« Organiser l’enseignement des catégories de problèmes »
Maggy Schneider, de l’Université de Liège, pense que sa critique, élaborée dans le cadre de la diffusion des « compétences » dans le système belge, pourrait de plus en plus s’appliquer au système français. Reprenant les arguments de sa collège Anne Van Haecht (voir son intervention), elle présise que le concept d’intelligence situationnelle, même s’il vient de l’entreprise, n’est pas en soi discutable et qu’il entre en résonnance avec les théories socio-constructivistes. Mais le « mythe du transfert » n’est pas résolu : Bernard Rey a montré que l’élève «compétent» sait élaborer une recherche originale, choisir entre plusieurs procédures… « Mais la question est bien de comment y parvenir, dans l’enseignement, au risque de tomber dans un discours idéologique et volontariste dont on est impatient de mesurer les effets à travers une lourde panoplie d’évaluations ».
Elle s’interroge donc sur la manière dont l’Ecole s’empare des «compétences transversales », comme la «résolution de problème » en mathématiques. Si elle est faborable à des moments d’explorations, de confrontations de démarches sur les procédures engagées par les élèves, elle insiste sur la nécessité de mettre en avant les « structures fonctionnelles » des problèmes, qui permettent aux élèves de « faire des raccourcis. « Aider les élèves à catégoriser ou à organiser, ce n’est pas polluer la démarche de résolution de problème. Trop d’enseignants formés à la doxa socio-constructiviste constatent les échecs des élèves, mais répugnent à enseigner les structures fonctionnelles, à catégoriser les situations, les classes de problèmes… C’est un cercle vicieux ».
Dans les formations, on invite souvent les enseignants à insister sur la méthodologie (bien lire l’énoncé, interpréter les données, trouver les mots-clés, bien rédiger…). « Or, on constate que les « bons élèves » résolvent d’abord le problème, puis soulignent les mots-clés pour faire plaisir à l’enseignant, alors que les élèves qui n’arrivent pas à identifier les « familles de problèmes» ne parviennent pas à choisir les bonnes procédures, et donc à résoudre le problème ».
De même, dans la prescription des « compétences », on met l’accent sur ce qui est commun aux disciplines, et on minimise les spécificités epistémologiques de chacune. Or, les démarches « générales » sont peu opératoires en situation. « En maths, certaines stragégies marchent, d’autres non, selon la catégorie de problème. Encore faut-il apprendre à les identifier… »
Elle termine son intervention par une phrase forte : « Entre théorie d’apprentissage et modèle d’enseignement, il y a une marge énorme. Il n’y a pas « d’activités » qui fassent réfléchir les élèves sans contenus de savoir. Organiser l’enseignement autour des « classes de problèmes », c’est organiser progressivement une économie de pensée et d’action. C’est éviter la névrose de l’évaluation permanente qui risque d’occulter la «culture» de l’apprentissage. »
Virginie Albe : « des citoyens éclairés, mais par quels savoirs ? »
Que signifie la notion de « culture commune » en sciences et en technologie ? Quels savoirs, et quelles compétences sociales et civiques ? Enseignante à l’Ecole Normale Supérieure, Virgine Albe pose le problème
De nombreux acteurs sont invités à intervenir dans des projets proposés aux élèves en sciences (Ministère de l’Agriculture, Yann Arthus-Bertrand, le WWF, Nicolas Hulot, l’ADEME…), où circulent des conceptions «humanistes», en regard desquelles la sécheresse apparente des contenus d’aprentissage en biologie peut paraître moins «motivante». « Si les professeurs restent « responsables » de l’enseignement des contenus disciplinaires, ne sont-ils pas aujourd’hui sommés de décider eux-même de ce qui est « légitime », par les actions qu’ils vont mettre en projet (travailler sur le tri…) en en rendant compte a postériori aux parents ou à l’institution… ? »
Travailler à construire la « culture scientifique et technique pour tous », pour les 90% d’élèves qui ne deviendront pas scientifiques, c’est ouvrir un débat dans la recherche elle-même. Le concept de plus en plus prégnant de «scientific literacy » (lire et écrire en sciences, extraire des informations d’un texte scientifique) n’échappe pas à une tension politique et culturelle : qu’est-ce qu’une personne cultivée en sciences ? « N’est-ce pas un « concept-parapluie » qui ne permet pas de trancher entre « capacité à résoudre les problèmes pratiques de santé », « devenir un citoyen conscient des questions vives en sciences », «connaître la production culturelle des sciences », comme on initie aux œuvres de l’art ou de la musique, «comprendre l’histoire des sciences ou les relations des sciences à la société » ?
Des dispositifs d’apprentissage centrés vers quelle conceptions ?
Les dispositifs d’apprentissage doivent dont être regardés au regard de ces différentes conceptions : la culture scientifique peut avoir une visée émancipatrice pour les catégories dominées, ou au contraire être le vecteur qui « aide à faire passer » les discours scientifiques scientistes, avec ce qu’ils contiennent de défense des dominants. On peut être tenté d’enseigner les sciences « au service d’un projet de société » (être un consommateur critique, participer aux décisions collectives et à la démocratie) ou « en fonction de l’intérêt propre des savoirs disciplinaires). Selon les modèles, on privilégiera l’apprentissage formel de connaissances disciplinaires, ou la controverse entre les productions de savoirs des différents groupes de pression sur une controverse socio-scientifique.
Entre la posture de « militant » et celle de « chercheur », l’importation dans l’école de ces tensions entre science et idéologie ne va pas de soi… « Doit-on rester à des postures « esthétiques » sur les OGM (« parler autour des choses »), ou outiller par des notions scientifiques ? Un cours d’éducation sexuelle n’est pas un cours de biologie… Ne laissons pas aux seules familles « éclairées » le soin de préciser à leurs enfants les enjeux culturels et scientifiques des questions abordées en classe… »
Réagissant de la salle aux deux interventions, Laurent Talbot, sociologue toulousain, demande que la recherche soit modeste, et précise l’écart entre ce qui est annoncé et ce qui est constaté :
« Le socle peut être critiqué si sa déclaration de principe de « formation de tous » n’est pas suivie d’effet, et qu’il produit l’effet inverse, en assurant au contraire l’élitisme et la sélection par l’Ecole. Lister les compétences pour l’inspecteur ne change a-priori rien sur ce que les élèves vont apprendre, si on ne cherche pas à s’attaquer à leur rapport au savoir. »