Une question impossible ?
« Changer l’Ecole, mais avec les enseignants »… Le proviseur du Lycée Balzac, accueillant les travaux des « Assises de la Pédagogie » initiées par le CRAP, relève le truisme inclus dans dans le titre : y aurait-il des changements qui pourraient advenir contre les enseignants ? Ni angélisme, ni préservation aveugle des acquis : Philippe Watrelot revient sur les ambiguités du terme changement : « à force de vouloir réformer en force, l’Etat risque de renforcer le sentiment « d’assiégé » des enseignants, de renforcer le mythe d’un passé idéal. Les CRAP veulent « mettre de la pédagogie dans le débat » : « les » enseignants, ça n’existe pas : il y a de multiples manières d’incarner le métier, et les pratiques changent, il faut surtout mettre des mots sur les choses, articuler le politique et l’action locale. Pour cela, il faut « faire réseau », dépasser les clivages anciens » : P. Watrelot se félicite que tout l’arc syndical et associatif soit présent pour la journée.
Des enseignants qui changent l’Ecole au quotidienSophie Audoubert, auteur de « Don Quichotte en banlieue », dont le ton avait tranché avec celui des pamphlets agressifs contre l’Ecole, fait part du refus des enseignants de son établissement de remplir les « livrets de compétences » expérimentaux, non pas du fait qu’ils les refusent en soi, mais du fait de la manière dont l’institution les met en oeuvre à la hussarde. Devenue prof « comme tout le monde, sans vocation particulière », ses premiers mois ont été violents, l’incompréhension mutuelle empêchant toute relation, jusqu’à ce qu’elle trouve le moyen de les « voir », d’être moins parasitée par ses a-priori culturels. « Moi aussi, c’est le travail collectif dans l’établissement, avec des programmations communes, qui m’a permis d’acquérir de l’autorité, au sens noble ». Elle réclame davantage de moments collectifs, de stages dans l’établissement, pour aller plus loin sur ce terrain.
Laurent Ott, membre de l’ICEM, insiste sur son vécu d’enseignant du primaire, puis de travail social et de formation : « c’est ce regard global vers l’humain qui est fondamental. Nous n’avons pas à régler les problèmes des institutions. Au contraire, nous devons apprendre à ne plus avoir peur : des programmes, des enfants, des politiques, de l’inspecteur, des familles ». En faisant « corps » avec ceux avec qui il a travaillé, sur le temps long, il a découvert qu’il pouvait aussi faire partie de réseaux. « Eduquer et faire de la politique, c’est pour moi la même chose ». Il témoigne de son meilleur souvenir, « dans une école difficile d’Orly où les enfants étaient pleinement organisateurs de leur scolarité ». Il rend compte de la rigidification de l’Ecole vers les « savoirs fondamentaux », la chape de réglementation sécuritaire qui l’a amené vers la « désobeissance »… Aujourdhui, c’est de l’extérieur de l’Ecole qu’il tente de fabriquer des « permanences éducatives », dans les friches péri-urbaines.
Pour Caroline Journeau-Sion, des Clionautes, « c’est le réseau d’enseignants que nous avons développé qui me permet de me sentir moins seule dans mon travail quotidien ». Les échanges internet, les listes de discussion aident à prendre du recul, à pouvoir « tenir la distance » quand les années s’enchainent, pour garder de l’enthousiasme dans le quotidien. Les « banques d’idées pédagogiques » du réseau permettent d’être réactifs, à l’écoute des élèves, mais aussi de construire des outils à plusieurs, pour « travailler l’estime de soi, celle des enseignants comme celle des élèves ».Anne Barrère, sociologue à Paris Descartes, auteur de « Travailler à l’école, que font les élèves et les enseignants du secondaire ? », est la dernière intervenante de la table-ronde :
» La réforme n’est pas le changement. Il existe des contre-réformes. Il faut donc sortir de l’agenda politique pour regarder le quotidien ». Pour elle, de facto, l’Ecole change, et les enseignants changent l’Ecole. Pas comme un seul homme, mais en trouvant d’autres moyens de « faire institution ».
D’abord, le « travail culturel » des enseignants est de donner légitimité à la culture scolaire. Certains accueillent les nouvelles technologies, d’autres cherchent à distancier pour rester « séparés » des influences trop médiatiques.
