Quel sens les élèves donnent-ils à l’expérience scolaire, et pourquoi les choses ne vont pas d’elles-mêmes pour certains élèves ? C’est la question posée à Jacques Bernardin, président du GFEN (Groupe Français d’Education Nouvelle)
En tant qu’enseignants, notre problème est que nous sommes excessivement familiers avec l’école, ses modes de pensées, ses modes d’approche, ses modes de parler, et que cela sans doute nous empêche de considérer l’expérience scolaire comme une expérience originale. Le plus grand drame des enseignants, c’est cette relation d’évidence qu’ils entretiennent avec l’univers scolaire et avec les objets qu’il propose. Ce qui nous amène à négliger les effets de seuil qui jalonnent l’expérience scolaire.
Vous appelez les enseignants à jouer les ethnologues ?
Faison un petit pas en arrière et essayons de nous éloigner, tels des ethnologues qui rencontreraient cet étrange univers. Que ce passe-t-il avec le passage de la maison à l’Ecole ? Pour le jeune enfant qui vit, pour reprendre les paroles d’Henri Wallon, « enclavé dans sa famille », l’arrivée à l’Ecole est un seuil symbolique qui permet de grandir, à la fois affectivement, culturellement et intellectuellement. Affectivement, cela exige de quitter ses parents, physiquement, quitter sa tribu, gagner en autonomie ; grandir culturellement, en s’ouvrant à d’autres objets, œuvres et pratiques culturelles, élargir son horizon ; grandir intellectuellement, prendre distance avec ce qui était jusque là impensé : apprendre à réfléchir avec d’autres, exercer sa rationnalité, son esprit critique, s’approprier les codes symboliques, les outils partimoniaux, conceptuels, les techniques intellectuelles qui permettent à chacun de s’élever au dessus de soi-même, de devenir auteur de son propre destin. L’expérience scolaire, c’est donc l’expérience de l’émancipation par rapport à la sphère familiale.
La scolarisation est une expérience bizarre, puisque plus rien ne va de soi, au niveau des habitudes comportementales, des façons de parler ou du rapport sur le monde.
Au niveau des habitudes comportementales, voilà que l’enfant va devoir réfréner ses envies, arrêter de faire ce qu’il est en train de faire pour aller dans les regroupements. A l’école, tout est codifié : les déplacements, le passage aux toilettes, les règles de prise de parole.
Au niveau des façons de parler et de considérer le langage, mettons-nous à la place d’un jeune enfant : « ce qui est bizarre à l’école, c’est qu’on n’arrête pas de me reprendre : à la fois on me sollicite pour parler de ce qui m’intéresse, et en même temps on me dit qu’il ne faut pas le dire comme ça ». Dans les classes, on voit que l’enfant commence à raconter aux autres, puis la maîtresse reprend, devient l’interlocuteur principal, interroge chacun les uns après les autres, signifie à chacun comment il doit s’exprimer, jusqu’à ce qu’un élève dise « je suis allé été »… Les enfants comprennent très vite (ou pas…) que ce qui intéresse la maîtresse n’est pas le contenu de ce qui est dit, mais la façon dont l’enfant l’exprime. Remettons-nous à la place d’un enfant : « On me demande de jouer avec les sons, mais je n’ai jamais fait ça avec le langage ». Ca lui demande une décentration afin de considérer la langue pour elle même, ce qui est une expérience tout à fait originale pour nombre d’enfants.
Au niveau du regard sur le monde, c’est une perturbation perpétuelle de ce que l’enfant croyait savoir. Voilà qu’on lui dit que la tomate est un fruit, que le soleil ne se couche pas, que le chat mort fait partie du vivant, que ce qu’il croyait vide est plein d’air, que ce que il croyait plein est plein de vide… Du concept quotidien au concept scientifique, c’est un bouleversement de perspective.
Quelles continuités, quelles ruptures essentielles entre le familier et le scolaire ?Restons sur un exemple : « solide », en tant que concept familier, va devoir être réaménagé, dans ses différentes acceptions : « solide » dans le champ de la physique n’a pas le même sens que « solide » en géométrie. Dans le même ordre d’idée, « hypothèse » va être employé dans un sens très différent par le professeur de sciences, de maths, de français, de philosophie…
Bachelard dit que pour les élèves, il ne s’agit pas d’ajouter de la culture, mais de changer de culture. C’est un changement d’univers qui met chacun à l’épreuve : « qu’est-ce qu’on me demande ? Vais-je y arriver ? J’y comprends rien… Ca sert à quoi, tout ça ? ». Sentiment de poursuite et de continuité pour les uns, qui retrouvent dans l’école les objets, des pratiques, un mode de faire, un rapport au monde, une manière de parler familier, sentiment d’étrangeté radicale, voire de rejet pour les autres, quand l’expérience est douloureuse, qu’elle modifie l’image de soi, quand elle finit même par stigmatiser au yeux des autres.
Pourquoi certain résistent-ils à ce qui est si naturellement bon de notre point de vue pour eux ? Comment expliquer l’échec scolaire ?
