François Jarraud
On l’assaille de toute part. Misogyne, injuste socialement, rétrograde, inadapté, les critiques pleuvent sur le bac. Pierre Merle nous aide à voir plus clair dans les enjeux du bac. « Une société et un système éducatif qui abandonnent sur le bord de la route plus d’un élève sur six, bien davantage dans les quartiers populaires, attisent le conflit et la révolte. Quelle société voulons-nous ? »
Il y a actuellement un débat public sur la notation au baccalauréat qui suscite beaucoup de remous. La notation au bac est-elle juste ou doit-on parler de « loterie » ?
Le débat a pour origine une étude publiée par Bruno Suchaut. Ce chercheur de l’IREDU a fait corriger des copies de bac de sciences économiques et sociales par une trentaine de correcteurs. On retrouve des résultats connus par des recherches antérieures. Par exemple, la copie n°1, notée 9/20 au bac, obtient des notes comprises entre 6 et 15. La copie nº 2 (11/20 au bac) est notée de 5 à 16. La notation n’est donc pas juste. S’agit-il pour autant d’une « loterie » ? Paradoxalement, non. D’abord, les deux copies ayant obtenu 15/20 au bac, corrigées par une trentaine de correcteurs, obtiennent de meilleures notes en moyenne que les copies notées 9 et 11/20 au bac. Forts aléas de la notation et loterie ne sont donc pas équivalents. Ensuite, les élèves ne sont pas évalués sur une discipline mais sur plusieurs. Ce qui change tout. Les aléas de notation sont, par définition, distribués de façon aléatoire : un élève noté sévèrement dans une matière bénéficie d’une note indulgente dans l’autre. Résultat : le bac est une loterie seulement pour les élèves moyens. Mais, pour ceux-ci, il existe un oral avec des règles d’évaluation spécifiques prenant explicitement en compte leurs compétences pendant l’année. Cette organisation complexe diminue largement le côté « loterie ».
Les travaux docimologiques surprennent et inquiètent toujours les professeurs. Comment expliquez vous ces réactions ?
Ces réactions sont tout à fait compréhensibles. Une partie des professeurs pense que leurs notes sont des mesures précises des compétences des élèves. Ceux-là vivent les recherches sur la notation comme une remise en cause de leurs compétences. Les autres enseignants, conscients des aléas de l’évaluation, sont à juste titre inquiets de recherches qui montrent que leurs intuitions sont affreusement justifiées… C’est déstabilisant et décourageant.
Que peut-on dire à un enseignant qui voudrait améliorer sa notation ?
La solution principale : le travail en commun. Les divergences d’appréciation tiennent pour une grande part à des critères de notation formels non soumis à l’épreuve pratique de l’évaluation. Pendant l’année, les professeurs devraient davantage élaborer des devoirs en commun, établir ensemble des grilles de notation, échanger des paquets de copies et considérer que l’évaluation est une responsabilité collective. Cette façon de procéder est coûteuse en temps car elle modifie les habitudes. C’est plus facile d’être d’accord avec soi-même. Mais un travail collectif sur l’évaluation débouche sur une réflexion approfondie sur ce qu’il faut demander aux élèves et un enrichissement de ses pratiques de notation et d’enseignement.
Dans les accusations portées sur le bac, il y a aussi celle d’être injuste socialement et d’avoir un niveau en baisse constante. Qu’en pensez-vous ?
En 1999, la belle thèse de Oget a bien montré que le remplacement du bac par le contrôle continu défavoriserait les garçons, les élèves redoublants et les élèves d’origine populaire. Comme de nombreuses recherches l’ont montré depuis 1960, ces élèves font l’objet d’une notation plus favorable et plus juste dans le cadre d’une évaluation anonyme.
Le niveau baisse-t-il ? Depuis toujours, il existe en France des esprits chagrins qui se plaignent de la baisse du niveau. Ce sont souvent des normaliens et des agrégés de lettres modernes nés dans l’après-guerre. Faut-il rappeler qu’ils seraient considérés comme des incultes par leurs aïeuls ? Une bonne part ne connaît pas le grec ; et combien seraient capables de rédiger en « bon latin », exercice familier à n’importe quel bachelier du début du XXe siècle ? Ils jugent le niveau des élèves à l’aune de leurs propres compétences. Ils devraient être davantage sensibles à leur ignorance. Sur le bord de l’autoroute, une fois le capot de la voiture ouvert, connaître la déclinaison latine d’un verbe irrégulier est moins utile que le maniement d’une clé de 12… Les titulaires d’un bac pro n’ont pas les mêmes compétences en lettres que les bacheliers des filières littéraires et scientifiques. C’est certain. Mais mettre la mécanique en dessous de l’orthographe est une ineptie. Ceci dit, il n’existe pas de raison de négliger les compétences anciennes par rapport aux nouvelles et le niveau assez moyen des écoliers français au niveau international interpelle.
