Par Rémi Boyer de l’association Aide aux Profs
En cette rentrée 2009, puisque le Ministre Luc Chatel a dénoncé le fait qu’il n’y a « pas de gestion des ressources humaines dans ce ministère » (au MEN), et a souhaité mettre en place « un accompagnement personnalisé des enseignants », en mettant en oeuvre « le droit individuel la formation qui n’existe pas dans l’Education nationale » ( http://fr.news.yahoo.com/3/20090906/tpl-education-chatel-cfb2994.html ) intéressons nous à cette question, puisque depuis 11 ans, les différents rapports qui se succèdent le constatent sans que cela ait été suivi d’effets.
Curieusement, ces trois idées sont justement émises dans la conclusion de l’ouvrage : « Enseignant…et après ? Comment préparer et réussir sa seconde carrière » paru fin août 2009 aux Editions Les Savoirs Inédits (www.lessavoirsinedits.fr ).
Toutes les conditions sont en actuellement quasiment réunies pour que chaque fonctionnaire qui le désire diversifie, selon son choix, son parcours de carrière :
– La loi n°2009-972 du 3 août, relative à la mobilité et aux parcours professionnels dans la Fonction Publique, adoptée par le Parlement le 23 juillet 2009, permet aux enseignants fonctionnaires de construire le parcours professionnel de leur choix. La loi introduit en effet une flexibilité intéressante en matière de mobilité, puisque l’enseignant pourra désormais déposer un préavis de trois mois pour partir en détachement ou ailleurs. La loi permet aussi à ceux qui avaient opté pour un détachement de conserver le bénéfice des avantages acquis durant cette période de leur vie active, juste valorisation des nouvelles compétences maîtrisées.
– la circulaire du 31 Juillet de la DGAFP sur la formation professionnelle des fonctionnaires tout au long de la vie préfigure une nouvelle manière de penser la GPRH dans la Fonction Publique : http://www.circulaires.gouv.fr/pdf/2009/07/cir_29166.pdf
– Le Décret n°2007-1470 du 15 octobre 2007 relatif à la formation professionnelle tout au long de la vie des fonctionnaires de l’Etat a défini les conditions d’accès au Droit Individuel à la Formation (DIF) des fonctionnaires, tandis que tous les indicateurs sont au vert pour faire de la fin 2009 une période charnière : http://www.droit-individuel-formation.fr/
– le régime de l’autoentreprise constitue pour 2 à 3 ans (dernier assouplissement) la possibilité d’amorcer une seconde carrière différente : http://www.lautoentrepreneur.fr/images/8_agents_public.pdf
Dans ce contexte d’évolution progressive pour inventer une nouvelle GRH, afin de relier « formation » et « mobilité » tout au long de la vie, le témoignage de ce mois-ci est important, car il s’agit d’un ancien enseignant (l’un de mes homonymes) devenu DRH en seconde carrière : son parcours de carrière, exceptionnel, lui permet de donner un avis d’expert sur les pratiques de GRH.
Rémi Boyer, agrégé d’histoire devenu Directeur des Ressources Humaines au sein du Groupe Arcelor-Mittal
Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir enseignant, et pourquoi avoir poursuivi votre carrière ailleurs ?
« Je suis né dans un milieu d’enseignants. Ma sœur a fait comme moi l’Ecole Normale Supérieure, mon père était universitaire, ma femme et mes tantes aussi…c’est un peu par tradition familiale, en continuité avec mes études littéraires que j’ai passé l’agrégation d’histoire.
Pourquoi cesser un jour d’enseigner ?
C’est en fait une série de hasards qui en ont décidé pour moi, des rencontres qui m’en ont peu à peu éloigné. Entre 1991 et 1995 j’enseigne comme ATER et je réalise ma thèse de doctorat sous la direction de René Girault. J’ai alors la chance de réaliser un stage à l’UNESCO et un stage à l’Assemblée Nationale, ce qui me détourne rapidement de la thèse que je stoppe avant de la rédiger…car en 1995 Roger Fauroux me propose de devenir rapporteur de la Commission de réflexion sur l’école, installée par le tout nouveau Gouvernement Juppé à l’époque…. »
Qu’avez-vous apprécié dans ce métier d’enseignant ?
