S’interrogeant sur les raisons qui font que les TIC peinent à s’implanter dans les pratiques pédagogiques, Pierre Frackowiak voit quatre obstacles principauxet plaide contre l’immobilisme, « Pour une Ecole du futur » – pour reprendre le titre de son dernier ouvrage.
Lors des premières rencontres des acteurs de l’éducation en Seine-Saint-Denis, dans une table ronde consacrée aux TICE, « les TICE, un nouveau rapport au savoir », Jean-Marc Meriaux, directeur de l’action éducative du pôle France 5, expliquait, en termes diplomatiques, que l’école avait raté le rendez-vous possible avec la télévision il y a une quarantaine d’années. On pourrait ajouter qu’elle avait déjà raté le rendez-vous possible avec la radio, il y a encore plus longtemps. Comme d’autres intervenants, notamment comme François Jarraud du café pédagogique ou comme le représentant du conseil général des Landes, on est en droit de s’interroger sur l’impact réel des TIC dans le paysage éducatif français, au-delà des apparences et des grandes déclarations sur les équipements des établissements scolaires. Le problème se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il est évident que l’amélioration de la réussite scolaire passe par une transformation des pratiques pédagogiques dans le temps normal de classe, que les TIC peuvent y contribuer, que l’investissement des collectivités territoriales en la matière est considérable et que les élus et les contribuables sont en droit de poser des questions.
L’intervention d’un principal de collège du département a mis en évidence que les moyens sont utilisés de manière remarquable pour l’administration de l’établissement, pour la communication interne et externe, pour la gestion de l’évaluation… mais qu’il est impossible d’analyser l’impact des TIC sur les pratiques pédagogiques. Claude Thélot écrivait en 2002 que l’on ne sait pas ce qui se passe dans les classes et il avait raison. On ne le sait pas davantage aujourd’hui.
Le débat a confirmé les analyses faites dans bien d’autres rencontres. Les descriptions des usages actuels peuvent occulter fortement les vrais problèmes, renforcer le règne de l’apparence et semer l’illusion. On peut avoir des ordinateurs, des sites, des espaces et des tableaux modernes partout sans que rien ne change au fond.
Au moins quatre obstacles se dressent sur le chemin d’un réel usage pédagogique des TIC :
1° Le modèle pédagogique dominant, celui du cours « une heure, un groupe, un programme à transmettre, un prof, une classe, une salle » est encore considéré comme universel, éternel, indiscutable, incontournable. Les TIC ne sont utilisés que dans le cadre de ce modèle pour le conforter et pour aider le professeur dans son travail de transmetteur. On peut l’utiliser pour illustrer une affirmation, pour multiplier les exercices d’application, pour faire plus joli, pour fournir du travail hors cours (devoirs, exercices de remédiation même éventuellement de ce qui n’a pas été « médié »), mais pas pour transformer en profondeur l’acte pédagogique : donner davantage de place à l’élève, favoriser la production de savoirs par les élèves eux-mêmes, développer les apprentissages entre pairs le professeur jouant alors un rôle pour la structuration, pour la mise en perspective, pour suggérer des mises en relations avec des notions voisines, etc. Déclarer que l’outil peut transformer fondamentalement la pratique apparaît comme une incongruité et provoque une incompréhension totale tant le modèle de la transmission du prof qui sait à l’élève qui ne sait pas est quasiment inscrite dans nos gènes. Pourtant si l’on n’y prend garde, ce modèle va exploser au visage des enseignants… Il explose déjà dans les classes, de plus en plus nombreuses, où il faut 20 minutes pour obtenir le silence avant de « faire cours », où les chahuts se multiplient malgré toute la bonne volonté des enseignants et leur détermination à transmettre ce qu’ils ont appris. On aurait pu résumer ainsi le discours de l’un des intervenants dans l’atelier : « Si le nouvel outil ne change rien, n’est qu’une aide pour faire la même chose, tout va bien. Mais si l’outil impose un changement du modèle pédagogique en vigueur depuis la création du lycée, alors il faut d’abord prouver que le changement est pertinent. Comme on ne peut pas le prouver, on ne change rien. »