On a eu différentes techniques explicatives. La question de l’échec scolaire ne se posait pas avant les années soixante-dix, puisqu’elle ne se mesurait pas. Mais après les années soixante, où on a la drôle d’idée d’ouvrir les portes de l’école sous la double influence de la demande économique et de la poussée démocratique, on s’aperçoit que, contrairement à ce qu’on avait pu penser, la scolarité secondaire ouverte à tous ne produit pas les effets escomptés. Certains n’en profitent pas autant que d’autres.
On construit alors des théories explicatives : certains sont doués, d’autres pas. Les thèses de Debry-Ritzen, qui inscrivent dans l’héritage biologique la raison des échecs des élèves, inscrivent dans l’Ordre des Choses, celui pour lequel on ne peut rien changer, ni comme élève, ni comme enseignant.
Dans les années soixante-dix, la sociologie critique, avec les travaux de Bourdieu sur la reproduction, va déniaiser le monde enseignant en expliquant qu’il y a une corelation forte entre origine sociale et devenir scolaire. Bourdieu l’explique par la notion d’habitus, l’incorporation de dispositions psychiques lors de la socialisation familiale, dans le rapport au monde, le sens donné au monde qui m’entoure, au langage, à l’éthique familiale, à l’avenir, au sens de sa place. Cette notion d’habitus se croise avec la notion de violence symbolique : lorsque l’Ecole s’adresse à tous de manière égale, elle présuppose acquis par tous ce qui ne l’est que par quelques uns. Relisons Bourdieu : « En ne donnant pas explicitement ce qu’il exige, le système éducatif exige uniformément de tous ceux qu’il accueille qu’ils aient ce qu’il ne donne pas, un rapport au langage et à la culture que produit un mode d’inculcation particulier, et celui-ci seulement ».
Dans les années 75-80, on va voir grandir, dans la filiation de ces travaux, la théorie du handicap socio-culturel, qui va travailler sur l’impact des modes de socialisation familiale sur le développement de l’intelligence, et sur la scolarisation des élèves, en montrant que selon le mode de structuration, certains facteurs sont plus ou moins favorables à une scolarisation réussie et un développement optimal.
Dans un autre point de vue, Basil Bernstein, qui travaille sur la manière dont les systèmes symboliques permettent une structuration de l’expérience, et notamment le langage, montre que dans un certain nombre de milieux, les discours sont liés aux contextes, elliptiques, liés à l’ici et maintenant : le geste supplée la parole, ce qu’il appelle langage commun, ou code restreint. Dans d’autres milieux au contraire, on est habitué à des échanges plus universalistes, tournés vers la généralisation, la formalisation, avec la nécessité de donner des détails, d’expliciter le contexte, dans un langage et une syntaxe plus soutenus, plus diversifiés, plus complexe : c’est le code formel, ou code élaboré.
Aujourd’hui, vous remettez en cause le mot de « handicap socio-culturel » ?
Ces travaux sont critiqués depuis les années 90 pour trois raisons :
– ces thèses sont défectologiques. Elles voient chez l’enfant et dans sa famille uniquement ce qui manque.
– Elles sont unilatérales : on cherche ce qui manque dans la famille ou chez l’élève, jamais dans l’école, ses modes de fonctionner et d’évaluer, son regard porté sur les élèves
– Elles sont globalisantes, et alimentent malgré elles le sentiment de fatalité. Combien d’entre-nous avons entendu « je connais les parents » ou « j’ai déjà eu le frère », qui démobilisent au lieu de mobiliser ?
On va se rendre compte que l’école a des effets de structure, que la société bouge, et qu’au delà des corrélations statistiques, il y a des établissements, des classes et des élèves qui réussissent, plus, mieux, autrement que d’autres, de manière atypique. On va donc avoir des approches plus micro-sociologiques, étudier les mécanismes quotidiens, ordinaires, par lesquels s’assemble et se produit localement la sélection scolaire. Les chercheurs vont commencer à entrer dans les classes et regarder ce qui se passe dans les classes, entre élèves et enseignants. Les travaux de l’équipe ESCOL, autour de Bernard Charlot, Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, s’inscrivent dans cette filiation. Leur propos est de faire place aux sujets, qui ne sont pas des « idiots sociologiques », mais pensent, même si cela ne paraît pas raisonnable à nos yeux.
C’est l’idée d’une lecture au positif, non pas de jugement, mais de compréhension des logiques à l’œuvre : quel sens les élèves (et les enseignants !) donnent-ils à leur présence à l’école, à telle discipline, à tel contenu particulier ? Faire place aussi aux processus à l’œuvre : que se passe-t-il dans la temporalité de la conduite d’une classe, tout au long d’une année ? Qu’est-ce qui est récurrent, dans la façon de procéder, en classe ou à la maison, qui pourrait bien rendre compte de cette différenciation scolaire ? Autrement dit, quel rapport au savoir caractérise chacun des élèves, en sachant qu’il s’agit à chaque fois de trajectoires singulières qui s’inscrivent dans des logiques sociales qui les débordent ? Ces travaux proposent une «sociologie du sujet », objet « monstrueux » pour les pyschologues comme pour les sociologues…
Vous pensez donc que le dispositif pédagogique ne suffit pas ?