Puisque le débat sur les notes est utilisé pour demander la suppression du bac peut-on imaginer qu’un concours d’entrée en université (c’est la parade la plus souvent proposée) serait plus juste à la fois socialement et sur le plan docimologique ?
Le risque actuel est effectivement celui-là : supprimer le bac au nom de ses insuffisances. Ce serait une mauvaise solution. La sélection réalisée par les universités serait fondée sur des pratiques diverses et disparates. Les « bonnes » universités, les plus recherchées, se permettraient une forte sélection et ne retiendraient que les meilleurs étudiants. De surcroît, les coûts des épreuves de sélection seraient, indirectement, supportés par les étudiants et ceux dont les ressources sont limités ne tenteraient pas les concours d’entrée les plus difficiles. Ce système, source d’inégalités entre étudiants et universités, serait plus coûteux et socialement plus injuste que l’actuel baccalauréat.
S’il faut garder le bac, comment l’améliorer pour le rendre plus juste ?
Pour sauver le bac, il faut le changer. Il me semble inévitable de standardiser partiellement les épreuves d’évaluation. Pour l’entrée dans les grandes universités anglaises, les étudiants, outre leur dossier universitaire, doivent obtenir un certain niveau de compétences à des tests en anglais (TOEIC et TOEFL) et mathématiques (GRE). En France, dans les classes européennes, en classe de seconde, les élèves vont passer prochainement des épreuves pour obtenir le First certificate in English (FCE) élaborées par l’Université de Cambridge. Soit, ces tests de compétences restent la propriété du domaine privé et sont à la charge financière des étudiants ; soit, l’Etat en supporte les coûts. Dans ce cas, les professeurs pourront s’approprier ses savoir-faire. Cette dernière solution est la plus juste socialement : le ministère de l’éducation nationale offrirait ainsi la possibilité à chaque élève d’obtenir des « certifications » reconnues au niveau national et international.
Cette standardisation de l’évaluation des compétences n’est actuellement pertinente que pour un certain nombre de disciplines. Pour les autres, une solution a été présentée antérieurement : le travail en commun. Il est fructueux pour la préparation des épreuves orales du bac et déjà en vigueur dans certaines disciplines. Interroger les candidats sur des épreuves mises au point collectivement par les professeurs favorise l’équité. Pour les épreuves écrites, de type littéraire, il faudrait standardiser en partie les épreuves. Standardiser ne veut pas dire simplifier. Toutefois, certaines compétences font difficilement l’objet d’une évaluation standardisée.
Ces solutions ne sont-elles pas aussi porteuses d’inégalités ?
L’équité d’un système de sélection est toujours relative. Les évaluations de type littéraire imposent un niveau élevé de compétences linguistiques, conceptuelles et syntaxiques. Ces compétences sont en grande partie acquises dans le milieu familial et par les pairs. Une évaluation trop fondée sur ce type de compétences est autant une sélection sociale qu’une sélection scolaire. Le risque – il est réel – serait de moins enseigner ce type de compétences parce qu’elles seraient moins évaluées alors qu’elles resteront, dans les entretiens d’embauche notamment, un critère de sélection professionnelle.
Une autre source d’inégalités est la hiérarchie des bacs. Peut-on lutter contre celle-ci ?
Hiérarchies scolaires et hiérarchies sociales sont interdépendantes. Quand il est difficile de recruter dans la restauration, il faut des salaires plus attractifs. Qui veut travailler beaucoup pour gagner peu ? De même pour les infirmières. Par contre, pourquoi augmenter la rémunération des cadres dirigeants, médecins ou ministres, fonctions où les postulants sont trop abondants ? Favoriser une répartition moins inégale des rémunérations est le plus court chemin pour réduire la hiérarchie des bacs.
Le pays s’était fixé comme objectif « 80% d’élèves au niveau bac ». Cet objectif vous semble-t-il inaccessible, illusoire, nécessaire ?
En mars 2000, le conseil européen de Lisbonne a fixé un objectif de 85 % de sortants du système éducatif diplômés d’un second cycle de l’enseignement secondaire. Cet objectif comprend les bacheliers mais aussi les titulaires d’un CAP et BEP. Cet objectif est le plus pertinent en termes d’accès à l’emploi. Pour le système éducatif français, un défi redoutable est en effet constitué par les 17 % d’élèves sortant actuellement sans diplôme ou seulement avec le brevet. Ceux-là constituent le gros bataillon des perpétuels intérimaires, chômeurs et Rmistes, c’est-à-dire les exclus. Une société et un système éducatif qui abandonnent sur le bord de la route plus d’un élève sur six, bien davantage dans les quartiers populaires, attisent le conflit et la révolte. Quelle société voulons-nous ? Éducation ou répression ? École ou prison ?
Pierre Merle
sociologue, est professeur d’université à l’IUFM de Bretagne
Dernier ouvrage :
Les notes. Secrets de fabrication, PUF, 2007.
Sur le Café, article de P. Merle : Les notes sont-elles justes ?
http://cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pages/2007/8[…]