« J’ai aimé voir progresser les étudiants dont j’avais la responsabilité, c’était très motivant. A Paris I où j’avais eu la chance d’être affecté, j’avais de très bons étudiants, très bosseurs, c’était stimulant. Dans ce métier d’enseignant dans le Supérieur, il y a ce côté challenging qui conduit à une remise en cause permanente de soi-même, de ses connaissances. C’est un vrai dépassement de soi, qui exige de l’organisation, et beaucoup de travail de préparation. Une heure de TD me demandait en moyenne 3 à 4 heures de préparation. »
Quels savoirs, savoir-faire et savoir-être avez-vous acquis dans ce métier ?
« Au niveau des savoirs, outre la maîtrise de ma discipline d’enseignement, il y avait la méthodologie. J’ai appris à travailler les bibliographies, pour étudier rapidement tout nouveau sujet en lien avec les enseignements.
En termes de savoir-faire, la prise de parole en public est essentielle, savoir aussi analyser une masse de connaissances, les trier, les hiérarchiser.
Au niveau des savoir-être, le fait de savoir créer de la distance avec des étudiants qui avaient presque mon âge, et de comprendre des situations parfois difficiles d’étudiants obligés de travailler à plein temps en parallèle pour financer leurs études.
Lors de mon passage en école doctorale, j’ai beaucoup appris aussi, pour réaliser de la recherche pure, cela m’a toujours servi par la suite. J’ai été à des colloques, en réalisant des présentations, j’ai donc appris différentes méthodes pour diffuser son travail. »
Lorsque l’on enseigne à l’université, y a-t-il un travail d’équipe ?
« En fait on ne voit pas les autres collègues, il n’y a pas de travail d’équipe, c’est le « chacun pour soi », l’esprit d’équipe n’existe qu’au sein des écoles doctorales et dans les unités de recherche. Les profs ne sont pas habitués à ça, et les maîtres de conférence en souffrent tous, ils le vivent mal, chacun de leur côté. Au niveau des enseignements, chacun reçoit son quota d’heures en début d’année, et doit les gérer à sa manière…Les enseignants du Supérieur, dans la majorité des cas, ne savent pas travailler ensemble.
Ce que j’ai apprécié, pour ma part, c’est mon directeur de recherches, René Girault, qui m’a beaucoup marqué intellectuellement. Il était titulaire de la chaire de l’histoire des relations internationales à Paris I. »
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur l’enseignement ?
« Comme mon épouse est enseignante dans le secondaire, j’y vis encore d’une certaine manière, mais je n’y reviendrais pas, sauf pour enseigner par exemple en Ecole de Commerce. J’ai toujours apprécié les enseignants car ce sont des gens très dévoués, qui se donnent corps et âme pour leur métier, ils aiment les jeunes, ils ont conscience de leur utilité au cas par cas pour les faire progresser. Dans les entreprises, beaucoup de salariés seraient bien incapables de les imiter, même s’ils les critiquent.
Prof, c’est un métier très difficile, et pas très bien payé. C’est un monde qui vit en « vase clos », même si beaucoup innovent au quotidien. Roger Fauroux m’a dit un jour « la vie du prof s’arrête quand la porte de sa classe se referme ». Le prof qui n’innove pas est rapidement hors jeu, disqualifié. Etre prof, c’est aussi évoluer dans un monde d’individualistes ou d’artisans, le travail en équipe y est difficile, et demeurent toujours des suspicions face à toute nouvelle tentative de reforme.
Enfin, je voudrais souligner, puisque c’est devenu mon métier, qu’il manque cruellement une véritable politique de ressources humaines dans l’Education nationale. »
Quelles étaient les conclusions du Rapport Fauroux auquel vous avez contribué ?
« Sur la gestion des hommes et des femmes, il y a eu peu de progrès à mon avis. L’Education nationale a plus de 20 ans de retard à ce niveau là sur ce qui se passe actuellement dans les grandes entreprises. Actuellement, on voit malheureusement beaucoup d’enseignants s’abîmer. Il y a ceux qui restent révoltés, ceux qui sont résignés, parce qu’ils s’imaginent difficilement faire « autre chose ».
Globalement, la GRH dans l’Education nationale est un grand gâchis qui conduit les profs à « regarder dehors » et qui ne les aide pas à être « considérés » par la société : le regard social sur les profs s’est beaucoup dégradé depuis vingt ans, alors que leur métier devenait de plus en plus difficile et la demande sociale (les parents) de plus en plus exigeants et angoissés quant à l’avenir de leurs enfants….