Elle préconise aussi un changement de fond qui ne dépend directement ni des profs, ni des élèves, mais tient à « l’épreuve du verdict scolaire » : « Il y a peu de « seconde chance » pour ceux que le destin scolaire va amener à l’échec et imposer une épreuve ». Le problème de l’évaluation est donc central : comment ne pas leurrer, comment ne pas démotiver ? « Non, les élèves ne pensent pas qu’aux notes, et c’est rassurant ».Selon ses observations, les enseignants font aussi tout un travail relationnel avec les élèves, qui contribue à la démocratisation, en se sortant des codes distants en cours dans l’institution. « Cela demande des compétences quotidiennes et constantes, au-delà des modalités pédagogiques choisies par l’enseignant » : interprétation sociale des situations, tact, maîtrise et protection de soi, humour. C’est « la dialectique du rôle et de la personne », mis en scène de manière invisible dans le quotidien des classes, et qui affecte les enseignants quand « ça ne marche pas » dans la classe.
« Les enseignants sont donc créatifs pour y répondre, bien au-delà de l’injonction des programmes. Mais une grande partie de ce travail reste malheureusement invisible, même à leurs yeux » : la sociologue invite donc à ce que le « travail enseignant » soit mieux exploré.
« En effet, les enseignants changent l’école avec ce qu’ils sont individuellement, alors que je pense que c’est un travail fondamentalement collectif. Les enseignants gagneraient donc à le travailler davantage ensemble, en combinant les ressources disponibles dans le métier pour trouver leur style ».
Le niveau de l’établissement devient un niveau d’identité professionnelle à part entière, ce qui lui semble récent. L’incitation institutionnelle aux projets d’établissement met en tension l’injonction hiérarchique et les collectifs informels. Une dialectique complexe se joue en partie dans les relations hiérarchiques entre direction d’établissement et équipes, avec des situations contrastées : le blocage peut venir autant de la prescription d’innovation (par exemple, l’évaluatiion des élèves par compétences) incompatible avec le rythme d’acquisition de l’équipe, que de l’incapacité de la hiérarchie à proposer des projets fédérateurs…
Le débat qui suit est révélateur des inquiétudes de la salle. Un chef d’établissement se sent désemparé devant le manque de travail personnel des élèves, pour lui indispensable. « Pourtant, réponde Anne Barrère, toutes les enquêtes nous montrent que l’Ecole est centrale dans la vie des jeunes, et que le temps du travail scolaire est très important. Certes, la consommation des nouveaux biens culturels peut rendre la gestion du temps problématique, mais les élèves font malgré tout la césure nécessaire. »
Le débat rebondit dans la salle : on villipende l’inaction des corps intermédiaires, on demande la réorganisation du temps de travail de l’enseignant pour y intégrer le travail collectif, on réagit sur les « peurs » des uns et des autres qui minent le terrain éducatif.
C’est l’heure de laisser la place à la table-ronde qui réunit quatre responsables syndicaux représentant un large spectre.
Réactions syndicalesPour Gilles Moindrot, pour le SNUipp-FSU, l’Ecole change, non pas en se calant sur les réformes ministérielles, mais à partir du travail réel des enseignants. « Dans les années 80, on a considérablement progressé dans la scolarisation en maternelle, sans qu’aucun texte ministériel ne vienne le fixer. Par contre, c’est une injonction ministérielle qui la fait reculer ».
Il regrette que les études scientifiques sur le changement à l’Ecole primaire soient trop peu nombreuses pour en decrypter les finesses professionnelles : « On a du mal a avoir une vision globale de ce mouvement, mais pour autant il existe ». De la même manière, l’impact réel des modifications de programmes ou de l’organisation pédagogique reste trop peu lisible. « De la relation aux parents à la relation aux savoirs, le métier d’enseignant devient de plus en plus professionnel ».
Thierry Cadart, pour le SGEN-CFDT, pense que le débat sur l’Ecole doit revenir au premier plan, et « ne se réduit pas à un face-à-face entre les enseignants et leur ministre« . Face aux reproches de l’immobilisme, il faut opposer le travail de fond sur les missions que la société veut assigner à l’Ecole. « Trop d’élèves sortent sans qualification de l’Ecole. L’institution doit dire clairement quels sont ses choix, ses buts, sinon l’impression de fatigue et de découragement peut l’emporter. La confiance est aujourd’hui ce qu’attendent prioritairement les enseignants ».
Roland Hubert, pour le SNES-FSU, insiste sur le contexte lourd, « qui pèse dans les salles des profs : les choix ont été faits, sans être débattus. Derrière l’affichage, le gouvernement organise l’Ecole pour trier les élites et donner le minimum aux autres. La profession craint l’instrumentalisation du changement par un politique qui ne partage pas ses valeurs. Le travail en équipe doit autant être une « solidarité humaine » qu’un moyen de parler pédagogie« . L’exemple de l’expérimentation du livret de compétences lui semble emblématique de la volonté du ministère de passer en force sur les projets des équipes. « Sans confiance, pas de travail possible ».
