Pour Pierre Frackowiak, « la page Darcos est déjà tournée« , et après le bilan, il faut souhaiter « bon courage » à son successeur pour remotiver les enseignants, entre autres tâches, et se conformer aux objectifs formulés « par Monsieur Sarkozy dans sa lettre aux éducateurs du 4 septembre 2007″…
Monsieur ou Madame le prochain ministre, votre tâche la plus difficile sera de remotiver les enseignants.
La page Darcos est déjà tournée. Le bilan est désastreux au niveau de l’enseignement obligatoire. La volonté de détruire l’école dans le cadre d’une idéologie ultra libérale autoritaire et l’exigence de réduire drastiquement la dépense publique par tous les moyens, produisent et produiront des effets catastrophiques à court terme et des dégâts considérables à long terme : développement des inégalités, baisse du niveau, recrudescence de la violence[i], chute de la capacité de vivre ensemble… Les nouveaux vieux programmes, la semaine démagogique de quatre jours imposée, le soutien factice, la suppression de la carte scolaire, l’abandon des politiques éducatives territoriales concertées, « l’administratisation » triomphante, « l’évaluationnite » approximative envahissante, l’autoritarisme grandissant, la formation des maîtres agonisante, le mépris pour tout ce qui a été réalisé de 1969 à 2002, le déni de la pédagogie, laisseront des traces qui coûteront très cher à l’Etat et à la société. Il faudra bien reconstruire, remettre en perspective par rapport à une vision démocratique de l’homme et de la société, refaire des programmes pour le 21ème siècle, redonner sa place à la pédagogie pendant le temps scolaire normal, repenser le soutien, remettre complètement à plat ce qui est abusivement nommé évaluation, prendre en compte sérieusement le problème du temps de l’enfant et de la journée scolaire, renouer avec les collectivités territoriales, etc, etc. Tout sera à reconstruire. Il faudra reprendre tout le travail engagé depuis les années 70[ii] et méprisé aujourd’hui, pour faire évoluer le système et l’adapter aux exigences nouvelles.
La tâche du prochain ministre sera immense si elle ou il a une réelle ambition démocratique pour l’école.
L’un des objectifs les plus lourds et les plus difficiles sera de remotiver les enseignants, complètement désengagés, démobilisés, humiliés, et de rétablir la confiance.
Le corps enseignant aura été durement secoué et meurtri. Le climat dans les écoles est à l’atonie, à l’individualisme, à la résignation. Si les « désobéisseurs » affichés ne représentent qu’un faible pourcentage du corps, ceux qui font de la résistance passive, ceux qui détournent discrètement, sans le dire, les instructions en cascade, ceux qui ne croient plus à rien ni à la politique faute de projet alternatif sérieux, ni au syndicalisme considéré comme complice ou complaisant[iii], ceux qui appliquent au moins dans la forme pour avoir la paix, constituent une immense majorité.
Il faut dire que le développement des enquêtes, des contrôles, des prétendues évaluations qui ne servent à rien, des injonctions autoritaires de l’encadrement intermédiaire, la dégradation des rapports inspecteur/inspecté, la généralisation du langage technocratique déshumanisé, le procès fait à ceux qui seraient responsables de l’échec de ces 15 % d’élèves en grande difficulté, se sont cumulés détournant les praticiens de tout idéal, de tout projet politique éducatif au sens noble. Le monde enseignant est désabusé, découragé, dans l’attente d’un nouveau projet éducatif inscrit dans la modernité, avec une vision prospective transcendant nettement les petits bricolages sur l’existant, avec une réelle réflexion collective sur le sens de concepts forts comme la société éducative dans la société de la connaissance et de la communication, ou comme l’éducation tout au long de la vie, concepts qui doivent s’initier dès la maternelle.
Les pressions, menaces, rappels à l’ordre, sanctions, retraits de salaire pour leur non respect des consignes relatives à l’évaluation CM ou pour leur conception intelligente du soutien pèsent lourd dans le climat[iv]. Les discours surprenants du type « c’est idiot ou inutile, on le sait, mais il faut le faire quand même par loyauté ou obéissance » démotivent et font perdre tout crédit aussi bien aux cadres qui les assènent parfois avec un zèle bien supérieur à celui qui pouvait être observé pour l’application de la loi de 1989, qu’aux organisations syndicales qui les tiennent dans l’espoir de quelques compromis à la marge. Les enseignants savent bien que l’on peut toujours ajouter un zeste de confiture sur un pain détestable, cela ne change pas le pain. On ne mesure pas bien ce type de dégâts, car on ne sait pas ce qui se passe réellement dans les classes et les écoles, et une certaine infantilisation historique perdure qui freine considérablement la liberté d’expression. La condamnation rude et moralisante des désobéisseurs a affecté même les obéisseurs, le retrait de journées de salaire à l’initiative des inspecteurs devenus des contrôleurs et des contremaîtres affublés d’une petite casquette de pilote (sans responsabilité et sans moyens de piloter) a choqué, notamment tous ceux qui, connaissant un peu l’histoire du système éducatif, savent que ces pratiques autoritaristes et injustes (par rapport à leurs collègues qui font la même chose sans le dire) n’ont jamais eu cours en France depuis 1940. Même ceux qui se glorifiaient dans les médias de refuser d’appliquer la loi de 89 n’ont jamais été sanctionnés. Mieux, l’un d’eux a été récompensé par l’attribution du Mérite National quelques années plus tard par M. Darcos.