La commission Fauroux était composée d‘une vingtaine de personnes et était chargée de proposer des pistes de réformes après avoir audité le fameux « système éducatif » Français. Il y avait dans cette Commission des personnalités comme Michel Bon P-dg de France Télécom, Francis Mer P-dg d’Usinor, Roger Fauroux, Président Honoraire de Saint-Gobain et ancien Ministre de l’Industrie, des penseurs comme Jacques Julliard et bien sûr des représentants de l’Education Nationale. Moi, j’étais en particulier chargé du benchmarking avec d’autres systèmes éducatifs en Europe et dans le monde, car Roger Fauroux était très préoccupé par cet aspect là. Il trouvait qu’il y avait parmi les profs une matière humaine exceptionnelle, et il était déçu que cette richesse ne soit pas mieux traitée, mieux valorisée, mieux considérée notamment par ceux chargés de les gérer. »
Vous avez été chargé de mission auprès de François Bayrou : quels souvenirs conservez-vous de cette étape de votre carrière ?
« De 1996 à 1997, je me suis occupé des Etats généraux de l’université, pour trouver des solutions après les grèves étudiantes de 1995/96. J’ai participé à l’élaboration d’un Livre Blanc, et j’organisais des commissions de travail avec les syndicats, le monde associatif, les universités. Je réalisais des notes de synthèse et d’actualité, je recevais les gens que le Ministre ne pouvait pas recevoir, faute de temps. J’ai eu à faire un gros travail de rédaction, de consultation, et ma vie a été rythmée par la vie gouvernementale.
Je travaillais en moyenne de 8h à 22h tous les jours, en emportant du travail pour le week-end, et j’avais droit à 5 semaines de congés. Sur ce poste de chargé de mission, j’étais en détachement, et le salaire était intéressant du fait des primes de cabinet.
Dans le cadre de cette fonction, je devais faire preuve de probité, de loyauté, de discrétion, et j’ajoute que la gravité du cadre dans lequel on évolue impose le respect, on travaille pour le gouvernement… C’est un rythme incessant, un stress permanent, et il faut de grandes capacités de travail pour tenir le coup.
Tout cela constitue un travail d’équipe très important, stimulant, très formateur. »
Que pensez-vous des enseignants qui souhaitent « quitter la classe » ?
« Ce sont des gens qui ont envie de bouger, tout simplement, qui sont ouverts sur le monde, sur l’extérieur, qui ont conservé une curiosité intellectuelle, une ambition. C’est dommage qu’il n’existe pas plus de passerelles entre le monde de l’enseignement et l’administration. Il pourrait exister des passerelles entre les fonctions d’enseignant et certaines fonctions dans les rectorats par exemple, ou vers l’administration centrale. Ceux qui veulent vraiment s’en sortir peuvent passer le concours de l’ENA, mais c’est un concours très difficile. »
Après le cabinet de François Bayrou, que faites-vous ?
«Grâce à mon expérience en cabinet ministériel, j’ai été remarqué par Francis Mer qui m’a suggéré de venir travailler dans l’industrie. Après avoir réalisé des candidatures spontanées vers une dizaine d’entreprises, j’ai été recruté par Usinor en 1998. Il m’a fallu plusieurs mois pour trouver mes marques, m’adapter à un nouvel environnement. J’étais alors chargé de planification, de conception de documents de synthèse, de tableaux de bord. Je rédigeais un rapport annuel d’activité de l’entreprise, et j’ai passé deux ans en usine, à Fos-sur-Mer pour « apprendre le métier » de sidérurgiste. J’ai appris ce qu’était la vie en usine, les règles de sécurité, la complexité du métier, et j’ai fait partie de groupes de travail pour améliorer l’usine. »
Comment avez-vous évolué ensuite ?
« A chaque fois, il y a eu une opportunité décisive. Quand la chance se présente, il faut savoir la saisir rapidement. Usinor, Arcelia et Arbed ont fusionné en 2002 pour créer le groupe ARCELOR. Ils cherchaient alors un « assistant exécutif » pour démarrer la fusion des trois entreprises, et Guy Dollé, le PDG d’ARCELOR, m’a proposé cette mission, puisque Francis Mer, alors Ministre des Finances, était partant. Ce fut une phase différente, un peu comme si j’avais été directeur de cabinet même si, en entreprise, cette notion n’a pas le même sens. Beaucoup d’organisation, de planification, de gestion de la vie du PDG. J’assurais en même temps les fonctions de secrétaire de la Direction Générale du nouveau Groupe : programmer l’ordre du jour des réunions, réaliser les comptes-rendus, les suivis de décisions, suivre la DG dans ses déplacements, mais aussi aider le PDG dans ses relations publiques, notamment avec les médias. Je suis resté trois ans sur ce poste. »
« Ma carrière s’est construite sur des rencontres. Il y a aussi la chance que l’on se crée soi-même par son travail dans un domaine de compétences spécifique, et aussi parce que l’on se connaît bien soi-même, en sachant anticiper.