Luc Bérille, pour le SE-UNSA, insiste sur la diversité de conceptions des enseignants, par nature nécessaire. Mais même autour de la table, il n’est pas sûr que tous partagent le même diagnostic sur les pistes à suivre pour trouver des solutions : « sommes-nous tous d’accord sur ce qui, derrière le néologisme « masterisation », doit être le coeur de la formation initiale : contenus, didactique, compétences professionnelles, connaissances du système éducatif, travail en équipe ? Si dans le premier degré, le principe du temps de concertation est intégré au service, dans le second degré, on en est toujours à en parler« . Il invite aussi les syndicats à « entrer dans les détails qui fâchent » pour « poser les choix républicains de société devant les citoyens » : la désectorisation serait un recul important pour la démocratie, et « la « réussite de tous » est trop souvent un slogan trop consensuel que nous n’arrivons pas à décaper. »
La formation : mettre à jour les impensés du quotidienLe début de l’après-midi est consacré aux travaux en ateliers. Jacques Bernardin, président du GFEN, anime celui consacré à la formation.
Travailler avec des groupes d’enseignants en formation, c’est transformer le regard sur les élèves, et la nature de leurs difficultés. C’est aussi travailler sur les conceptions de l’apprentissage : entre la transmission « classique » et la doxa constructiviste mal digérée, qui fétichise le travail de groupe en négligeant ce qui pourrait le légitimer, on risque de renvoyer le savoir à la périphérie à force d’enfant « au centre ».
Les enseignants peuvent faire l’amalgame entre information, connaissance ou savoir, et du coup mal identifier l’endroit où les élèves échouent. « On ne comprend pas qu’ils ne comprennent pas » entend-on parfois. Mais comprend-on toujours que ce qui gêne, ce sont les savoirs déjà-là qui empêchent les nouveaux de se construire ?
Fort de l’expérience de son mouvement, il propose des conditions à remplir pour qu’une formation soit efficace :
« Dans les modalités de travail que nous mettons en oeuvre, nous pensons d’abord à des processus de formation/transformation, en installant des modalités de travail « filées » articulant temps de regroupement et temps d’action, temps d’implication et temps de réflexion pour progressivement « penser le métier ».
C’est pourquoi il préfére travailler sur des candidatures collectives d’équipes, plutôt que des candidatures individuelles qui renverront chacun à sa propre solitude. Mais il veut aussi penser « stratégie de formation » : rencontre préalable avec les équipes pour prioriser les questionnements qui sont les plus saillants dans le public rencontré, cohérence entre le « dire » et le « faire » des pratiques des formateurs, confrontation entre les différentes disciplines pour prendre de la distance avec les domaines où on est en « terrain de compétence » (et ainsi mieux comprendre ce qui se joue dans les apprentissages). Dans un second temps, on peut arriver à la formalisation des « invariants« , à partir des expériences tentées dans les intersessions (« ce qui a marché » pour mettre en activité intellectuelle les élèves), lire au positif des dynamiques enclenchées, tant au niveau des élèves que des maîtres, dans le respect du « libre engagement » qui stimule l’activité et l’investissement.
Pour Jacques Bernardin, on va ainsi transformer la relation des enseignants à leur propre formation.
Dans un premier temps, leur but est « d’améliorer les résultats des élèves », ils se mettent à la recherche de « trucs« , de « ficelles » : comment gérer les cinq premières minutes ? Comment passer différemment la consigne ? Il assume de répondre à cette première demande, mais avec une idée derrière la tête : à la seconde session, les enseignants reviennent en disant qu’ils ont constaté une changement dans la motivation des élèves, dans leur engagement. En modifiant le résultat de leur action, ils modifient leurs mobiles : « si Kevin se met à être présent dans ce qu’on fait en classe, ça veut donc dire qu’on peut imaginer transformer son rapport à l’écrit ? ». La formation aide alors à préparer des situations de classe ouvertes, exploratoires, qui vont permettre plus de curiosité, plus de mobiles d’apprendre… avant que la session suivante amène le groupe à travailler à « oeuvrer à éduquer le citoyen » : les enseignants se mettent à penser comment être moins présents dans le cours, pour se dégager des moyens de systématiser la mise à distance sur ce qui s’est passé dans la classe, dépasser le résultat de la tâche scolaire pour attirer la réflexion des élèves sur les procédures…
Du coup, dans la formation, se pose la question du travail collectif dans l’école : comment converger vers un même but ? Comment intégrer les parents, les autres collègues ? Quel « intellectuel collectif » fabriquer, dans l’établissement ou dans les mouvements pédagogiques, qui vont fabriquer du co-pllage, de nouveaux outils qui vont élargir les pouvoirs d’action du collectif d’enseignants.