La démotivation, la démobilisation, le désenchantement des enseignants, sont peut être les dégâts les plus graves pour le système. Le corps enseignant, notamment dans le premier degré, est sans doute l’un des corps de l’Etat les plus consciencieux, les plus engagés, les plus attentifs aux évolutions nécessaires. La réussite éducative dépend de ces qualités au moins autant que des moyens. Les professeurs des écoles ont besoin de respect, de considération, de se sentir responsables et non exécutants sous contrôle, de s’enthousiasmer pour des idées, d’avoir la confiance de leur hiérarchie et de la Nation. Ce besoin a été mis à mal. Il faudra réparer d’urgence.
Bon courage, Monsieur ou Madame le Ministre ! Il vous en faudra beaucoup. Pour vous aider, n’hésitez pas à sortir des tiroirs ou des poubelles dans lesquelles on les a jetées dès le lendemain de leur publication, ces phases acceptables par tous sous condition de réflexion collective et de concertation. Elles sont de Monsieur Sarkozy dans sa lettre aux éducateurs du 4 septembre 2007 :
Page 3: Aider l’intelligence, la sensibilité à s’épanouir, à trouver leur chemin, quoi de plus grand et de plus beau en effet?
Page 6 : Il serait vain pourtant de chercher à ressusciter un âge d’or de l’éducation, de la culture, du savoir qui n’a jamais existé. Chaque époque suscite des attentes qui lui sont propres.
Page 7: Nous ne referons pas l’école de la 3ème République, ni même la nôtre. Ce qui nous incombe, c’est de relever le défi de l’économie de la connaissance et de la révolution de l’information. Ce que nous devons faire, c’est poser les principes de l’éducation du 21ème siècle qui ne peuvent pas se satisfaire des principes d’hier et pas davantage de ceux d’avant-hier.
Page 11: Je souhaite que nous reconstruisions une éducation du respect, une école du respect…
Page 17: Par dessus les catégories traditionnelles de la connaissance, il faut maintenant tisser la trame d’un nouveau savoir, fruit de la combinaison, du mélange, de la fécondation réciproque des disciplines.
Page 20: Il faut amener l’enfant à s’interroger, à réfléchir, à prendre de la distance, à réagir, à douter et à découvrir par lui-même les vérités qui lui serviront durant toute sa vie.
Nous sommes arrivés en 2009, en deux ans, aux antipodes de ces intentions[v].
Bon courage, Monsieur ou Madame le Ministre ! Et si vous voulez aller un peu plus loin encore, écoutez les mouvements pédagogiques, les mouvements d’éducation populaire, les pédagogues et les sociologues, ils ne sont pas anesthésiés par les affres de l’électoralisme à court terme, ils ne sont pas freinés par les compétitions entre les organisations et les corporatismes, ils ont des idées et ils savent faire ! Regardez les enseignants innovants[vi], ils se passionnent et passionnent leurs élèves, ils permettent l’espérance, cette espérance dont l’école a besoin pour avancer.
Pierre Frackowiak
[i] Ce n’est pas en sanctuarisant l’école, en construisant des murailles, en multipliant les vigiles que l’on résoudra le problème de la violence. C’est en changeant l’école, en redéfinissant sa place dans la cité, en donnant du sens aux savoirs scolaires, en ouvrant l’école, en favorisant les échanges de savoirs, en luttant contre les ségrégations et les humiliations, en réduisant la pression de la sélection par l’échec, etc.
[ii] Par la droite d’abord, puis à partir de 1981 par la gauche et la droite en alternance dans une certaine continuité républicaine rompue depuis 2002 et surtout 2007
[iii] En l’absence de projet suffisamment clair, de positions courageuses lisibles, la porte est ouverte aux coordinations, aux collectifs, aux mouvements spontanés. Plutôt que de les condamner dans les mêmes termes que le pouvoir, il vaudrait mieux s’interroger sur les conditions d’une mobilisation cohérente et massive. Seul un grand projet éducatif démocratique moderne peut éviter la dispersion
[iv] L’autoritarisme, le contrôle, le manque de confiance, les sanctions sont totalement inopérantes pour faire évoluer les pratiques pédagogiques. Dans ce contexte, les enseignants se replient toujours sur des pratiques anciennes, plus faciles à mettre en œuvre. Les seuls moyens pour évoluer sont la compréhension des choix et des représentations des enseignants, l’accompagnement, la formation, une nouvelle conception de l’inspection, le respect partagé des valeurs…
[v] Il a fallu une trentaine d’années pour tenter de construire une école pour le 21ème siècle, pour permettre la réussite de la démocratisation quantitative du système, pour améliorer les performances de l’école. Il aura fallu moins de deux ans pour tout casser et démobiliser les enseignants. Certes, l’école avait encore des progrès considérables à faire, mais ce n’est pas en la détruisant, en niant les progrès accomplis, en faisant une immense marche arrière, que l’on y parviendra
[vi] Le forum des enseignants innovants organisé à Roubaix les 27 et 28 mars offrait à cet égard de bonnes raisons d’espérer
Pierre Frackowiak
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