Vous pouvez toujours sophistiquer à l’envi vos dispositifs pédagogiques, ils ne valent que parce qu’ils viennent en phase avec un « déjà-là » dans l’univers intellectuel et mental des élèves. Tout apprentissage véhicule toujours plus que le contenu intellectuel qu’il vise. Il met en jeu un ensemble d’images, d’attentes et de jugements qui portent à la fois sur la noblesse et l’utilité sociale de la discipline enseignée, sur l’importance du contenu, sur la légitimité de la méthode, sur la crédibilité intellectuelle, voire affective de l’enseignant. Les élèves sont souvent différents avec les uns et les autres… Les élèves portent également un regard sur leur propre valeur supposée (« c’est pas la peine, msieur, j’suis nul… »). ».
Le rapport au savoir est donc une relation de sens, et donc de valeur, entre un individu, et un groupe, entre les processus et les produits du savoir .
Avec deux questions clés : pour réussir à l’école, encore faut-il le vouloir, avec des « mobiles » d’apprendre. « Quelle bonne raison ont-ils d’investir l’école ? ». c’est le versant identitaire du rapport au savoir : attentes des parents, modèle ou contre-modèle, métier projeté, image que j’ai de moi. Mais il ne suffit pas de vouloir. Encore faut-il mettre des moyens efficaces pour la réalisation du projet ou de la tâche. « Quels moyens mettent-ils en œuvre pour apprendre ? ». C’est là le versant épistémique du rapport au savoir : de leur point de vue, apprendre, savoir, c’est quoi ? Adopter quelle posture ? Mettre en œuvre quelles opérations ?
Comment en sortir ?
D’abord, par une approche évolutive de l’Homme. « Nul n’est condamné à la répétition ». Ni les élèves, ni les enseignants. A nous de créer les occasions de bifurquer.
Si le rapport au savoir est le fruit d’une histoire passée, il est aussi le produit d’une histoire à venir.
S’il est dans l’articulation entre mobiles et moyens, comme tout rapport, si vous changez un des termes, vous changez le rapport. Si le mobile n’est pas directement accessible, on peut intervenir sur les moyens. L’activité, c’est l’interface où peut se recomposer le sens d’apprendre. Toute réussite peut renverser le rapport au contenu. « Je me croyais nul en maths, j’ai réussi aujourd’hui… ben ça alors… ! ». Il peut renverser le rapport à la discipline, et potentiellement à l’ensemble de la scolarité. Toute réussite peut recomposer l’estime de soi et la confiance en ses possibilités. Toute réussite aide à comprendre que le monde est intelligible, et à penser qu’on est intelligent, assez pour le comprendre. L’activité peut réalimenter des mobiles d’apprendre, dès lors que les résultats excèdent le but initialement visé. Alexis Léontiev développe cette idée, que plus l’activité se développe, plus sa prémisce, le besoin, le mobile, se transforme en résultat de l’activité. Dit autrement, là où jusqu’ici on attendait que les enfants aient envie d’apprendre, il nous faut faire le deuil de ce préalable, et imaginer que c’est dans l’espace de l’activité que nous allons gagner leur mobilisation. Toute activité réussie appelle à d’autres réussites. Toute activité routinisée libère pour imaginer d’autres possibilités plus audacieuses.
Quelles caractéristiques des activités qu’on peut mettre en place ?
– Aller chercher les élèves où ils sont, et non où on voudrait qu’ils soient, à la fois en convoquant ce qu’ils savent et ce qu’ils croient savoir (les concepts quotidiens) et en provoquant des ruptures, des changements de cap vers les concepts scientifiques.
– Faire en sorte qu’ils se posent le problème, condition pour qu’ils s’en emparent. Autrement dit, créer le besoin dans l’activité, ce que les mathématiciens appellent le processus de dévolution. Léontiev dit : « L’élaboration des buts de l’activité est un long processus de validation des buts par l’action ». Ca ne va jamais de soi, et il faut du temps. « Parfois, pour donner plus de consistance au problème, il faut compliquer la situation » poursuit-il.
– Ce n’est pas le tout de les engager dans la tâche. Comme dit Vygotski, il ne suffit pas qu’ils ressentent le besoin. Encore faut-il les garder dans l’activité, stimuler l’activité intellectuelle jusqu’à son terme, ce qui ne se réduit d’ailleurs pas à « réussir », mais doit aller jusqu’à « comprendre », comme disait Piaget. Elaborer conceptuellement pour éprouver la jubilation de comprendre, témoignant ainsi de leur intelligence, c’est l’expérience-clé de remobilisation scolaire. Une rencontre peut suffire pour renverser l’avenir. « Tant qu’il n’a pas été satisfait une première fois, le besoin ne connaît pas son objet », disait Léontiev.
C’est aussi pourquoi nous proposons aux personnes qui viennent dans nos stages, dans un domaine où ils ne se sentent pas forcément compétents, des situations d’apprentissage qui peuvent leur permettre de faire l’expérience personnelle de ce que peuvent être les facteurs de mobilisation, d’accroche, d’aide au cheminement intellectuel des élèves…