Pour que les élèves fassent réussir les élèves, ils faut qu’ils aient eux même eu l’expérience de la réussite. « Tant qu’il n’a pas été satisfait une première fois, le besoin ne connait pas son objet » disait Léontiev…
Ce qu’il faut pour que ça change, demande l’animatrice de l’atelier ? « Conforter la position des enseignants, collectivement, et qu’ils prennent conscience à travers des expériences réussies qu’ils peuvent avoir des leviers pour agir dans leurs classes » tente une jeune participante. Tout un programme.
Table-ronde conclusive : « A force de sur-prescrire, on rend le travail impossible »
Pour Patrick Rayou, l’innovation n’est pas le changement, et le bon angle d’analyse est celui des élèves qui n’apprennent pas. Il refuse l’idée selon laquelle les enseignants résisteraient au changement : « Je pense qu’il faut accompagner, de l’intérieur, ce qui est en train de changer. Les enseignants d’aujourd’hui sont confrontés aux carences de l’institution, incapable de récupérer leur expérience pour identifier du « genre professionnel », selon les mots d’Yves Clot. Il faut faire preuve d’imagination du côté des cadres et de l’institution, et je ne suis pas sûr que ce soit actuellement possible. »
En quelques années, le système éducatif a absorbé des classes d’élèves de plus en plus larges, joué de plus en plus de rôle sociaux sans grand appui. Un symptôme éclaire cette charge considérable : bien des enseignants partent en retraite sans vouloir faire un jour de plus. C’est que la « surprescription » les amène à un « travail empêché » qui les obligent à se protéger pour tenir, dans des stratégies de survie et de dénonciation croisée.
Luc Cedelle, journaliste au Monde, rappelle que l’image des enseignants dans la société est bonne, voire très bonne. Toutes les enquêtes d’opinion en attestent : les français ont de l’estime pour leurs enseignants et leur Ecole. « Le problème, c’est que ça n’entame en rien la certitude qu’ont les enseignants d’être mal considérés. Certes l’actualité politique les malmène, et renforce souvent le « non ».
Anne-Marie Chartier, historienne de l’Education, demande de ne pas confondre l’organisation adminstrative et l’Ecole. « Lorsque Pauline Kergomard obtient la création des écoles maternelles, elle ne demande pas l’avis des enseignants. On peut même réformer les programmes sans les enseignants, l’actualité récente nous le rappelle ». Mais on ne peut pas changer les pratiques pédagogigues sans les enseignants…
Jack Lang, invité à la tribune du fait de son livre « L’Ecole abandonnée », insiste sur le respect que les politiques doivent au service public dont ils ont la charge. « Depuis des années, leur dignité est offensée par la mise en cause permanente de la capacité de l’Ecole à former les enfants en déformant, en tronquant les statistiques, mêmes internationales. « ne confondons pas les mots : destruction n’est pas transformation. Ce qu’on fait à la formation des maîtres n’est pas une réforme, c’est une tromperie. Comment ne donnerait-on pas une année complète de formation aux enseignants, alors qu’on la donne à tous les corps de métier ? « J’appelle à la rébellion et à la protestation devant les régressions organisées dans le secret des cabinets ministériels, et je suis sûr que la discussion peut reprendre pour sortir d’un conflit et déboucher sur une réforme ambitieuse ».
Philippe Meirieu explique le sentiment d’insécurité des enseignants : « ils oscillent toujours entre deux extrêmes, se sentir responsable de tout et ne se sentir responsable de rien ». Entre ces deux points opposés, il appelle à construire les solidarités avec tous ceux qui se « coltinent » aussi le travail social : éducateurs, métiers de la culture, soignants…
Mais il précise aussi que l’institution lui semble excessivement infantilisante, caporalisante avec les enseignants. « Construite sur un modèle archaïque, elle empêche les relations humaines de se développer, elle met en tension les cadres intermédiaires condamnés au flicage ou à l’abandon ». Il faut donc remettre en chantier l’inpection, mais aussi encourager la prise de responsabilité, pour travailler en équipe, par la création de cadres sécurisants qui aident à avoir « prise sur le quotidien ». « L’enseignant est un intellectuel qui participe à la culture, pas quel’un qui se contente de garder des mômes. Reprenons l’idéal de Condorcet, qui voulait que tous les enseignants forment aussi des adultes… A force de cantonner les enseignants dans les étalbissements scolaires, rien d’étonnant qu’ils soient parfois tentés de faire ce qu’ils ne supportent pas des élèves, comme par confinement… »
« Le temps politique n’est pas le temps de l’Ecole, rappelle Anne-Marie Chartier. Chaque nouvelle réforme bouscule la précédente avant toute stabilisation des modalités et des instruments de travail, alors qu’on sait qu’il faut un temps long d’accompagnement pour que les changements fassent effet.