En quoi consistent les fonctions de DRH ?
« J’ai été nommé DRH d’une branche d’ARCELOR en 2005, où je devais gérer 18 000 personnes. Ce fut un très bon apprentissage de cette fonction très diversifiée. Je m’occupais du recrutement, de la gestion administrative, de la gestion salariale, de la formation des personnels, du développement des carrières.
Je me suis aussi consacré à la révision de conventions collectives, aux relations avec les syndicats, et je devais superviser l’ingénierie des salaires et des primes dans ma branche d’activité. Le DRH du Groupe m’avait aussi confié une mission d’internationalisation de la fonction ressources humaines, ce qui m’a amené à voyager également. »
Quelles sont les qualités et les compétences d’un bon DRH ?
« Je dirais d’abord aimer les gens, être à l’écoute des autres, pour entendre leurs plaintes, mais aussi leurs satisfactions. Dans le monde du business, tout va très vite. Il faut avoir du recul sur les gens et sur les choses, gérer les critiques, les rumeurs, se faire sa propre opinion des choses sans se laisser influencer. Il faut aussi aimer les gens d’une manière générale, c’est une fonction très complexe à ce niveau. Il faut être ouvert sur les différentes cultures, la complexité humaine. Il faut aussi avoir des compétences techniques, par exemple pour la gestion salariale, la gestion sociale, les relations avec les syndicats, souvent compliquées, car ce sont à la fois de grands partenaires et des adversaires. Il faut aussi savoir faire preuve de diplomatie, avoir l’esprit flexible.
Parfois, en période de licenciement, cela pose des problèmes éthiques, et il faut aborder les choses d’une manière humaine et professionnelle. »
Que pensez-vous de la manière dont sont évalués les enseignants aujourd’hui ?
« L’évaluation actuelle des profs est à changer, pour passer à une évaluation annuelle. Beaucoup d’enseignants n’ont pas été inspectés depuis au moins 5 ans, parfois plus : comment développer l’expérience et la motivation des enseignants s’ils ne sont pas évalués (plus souvent) ? On dit souvent que ce qui ne peut pas être mesuré ne peut pas être géré. Dans le cas présent, c’est flagrant.
Il faut à mon sens revoir de fond en comble le système des inspections, car d’évidence ce système ne donne pas satisfaction.
Revoir de fond en comble l’évaluation suppose aussi que l’on puisse proposer aux enseignants de vraies carrières, construites sur l’acquisition de compétences, avec un plan de formation adapté aux besoins de chacun et pourquoi pas des avancements adaptés aux profils.
A ce propos, je pense qu’il faudrait que les chefs des EPLE aient un rôle accru sur la formation des professeurs, et qu’il y ait une déconcentration des mouvements de mutation, inadaptés à l’heure actuelle.
Le système actuel de gestion des ressources humaines dans l’Education nationale manque de souplesse, alors qu’il faudrait évoluer vers plus d’affectations sous forme de postes à profil, tenant compte des savoir-faire et savoir-être développés par chacun, pour en arriver à du sur-mesure. Je sais que c’est un sujet polémique et compliqué mais par exemple pourquoi n’affecterait-on pas les profs agrégés prioritairement en lycée ? Je connais trop d’exemples autour de moi d’enseignants de valeur, qui enseignent depuis une quinzaine d’année, et qui sont désespérés car on ne leur donne pas de perspectives ni de sens à leur carrière. Les profs sont comme toutes les autres professions : ils ont besoin de progresser, d’être sanctionnés, en bien ou en mal, sur base de résultats, ils ont besoin d’être motivés au sein d’équipes porteuses de projets. Je n’ai pas le sentiment que ce soit le cas aujourd’hui… »
Que pensez-vous de l’action conduite par Aide aux Profs ?
« C’est une excellent idée. Cela aurait dû exister dans le système, mais comme à chaque fois, les innovations viennent de l’extérieur, aux marges, comme le disait souvent François Bayrou. Aide aux Profs propose aux enseignants un service qui n’existe pas dans l’Education Nationale, et qui répond à un malaise énorme et grandissant. C’est un sujet fondamental : je ne connais pas de systèmes de formation dans le monde qui fonctionnent sans l’adhésion des profs à leur propre système ! Aide aux Profs est un outil innovant pour apporter des solutions quand les Profs ne trouvent plus en eux ou au sein du système la motivation nécessaire pour exercer ce métier difficile. »