », il y a 40 ans, aurait pu
pourtant servir de leçon.
Pourtant la grande
majorité des mathématiciens, dès les
années 1970, avait déjà compris que
l’enseignement des mathématiques était
un sujet d’étude qu’elle devait prendre
en compte. Les IREM créés dans les
universités ont ouvert un formidable champ
d’activités et de recherches que beaucoup
d’autres pays ont copié…et que
d’autres disciplines en France souhaitent toujours obtenir.
Au sein de ces IREM, l’enseignement primaire a fait
l’objet de nombreuses études et
d’avancées. De plus, en France, seules les
mathématiques reconnaissent comme faisant partie de leur
« section CNU » des recherches
sur l’enseignement des mathématiques. En
d’autres termes, toute personne qui veut faire une recherche
sur l’enseignement de sa discipline, s’il ne
s’agit pas de mathématiques, doit le faire dans
une section (70°) qui ne relève pas explicitement de
sa discipline. Les mathématiques sont donc la seule
discipline qui accueille en son sein les recherches sur son
enseignement. C’est en grande partie ce qui explique la
vitalité de la recherche française en didactique
des mathématiques et sa reconnaissance, bien souvent plus
à l’étranger qu’en France. Il
ne faut pas perdre ce capital précieux.
Cet enseignement est–il
réservé à une une
élite ?
Il est tout à fait
compréhensible qu’un professeur des
écoles qui a 8 disciplines à enseigner ait des
difficultés à construire une pratique de
l’enseignement des mathématiques telle que nous la
souhaitons tous. Il est donc important pour lui de se donner les moyens
de se former. Les professeurs des écoles qui sont
déjà engagés dans ce type
d’enseignement constituent non pas une élite mais
des personnes ressources qui montrent que l’on
n’est pas dans l’utopie.
Cet enseignement est-il
destiné à une élite du
côté des élèves ?
Une approche des mathématiques telle que nous la concevons
n’est pas un élixir miraculeux qui
guérirait de tous les maux. Rappelons que les
élèves en échec électif en
mathématiques à l’école
primaire sont très minoritaires et que l’on
rencontre le plus souvent des élèves en
difficulté intra disciplinaire. Néanmoins, nous
avons pu constater (C.Pezé ASH Bordeaux) que la
confrontation à des situations d’apprentissage
dans des séances de soutien individuel (Maître E)
contribuait à la restauration de l’estime de soi,
au retour d’une confiance perdue. Pour autant, il convient
d’être précis sur les conditions
à créer pour qu’une
remédiation (ou un ré-apprentissage)
s’effectue. L’idée
communément admise, par exemple, que, pour faire des
mathématiques il faut manipuler, est porteuse de graves
malentendus. Si les questions se résolvent par du
matériel, alors il n’y a aucune raison (sauf
l’obéissance) pour s’investir dans des
écrits, des tracés. Prenons un exemple en grande
section ou au cours préparatoire : si, pour faire
comprendre que 4+3 font 7, le professeur montre 4 objets puis 3 et fait
compter le tout (7) et fait écrire alors 4+3 = 7, il montre
par là même que l’on pouvait
résoudre le problème en comptant des objets. Il
montre donc que l’écriture 4 + 3 = 7 ne sert pas
(sauf à établir un contrat
prof-élève). L’écriture 4+3
= 7 sera retenue par ceux des élèves qui ont bien
intégré qu’au-delà de la
manipulation, ce qu’il fallait retenir,
c’était le savoir affiché par le
professeur. En fait, dans une telle activité, le professeur
ne fait qu’expliquer la règle d’un jeu
qui devrait, si on voulait permettre à tous
d’apprendre, être le suivant : mettre 4
objets dans une boîte, 3 dans une autre, puis verser le
contenu de la seconde dans la première et mettre un
couvercle pour cacher la nouvelle collection : le jeu consiste alors
à prévoir, en se servant d’un crayon et
d’une feuille de papier, ce qu’il y a
d’objets dans la boîte fermée. Les
élèves proposeront des stratégies
variées (comptage à l’aide des doigts,
dessins des boîtes et des objets, nombres, etc.). Bref, ils
construiront un langage. L’ouverture de la boîte
permettra de valider (ou d’invalider) les
prévisions obtenues par les gestes ou/et les
écrits. Il faudra peut-être rejouer plusieurs
fois. L’écriture 4 + 3 = 7 (écriture
experte) qui sera donnée par le professeur sera une autre
façon d’écrire ce que les
élèves avaient produit. Le rapport à
l’écrit n’est pas du tout le même.
Les mathématiques naissent parce que tout ne se
résout pas par manipulation. Conclusion provisoire
Pour conclure, les travaux
effectués sur les classes
« difficiles » montrent en quoi
l’activité mathématique
conçue comme pratique sociale est une voie pour
recréer un lien dans la micro-communauté classe.
