On peut faire remonter aux années 1970 l’origine de la question des « inégalités scolaires ». Avant, globalement, les élèves qui ne rentrent pas dans la « réussite scolaire » sont dirigés vers d’autres voies que l’Ecole. Rappelons qu’en 1975, plus d’un Français sur deux est non-diplômé, et qu’un jeune sur trois sort de l’Ecole sans diplôme (11% en 1990, 7% en 2000). Or, les besoins de l’économie (et l’ambition que peut avoir une société pour sa jeunesse !) imposent désormais que l’essentiel d’une classe d’âge passe par le lycée. S’y retrouve donc des élèves qui n’y étaient pas avant, ce qui renforce le sentiment d’hétérogénéité scolaire.
On constate cependant que les progrès de la démocratisation sont en panne, et que depuis une quinzaine d’année, le taux de 15 à 20% d’élèves ne réussisant pas à apprendre ce qu’on voudrait qu’ils sachent ne recule plus. Pire, même, certains savoirs scolaires, parfois moins entraînés, reculent objectivement, comme le montrent les enquêtes sur le niveau en orthographe. Il n’est donc pas scandaleux de tenter de comprendre l’origine de ce blocage.
Selon E. Bautier et P. Rayou, l’impact de ces nouveaux publics est fort sur les métiers de l’enseignement, et les enseignants ont été conduits, de gré ou de force, d’adapter leurs pratiques pédagogiques. Les normes éducatives des familles, marquées par l’arrivée en force du statut de l’enfant, ont évolué : un enfant puni à l’Ecole reçoit de moins en moins une seconde punition à la maison. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore ne fait pas avancer le problème, comme dit Marcel Gauchet. Pour de nombreux enfants, la norme de comportement scolaire est un univers inconnu, que l’Ecole doit prendre à sa charge. En 1989, la loi Jospin entérine « une révolution copernicienne : l’élève est au centre alors que traditionnellement il gravitait autour du système éducatif ». Mais en même temps, la place des savoirs disciplinaires ne faiblit pas. Conséquence : le « travail scolaire » est souvent renvoyé, faute de temps, à la maison ou dans les dispositifs d’aide extérieure, alors qu’au XIXe siècle, les lycées pour l’élite se contentaient de quatre heures de cours et quatre heures d’études accompagnées d’un répétiteur. L’appel à l’autonomie ou à l’organisation personnelle s’est considérablement renforcée dans les discours des enseignants. Du coup, on passe un certain temps, dans chaque cours, à exiger que ce qui devait être fait le soit effectivement. La mise au travail hors la classe, « entre étoffe et pli » (p. 21) pose problème à de nombreux élèves qui ne « savent pas ce qu’il y a à faire ». Conséquence apparement « logique », l’institution est tentée de renforcer les dispositifs d’aides périphériques, alors que Bautier et Rayou invitent au contraire à regarder ce qui se passe dans la classe.
Or, s’il ne saurait être question d’attendre que les élèves soient « libres » pour leur lâcher la bride, on sait que l’autonomie ne peut être qu’une construction progressive, sociale, lente. En aucun cas, un « déjà-là » qu’il suffirait de laisser s’épanouir… Les auteurs attaquent la notion « d’égalité des chances » qui «individualise les inégalités » : à laisser entendre qu’on a « tout fait » pour « ces élèves-là », on ne peut que leur remettre sur les épaules la responsabilité de leur échec, ou développer en eux le sentiment d’injustice. On pourrait rapprocher ce point de vue de celui de François Dubet, pourtant assez éloigné de ces auteurs, qui écrit que « toutes les politiques scolaires conduites en France depuis cinquante ans se sont efforcées d’établir progressivement une égalité d’accès aux études afin que les élèves entrent dans une compétition équitable ». Mais, poursuit-il, le « mérite individuel » est une épreuve cruelle pour les élèves qui « perdent » : perte d’estime de soi, sentiment de mépris et de culpabilité…) Malheur aux vaincus !
Les ambiguïtés du cours dialoguéLorsqu’ils observent de l’intérieur des classes d’école primaire, Bautier et Rayou rejoignent ce que nous disent les évaluations nationales : 15% d’élèves en difficulté sont déjà identifiables. Les enseignants se disent satisfaits quand les élèves sont « enrôlés » (au prix d’une énergie parfois considérable de l’enseignant) dans les tâches scolaires, même si les apprentissages ne sont pas assez au rendez-vous. Mais les élèves semblent davantage « se mettre en règle avec les exigences scolaires » (lever le doigt, faire le travail…) que comprendre ce qu’il y a à apprendre. Un paradoxe apparaît : à trop appuyer la motivation sur l’expérience concrète des élèves, les « malentendus dans les apprentissages » s’installent. Les auteurs développent notamment les ambiguïtés des moments de « débat » dans la classe (p 73), alternant à l’aveugle entre le débat d’opinion et les échanges langagiers pour préciser des concepts : « il ne s’agit pas d’élaborer de nouveaux savoirs en convoquant des savoirs déjà acquis et en les confrontant à une nouvelle situation, mais d’avancer dans une situation « d’apprentissage » à partir des connaissances, informations et expériences dans lequelles chacun doit puiser ». Si le maître est plus « animateur d’échanges » qu’organisateur des savoirs qui circulent, le « cadrage faible » affaiblit l’intervention didactique.
