Par Jeanne-Claire Fumet
Philosophie et médecines de l’âme, animé par Jean Ribalet (pédopsychiatre).
Comment penser les implications du philosophique et du thérapeutique? Comment émerge une autre optique du processus de philosopher à l’intérieur d’un espace thérapeutique? Des philosophes à l’œuvre dans des unités de soins psychiatriques, auprès de malades internés ou en accompagnement, s’associent à des médecins pour retrouver la dimension thérapeutique du philosopher, dans la lignée originaire des sagesse antiques.
L’atelier débute par la lecture de textes écrits par des membres de l’Atelier du Non Faire de l’Hôpital psychiatrique Maison Blanche à Neuilly sur Marne (2) , par son animatrice Violette Vallard. La problématique se dessine d’emblée : les blessures de l’âme sont-elles affaire de médecine ou de métaphysique ? Peut-on vivre avec le déchirement du sens sans la distance symbolisante d’une parole élaborée ?
Jean Ribalet esquisse une histoire du discrédit de la notion d’âme, à partir de la pensée mythique des premiers âges, puis la personnification polythéiste des dieux, suivie de l’appropriation du collectif par l’individualité personnelle dans le christianisme, enfin l’effacement de l’identité par appartenance vers la figure contemporaine de l’individu solipsiste, inquiet et dépressif. L’impératif de jouissance, conclut J. Ribalet, la supériorité de l’image sur la pensée, le désir récurrent de transgression, engendrent de nouvelles pathologies de l’âme qui ressemblent à des maladies de vivre. Troubles de l’agir, troubles de l’identité et troubles du rapport à l’autre s’exaspèrent dans des comportements difficiles à traiter par les formes médicales classiques, tant elles renvoient les sociétés contemporaines aux limites de leurs modèles de vie.
La médecine ne peut rendre raison du sens de l’existence; la philosophie comme manière de vivre (3) prend alors touts sa valeur. Ainsi la pensée de Montaigne, rappelle Marie Agostini, doctorante en sciences de l’éducation, s’interroge-t-elle tout au long sur la manière de vivre qui rendrait heureux. La construction d’une sagesse propre serait la seule issue ; mais elle n’est pas spontanée, elle demande un temps et un espace propice. Le moment de l’atelier philosophique offre cette opportunité de ne pas se laisser submerger pour un temps des urgences du quotidien. La maxime delphique du « Connais-toi toi-même » serait en ce sens la condition première d’une remédiation profonde aux modernes souffrances de la subjectivité.
Lionel Obadia, professeur en anthropologie, souligne la relativité de la genèse de la figure de l’individualité souffrante proposée par Jean Ribalet. La complexité des structures sociales ne permet pas de poser une continuité linéaire des états de l’esprit. Il évoque la figure du chamane, parfois prise à tort pour une sagesse occidentale. Le chamane a le rôle d’un vecteur : il permet à l’âme de communiquer avec les autres esprits, par des dispositions particulières qui ne le mettent pas à part de la communauté. Il pose le diagnostic du mal et soigne la transgression d’une norme, dont souffre leu malade. Sa fonction n’est concevable que dans un modèle de société communautaire.
Il faut aussi tenir compte de ce que nous enseignent les neurosciences, précise Rémy Lestienne, biologiste et théoricien du cerveau : les apports des nouvelles techniques, en particulier de l’IRM, promettent des progrès notables dans la connaissance des mécanismes du cerveau. L’affectivité est biologiquement conditionnée, pourquoi pas la pensée métaphysique ou politique, si comme le pense Rémy Lestienne, l’homme est programmé pour éprouver des émotions positives dans le cadre de notre vie sociale?
Atelier de communication : Philosopher au théâtre
Rire philosophe et théâtre de la pensée joyeuse, par Yves Cusset, professeur de philosophie à l’IUFM de Créteil, auteur et comédien.
La philosophie peut-elle rencontrer le théâtre autrement que comme un moyen de représentation? Lieu de divertissement ou de représentation d’une pensée attachée à l’image, conceptuellement défaillante, le théâtre peut-il devenir un lieu d’où se réfléchit à ses propres yeux la question essentielle de la condition de l’homme?
Yves Cusset décrit son activité théâtrale comme une image en miroir de l’activité du philosophe : celui-ci tient son objet à distance par la pensée, le clown de théâtre est privé de distance, submergé à chaque moment par la situation où il se découvre. Différent du clown de cirque, cantonné dans les effets attendus, le clown de théâtre est là tout entier, sans mode d’emploi, incapable de se dissimuler à soi derrière un personnage social, à la manière d’un adulte nouveau-né. Il incarne l’étonnement originaire.
Le clown est celui qui ne maîtrise pas les règles d’usage. Avec lui, l’efficacité se dérobe devant l’étrangeté des choses, il met à nu l’absurdité des conventions : le langage n’est plus par lui que jeux et surgit ainsi l’implicite de tout discours. Le clown de théâtre manifeste l’immaîtrisé de la condition humaine ; il met en jeu la mort, la finitude, tragédies que le jeu social cherche à enfouir. Ne faire que s’en moquer, à la manière d’un Démocrite, condamnerait à la folie sociale. Le clown ouvre une faille entre folie et cécité, il offre des espaces de rupture dans l’adhésion de la croyance aux jeux sociaux.. Yves Cusset évoque Albert Cohen, Raymond Devos et Pierre Desproges comme les modèles sa démarche.
Le théâtre comme fin en soi de la philosophie, par Guillaume Clayssen, ancien professeur de philosophie et metteur en scène.
Guillaume Clayssen a fait le choix de théâtraliser les auteurs grecs anciens. Chez eux, il cherche la part cachée du dionysiaque évoquée par Nietzsche, derrière l’apollinien du discours rationnel. Le rapport particulier des philosophes grecs à l’espace public le justifie : la pensée se met en scène, se déploie publiquement comme vertu. Or la mise en théâtre produit une distanciation qui dévoile les soubassements de la philosophie : la monstruosité du philosophique, qui engendre l’être le plus singulier, le plus dissemblable des autres par sa puissance d’individuation. L’irrationalité du monstrueux touche aux limites de la philosophie : l’espace du théâtre lui permet d’exister en lui donnant un cadre.
Le scientisme du XIXème siècle espérait évacuer du monstrueux tout symbolisme moral par la science tératologique. Mais si « le sommeil de la raison engendre des monstres », selon le mot de Goya, faut-il empêcher ou libérer cet engendrement ? La rationalité philosophique peut-elle trouver son sens sans envisager ses propres démons ? Le théâtre est le lieu du corps omniprésent, comme l’est la philosophie grecque; il est aussi le lieu du chien, au sens de Diogène le cynique. En jouant, l’acteur s’expose dans son humanité ; il joue de sa peur de la honte devant le public.