Roubaix le 14 mars 2010
Commentaire… pour aller plus loin !
Les débats organisés et les dossiers produits par Education et Devenir sont toujours d’une grande richesse et contribuent fortement à la formation continue des participants aux colloques et des visiteurs attentifs du site Internet.
L’édition 2010 est à la hauteur de cette réputation. Le thème choisi, « A quoi sert de réussir à l’école ? » répondait à des questions qui relèvent à la fois de l’actualité et de l’exigence de réflexion sur l’évolution du système éducatif à long terme.
La séance de ce dimanche matin avec les interventions de Jean-Pierre Degives (communauté française de Belgique), de Gerd Kramer (Land de Sarre, Allemagne) et de Jean-Claude Emin (ancien directeur adjoint de la DEEP au ministère de l’EN français) ont permis à la fois de croiser des regards sur les questions d’évaluation à l’échelle européenne, d’inviter à la modestie et à la lucidité sur les conditions de la faisabilité des réformes et d’ouvrir des portes non encore enfoncées sur les enjeux de l’évaluation.
Comme le dit Jean-Claude Emin, quand on a évalué, l’essentiel reste à faire, qu’est-ce que l’on en fait ? On rêve d’utiliser les résultats pour améliorer la réussite scolaire. Nos gouvernants se gargarisent de cette affirmation comme si c’était une évidence et une solution certaine à tous les problèmes. Pour certains, il suffit de multiplier les épreuves et de piloter… Mais on se garde bien de dire comment on fait pour piloter, surtout sans carburant et sans direction. Le problème de fond que tout le monde fuit et dont nous n’avons pas eu le temps de débattre est celui du rapport entre les résultats aux évaluations et les pratiques qui les produisent. On sait que les pratiques ne sont pas les seuls facteurs de réussite ou d’échec, le poids des facteurs sociaux est considérable, mais l’école ne peut guère agir sur eux. Les possibilités de pilotage sont donc fortement amputées. Si l’on ne veut pas, toutefois, minorer le rôle de l’école, ce qui pourrait être perçu comme du mépris, il faut bien essayer d’y voir clair dans les pratiques individuelles et/ou collectives quand elles existent vraiment. Claude Thélot, avec lequel Jean-Claude Emin a beaucoup travaillé, avait l’habitude de dire pertinemment : « On ne sait pas ce qui se passe dans les classes ». Comment agir sur les pratiques quand on ne les connaît pas ? On est aujourd’hui incapable d’objectiver les types de pratiques choisies, consciemment ou non, et mises en œuvre, de les caractériser, de les catégoriser, de les analyser[1]… En Allemagne, les équipes d’évaluateurs externes tentent d’aborder le problème (part du collectif, de l’individuel, du travail en groupe, du cours classique frontal et des activités de production par les élèves, etc), mais tout est anonymé et n’est élaboré qu’à l’échelle de l’établissement. Cette tendance est à rapprocher de l’expérimentation intéressante, trop vite abandonnée, du recteur Claude Pair dans l’académie de Lille, avec les audits de collège. On pourrait penser a priori que ce travail d’analyse des pratiques incombe aux corps d’inspection, mais chacun sait que les rapports d’inspection accumulés par milliers au fil des ans sont complètement inexploités en dehors des individus concernés par la note, et éventuellement, par les recommandations, et en dehors des barèmes en usage dans les organismes paritaires. Des tonnes d’information jetées au panier sans le moindre traitement ni pédagogique ni macroscopique. Il est vrai que les rapports tels qu’ils sont conçus ne permettent pas un tel traitement. Ceux qui, du coup, considèrent que l’inspection actuelle, formelle, ne sert pas à grand-chose et n’agit guère sur le fonctionnement du système n’ont peut-être pas complètement tort. Mais le sujet semble tabou. La responsabilité individuelle des enseignants est donc minorée ou ignorée ce qui peut expliquer que l’on n’envisage pas d’agir sur elle[2]. On peut dire la même chose de l’évaluation des établissements vers laquelle tendent aussi bien les belges que les allemands. On prétend donc piloter sur du vide en transposant simplement les méthodes managériales de la banque ou de l’industrie : « il faudra augmenter les performances de tel item de 3 points pour l’année prochaine » en se limitant à l’injonction ou à l’incantation, étant incapable d’agir sur les pratiques.
Les tendances à l’échelle européenne sont à la fuite devant de problème capital. Soit l’on se réfugie dans la voie de l’évaluation d’établissement, sans être capable d’objectiver les facteurs de réussite non plus, mais cela permet d’afficher une volonté apparente de traiter le problème et de résoudre celui de l’obsolescence de l’inspection individuelle actuelle. Soit l’on pense régler le problème en multipliant les dispositifs, en les superposant, ne les imposant autoritairement, sans rien remettre en cause en amont, ni les programmes, ni les procédures d’évaluation, ni le cercle infernal repérage des carences et non des réussites / remédiation illusoire dans la mesure où on redonne de la même chose en petit groupe à des élèves qui ne l’avaient pas métabolisé en grand groupe. Les dispositifs ont cet avantage qu’ils permettent de donner bonne conscience et de transformer les victimes en coupables. Puisque tout a été fait pour eux, même du soutien individualisé gratuit, puisque que l’on ne sait pas aborder la question des pratiques qui produisent les résultats observés, c’est que les élèves sont bêtes, qu’ils ne travaillent pas assez (partant du principe que ce qui est fait hors l’école, éventuellement avec des personnels moins compétents que les profs, est plus déterminant que ce qui est fait en classe), que leurs parents ne font pas leur métier de parent, etc
Si l’on pouvait prolonger les débats amorcés par Education et devenir, on se rendrait rapidement compte que les bricolages pour tenter de rendre le mauvais moins mauvais, de ravaler et de dépoussiérer, de multiplier les opérations cosmétiques ne sauraient résoudre les problèmes, qu’il faudrait un projet éducatif neuf, global, courageux, ouvert, mobilisateur, si possible enthousiasmant. Un projet qui ose traiter la question des savoirs, du rapport entre les finalités et les programmes disciplinaires, de la pédagogie aujourd’hui complètement déniée, des méthodes de formation des maîtres.
Il faudrait aussi, bien évidemment remettre en cause les pratiques d’inspection et raisonner en termes d’accompagnement des personnes et des établissements, en faisant l’économie du poids hiérarchique encore souvent infantilisant, en revalorisant le rôle de l’encadrement intermédiaire (chefs d’établissement, directeurs d’école / inspecteurs accompagnateurs) et en les distinguant des évaluateurs.
Un nouveau colloque d’Education et devenir n’y suffirait pas mais serait bien utile pour impulser les changements profonds nécessaires
Pierre Frackowiak
Inspecteur honoraire de l’Education Nationale
Co-auteur avec Philippe Meirieu de « L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ? ». Editions de l’Aube. Mai 2008. Réédition en format de poche, octobre 2009
Auteur de « Pour une école du futur. Du neuf et du courage. » Préface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale. Lyon. Septembre 2009
[1] Il est vrai que pour beaucoup de citoyens, d’enseignants et de décideurs, le problème ne se pose pas. Il n’y a qu’un modèle pédagogique, éternel, universel, indiscutable, celui de la transmission / explication magistrale… On y ajoute beaucoup de travail personnel avec ou sans aide… et de l’évaluation / remédiation… ignorant les réussites, les talents, les savoirs acquis hors l’école (dont la proportion est aujourd’hui supérieure à celle des avoirs transmis par l’école), le besoin de compréhension du sens des savoirs scolaires, etc
[2] On objecte alors la notion de liberté pédagogique qui mérite, elle aussi, un vrai débat