J’ai déjà dit
qu’actuellement, dans certains collèges, proposer
de telles situations devient difficile tant le tissu social est
détérioré. Les
élèves ne comprennent pas le professeur lorsque
celui-ci leur demande de faire une hypothèse qui sera
vérifiée (ou non) un peu plus tard. Je prendrai
un exemple qui m’a été donné
récemment par un récent stagiaire nouvellement
nommé professeur de mathématiques (T1) dans un
collège d’une banlieue parisienne. Il
s’agissait de faire travailler les
élèves de 5e sur
l’inégalité triangulaire,
c’est-à-dire, voir à quelle condition trois
nombres peuvent être les mesures des
côtés d’un triangle ou non. On sait que,
par exemple, avec 2, 7 et 10, on ne peut pas construire le triangle. Un
travail étudié depuis longtemps en didactique des
mathématiques
est celui-ci : proposer de faire construire un triangle dont
les côtés mesurent 2, 7 et 9 cm. Les recherches
ont en effet monté que les élèves
parviennent très bien à construire un tel
triangle (un peu aplati certes !) alors que,
mathématiquement (2+7 = 9) ce triangle devrait se
réduire à un segment. Faire vivre cette
contradiction dans la classe aboutit à des débats
très productifs sur le contrôle, par les
mathématiques, de la réalité. Or voici
son récit :
« Mon
activité ce jour- là était vraiment
intéressante d’un point de vue mathématique: il
s’agissait de leur demander de construire un triangle qui
n’était pas constructible (2 7 9). Alors un débat
devait s’enclencher entre les élèves qui avaient
réussi la construction en
« trichant » un peu et ceux qui
au contraire pensaient que la construction était impossible.
A priori, c’est une situation féconde car les
mathématiques permettent de mettre d’accord tout le monde
via un raisonnement. Bref, j’étais très
enthousiaste à propos de ce truc. Et bien ça a
complètement foiré ! Ils n’avaient absolument pas
envie de se convaincre les uns les autres mais plutôt de se
vaincre! Ils s’engueulaient comme du poisson pourri et il
m’était impossible de gérer ça.
Déçu, j’ai dû reprendre la
classe en main en faisant un cours magistral. »
Les débats
dégénèrent parfois car ils ne font
plus partie de l’environnement social habituel de ces
élèves. Les situations d’apprentissage
mises en scène par le professeur l’expose
à ce type de réaction, surtout au
collège. Ces élèves auraient-ils pu
être habitués à pratiquer le
débat scientifique plus tôt, à
un âge où ils en auraient tiré
bénéfice pour leur éducation ? Est-ce
déjà trop tard au collège ?
L’école peut-elle tout ? Pour autant
faut-il renoncer et passer à
l’enseignement dogmatique ?
L’école primaire est heureusement plutôt
à l’abri de ce que rencontre ce jeune professeur.
Raison de plus pour y jouer le jeu des mathématiques
construites.
Notes :
1.
connaissances : nous empruntons à J. CENTENO et G. BROUSSEAU
(1992) les définitions suivantes :
CONNAISSANCES : « Les connaissances sont les moyens transmissibles (par
imitation, initiation, communication, etc.) mais non
nécessairement explicitables, de contrôler une
situation et d’y obtenir un certain résultat
conformément à une attente ou à une
exigence sociale. ».
SAVOIR : « Le savoir est le produit culturel d’une institution qui a
pour objet de repérer, d’analyser et d’organiser les
connaissances afin de faciliter leur communication, leur usage sous
forme de connaissances ou de savoirs et la production de nouveaux
savoirs. Dans certaines situations (action formulation ou preuve) le
même résultat peut être le fruit d’une
connaissance de l’acteur ou le fruit d’un savoir, ou les deux.
Dans certaines situations, l’élève a
besoin de connaissances que l’école
n’enseigne pas, mais qu’il doit pourtant mettre en
œuvre pour apprendre le savoir ou pour utiliser ce
qu’il a appris. »
2
Cette confusion entre la nécessité pour les
chercheurs de travailler un modèle et l’usage sans
précautions de transposition de concepts issus de ce
modèle par les formateurs de toutes origines a fait que
l’on rencontre encore aujourd’hui des personnels
rejetant ces travaux (en ignorant bien souvent les avancées
récentes) après avoir souvent
été les premiers à utiliser des termes
« savants » issus des
débuts de cette théorie pensant alors moderniser
leur discours à peu de frais.
3
Voir étude plus détaillée
dans 2007 Petit x. Num. 75. p. 7-33. La place de
l’expérience dans la l’activité
mathématique.