Les « compétences » en questionS’appuyant sur les travaux de Bernstein (p. 84), E. Bautier et P. Rayou prennent leurs distances avec ce modèle, de plus en plus présent dans la prescription internationale. Si elle apparaît « démocratique », l’idée que chacun « possède en lui des ressources qu’il suffirait de mobiliser en situation (projets, thèmes, expériences…) » leur paraît faire l’impasse sur « le prix de l’abstraction du sujet » : pour qu’il soit « acteur de son propre développement », encore faut-il que l’élève en comprenne les logiques et les ressorts. Si elle est louable, cette logique peut amener, faute de temps disponible, à faire l’impasse sur les spécificités de chaque discipline ou les logiques de sa construction. Le savoir disciplinaire peut passer au second plan. Mais s’il n’est pas présent, les tentatives de mise en relation ou de mobilisation de « méthodes » ne sont-elles pas vaines ?
Les malentendus, une affaire entre l’enseignant et l’élève ?Pour ne pas tomber dans la « dénonciation » des pratiques familiales ou des pratiques enseignantes, les auteurs s’appuient sur le concept de malentendus, comme une « construction conjointe de l’élève et de l’enseignant » : comment l’élève interprète-t-il ce que l’enseignant met en place, que comprend l’enseignant de ce que fait l’élève ? Ni nostalgie d’un passé révolu, ni recette magique de « bonnes pratiques », mais compréhension des pédagogies invisibles qui mettent à distance ceux qui n’ont pas les codes de l’école : comment construire des situations d’apprentissage qui ne soient pas trop ouvertes, dans lesquelles les plus démunis ne peuvent mobiliser que peu d’expériences ? Comment construire le bon niveau d’étayage, de cadrage, pour permettre des échanges langagiers centrés explicitement sur ce qu’il y a à apprendre ? Comment créer dans la classe des collectifs de travail qui fassent porter les échanges sur le cognitif plutôt que sur les univers familiers ? Sans doute en passant du temps à expliciter les enjeux des situations, pour limiter les confusions entre la tâche et l’activité intellectuelle sollicitée, comme le fait cette petite élève de grande section qui perd du temps à découper soigneusement des vignettes alors que la maîtresse veut qu’elle montre qu’elle sait remettre les mots dans l’ordre (p. 105) ?
Comprendre le travail de l’autre ?« De la maternelle à la Terminale », une double explication possible des difficultés : « soit l’Ecole est dans l’incapacité d’aider les élèves à s’approprier de nouveaux modes de faire avec le langage, de penser, de travailler ; soit elle n’identifie pas elle-même les processus qui sous-tendent les difficultés, et, les ignorant, elle ne peut pas intervenir ». Il est plus aisé de repérer les erreurs que d’en comprendre les causes profondes, et il est encore trop rare de penser que les pratiques scolaires peuvent participer des difficultés, voire empêcher d’apprendre ce qu’elles doivent justement permettre. Comprendre qu’on n’apprend pas en étant sage et en écoutant la maîtresse peut être une révolution mentale chez des petits enfants. Jacques Bernardin rapporte ainsi l’étonnement d’un enseignant à qui une maman de quartier populaire venait raconter, sidérée, qu’elle avant entendu sa fille de cinq ans lui expliquer qu’on « allait à l’école pour apprendre à parler et à se servir de sa tête ». Il se trouvait justement qu’après le stage de formation qu’il avait vécu, cette enseignante avait décidé d’attacher de l’importance à présenter à sa classe « ce qu’il y avait à apprendre » plutôt que « ce qu’il y avait à faire » dans les situations qu’elle mettait en place…
C’est la conclusion de l’ouvrage : penser son activité, identifier ses priorités ne va pas de soi pour les enseignants, trop souvent en difficulté pour comprendre « le travail de l’autre », celui de l’élève. Et comme ni les sociologues ni les psychologues ne sauraient avoir compétence pour leur prescrire les bonnes manières de faire, Bautier et Rayou appellent les acteurs à user de tous les leviers, individuels et collectifs, pour «pousser plus en avant une démocratisatinon des appentissages qui marque le pas. »
Elisabeth Bautier et Patrick Rayou : « Les inégalités d’apprentissage : programmes, pratiques et malentendus scolaires » (PUF, 2009)
Voir aussi : une lecture critique de leur ouvrage, par Philippe Meirieu
http://www.meirieu.com/COMPTE-[…]