2° On ignore complètement les pratiques des jeunes. On sait qu’ils passent énormément de temps devant les ordinateurs, même dans les milieux modestes. On ne sait jamais trop ce qu’ils font, on s’en inquiète parfois et le représentant de la FCPE a bien souligné les dangers d’une surexposition aux machines. On ne sait pas qu’ils apprennent, qu’ils emmagasinent des savoirs non scolaires importants, qu’ils créent des réseaux pour se soutenir, s’aider, faire les devoirs, qu’ils créent des groupes d’affinités et des réseaux d’échanges sur des thèmes contemporains : l’aviation, l’écologie, la musique, l’automobile, les dinosaures, etc. Il est très amusant de constater que les professeurs interpellés revendiquent comme préalable à leur engagement dans l’utilisation des TIC, une formation initiale et continue alors que leurs élèves maîtrisent l’outil sans avoir été formés… et qu’ils pourraient former leurs professeurs…
3° On ne se pose pas la question du développement exponentiel des savoirs de l’humanité, de l’apparition de nouvelles disciplines, d’une nouvelle hiérarchie des disciplines et de l’accroissement exponentiel de la diffusion des savoirs. On ne prend pas suffisamment en compte le fait que la proportion des savoirs scolaires par rapport aux savoirs sociaux diminue d’année en année, donnant l’impression aux élèves qu’il y a des savoirs pour passer des examens, des savoirs qui seront rapidement oubliés, et qu’il y a des savoirs intéressants ailleurs. L’articulation entre les apprentissages formels, informels et non formels est complètement ignorée par le système scolaire. Les nouveaux savoirs et les nouveaux rapports aux savoirs remettent en cause le choix et le découpage des disciplines scolaires issues de l’antiquité et des universités. Celles-ci semblent souvent dans certains débats, comme étant sacro saintes… Edgar Morin a bien montré dans son ouvrage publié par l’Unesco que les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur sont bien éloignés des découpages traditionnels des disciplines qui tendent à devenir des boucliers corporatistes sans grande signification par rapport à une vision prospective de la société.
4° On ne prend pas en considération le rôle possible des autres acteurs de l’éducation, notamment celui des parents. Quand une collectivité attribue des ordinateurs aux élèves, il est évident que, en dépôt dans les familles, les machines peuvent être utilisés par d‘autres. Les élèves peuvent apprendre à leurs parents, les parents peuvent acquérir eux-mêmes des connaissances, des réseaux de parents peuvent se créer. Ces réseaux pourraient s’exprimer dans les établissements scolaires transformés en maisons de la connaissance, ouvertes à tous, dans la perspective de la société de la connaissance et de la communication qui se met en place à l’insu de notre plein gré.
Quand on analyse sérieusement ces obstacles, on mesure à quel point l’ambition d’un développement des TIC à l’école ne peut avoir de sens et d’efficacité que si elle est inscrite dans un grand projet éducatif moderne, neuf, démocratique, lui-même inscrit dans un projet de société qui ne se satisfait pas des indicateurs matériels, quantitatifs, financiers pour soutenir un développement éducatif durable, qui s’engage avec détermination vers le progrès et vers l’émancipation de l’homme, la personne et l’être social, et qui redonne de l’espoir chacun.
Pour faire du bled, du b-a ba, des exercices d’application, un cours classique… on n’a pas besoin d’un ordinateur, d’un coûteux tableau interactif, dune formation aux technologies nouvelles. Comme on n’a pas eu besoin de la télévision et de la radio. Une bonne ardoise, une craie, un chiffon peuvent encore faire l’affaire. Les anciens savent que ça va même plus vite que l’ordinateur !
Sans réflexion fondamentale, sans remise en cause des tabous, sans vraie réforme, on se contentera de bricoler, de dépoussiérer et de ravaler tant bien que mal, d’améliorer l’existant autant que faire se peut, de donner dans le gadget marchandisé, de sauver quelques apparences, de renforcer « l’administratisation » du système, de permettre au pouvoir de se donner bonne conscience, sans redonner ce bonheur d’enseigner et ce bonheur d’apprendre qui sont en voie de disparition.
Pierre Frackowiak
Co-auteur avec Philippe Meirieu de « L’éducation peut-elle être encore au coeur d’un projet de société? ». Editions de l’Aube. Mai 2008. Réédition octobre 2009
Auteur de « Pour une école du futur. Du neuf et du courage. » Préface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale. Lyon. Septembre 2009
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