C’est un très intéressant ouvrage que publie Bernard Schneuwly, psychologue genevois, avec le numéro 118 des Cahiers de la Section des Sciences de l’Education. « Vygotski, l’école et l’écriture » respecte scrupuleusement son titre, en proposant à ses lecteurs plusieurs entrées dans une question qui pourrait paraître difficile d’accès.
Prenant la peine de revenir, dans les premiers chapitres, sur l’essentiel de la pensée de Vygotski, il réussit, par une écriture concise, à faire entrer le lecteur dans une précision qui, il faut le dire, manque souvent aux vulgarisations faites de la pensée du psychologue russe. Montrant comment les capacités humaines sont des constructions sociales, le lecteur comprend comment le contrôle progressif des fonctions psychiques aide l’enfant à construire « au-dedans » ce qui a été produit par la culture et les rapports sociaux, par la médiation des outils : externes (bâton, outil manuel), mais aussi activité humaine, grâce aux signes qui permettent de se souvenir, de comparer, de classer, de choisir… par le langage oral, puis écrit qui contribuent eux-même à transformer le système psychique.
Le développement, un concept-cléB. Schneuwly n’hésite d’ailleurs pas à préciser le sens de la trop célèbre « zone proximale de développement » : puisque la construction des capacités humaines s’opère par la transformation radicale des capacités naturelles élémentaires, le développement est nécessairement « unité et lutte des contraires » : le nouveau stade bouscule l’ancien, dans un « automouvement » où luttent l’intérieur et l’extérieur (la culture).
Même une compétence apparemment naturelle comme la mémoire (se rappeler où l’enfant a vu un jouet pour la dernière fois) doit d’abord être exploré avec l’aide de l’autre avant de pouvoir devenir volontaire, maîtrisé : « une capacité externe qui existait dans le rapport entre les personnes devient une capacité interne de l’enfant ». C’est la célèbre thèse de Vygotski, selon laquelle toute fonction apparaît deux fois dans le développement : sur le plan social, puis sur le plan psychique. Illustrant le propos pour parler de l’activité d’écriture, B. Schneuwly identifie quatre « systèmes sémiotiques » :
– le système d’écriture, adapté à chaque langue pour lui permettre de de devenir visible ;
– les pratiques langagières qui se forgent dans les discours ;
– la capacité pour le sujet de développer des outils méta-linguistiques pour comprendre comment on parle, on écrit ;
– l’écrit lui-même devenant, à un certain niveau de développement, son propre outil pour écrire « des brouillons, des notes, des révisions… »
Dans ce contexte, l’éducation ne peut donc être qu’un « développement artificiel » de l’enfant. Mais comment la concilier avec « l’automouvement » cher à Vygotski ? C’est évidemment une question cruciale pour l’enseignement, qui doit « créer une tension entre extérieur et intérieur » pour favoriser l’automouvement et les réorganisations internes. On fait faire à l’enfant, par la mise en scène didactique, ce qu’il ne peut pas encore faire seul, « dans le croisement de deux entreprises humaines : l’une d’enseignement, l’autre de développement ». Mais, poursuit B. Schneuwly, rien ne garantit a priori que le croisement se fasse… « L’enseignement n’implante pas mécaniquement de nouvelles fonctions psychiques dans l’enfant, mais met à disposition des outils et crée les conditions nécessaires pour que l’enfant ou l’élève puisse les construire ».
L’enseignement, condition nécessaireC’est à partir d’une confusion linguistique sur le sens du mot russe [obuchenié], traduit par tout dictionnaire comme enseignement, mais repris dans nombre d’ouvrages (anglo-saxons notamment) par le mot apprentissage, que le psychologue genevois entre dans une polémique salvatrice avec certaines thèses issues de la pensée de Piaget : non, ce n’est pas en présentant des « situations-problèmes » prétendûment issues de la vie quotidienne qu’on aidera les élèves à passer des « concepts spontanés » aux « conceptes scientifiques », puisqu’ils se développement selon des voies opposées. Comme l’écrivaient en 1992 Bautier, Charlot et Rochex, rabattre l’activité mathématique sur l’expérience commune risque de ne pas permettre aux élèves d’accéder aux procédures de résolution en tournant leur activité vers le seul résultat…
Parce que devenir élève, c’est nécessairement abstraire, généraliser, pouvoir progressivement prendre le point de vue du matématicien, du linguiste, de l’artiste, du scientifique, pour organiser le monde selon différents points de vue disciplinaires. C’est la « contrainte et la liberté du développement ». S’il est donc nécessaire de proposer aux élèves des tâches qui « fassent sens à leurs yeux » (écrire pour le journal scolaire plutôt que dans le vide), Schneuwly pense nécessaire d’organiser des ruptures comme levier pour le développement. L’enseignant dispose pour cela d’outils, ou instruments : comme tout autre personne qui travaille, il les utilise comme moyen pour arriver à ses fins (son objet : transformer des modes de penser, de parler, de faire).
Un pont à construireDeux chapitres assez denses tentent de comprendre comment les controverses aujourd’hui en cours sur les modèles d’enseignement prennent leur source dans l’histoire des théories pédagogiques et psychologiques : ainsi, d’une part, Claparède et Piaget et d’autre part, Vygotski, qui partagent des idéaux progressistes, s’opposent-ils sur la conception du développement : les premiers, dans la tradition rousseauiste, insiste sur l’enfant au centre, l’expérience spontanée, quand le second met en avant le savoir comme condition de la pensée.
Schneuwly illustre par leurs thèses respectives sur l’enseignement de la grammaire : Claparède critique l’enseignement formel de règles, de listes et de tableaux, et privilégie la motivation de l’enfant par les situations de communications. Dans sa perspective, l’enseignant est un connaisseur du développement de l’enfant. Vygotski, au contraire, privilégie le rapport au savoir : puisque la grammaire va transformer le rapport de l’élève au langage, il faut l’enseigner explicitement, « dans une lutte brutale avec le monde ».
Mais Vygotski n’entend pas se couper de la connaissance de l’enfant : « comme dans la construction d’un pont dont les deux côtés se rejoignent progressivement pour permettre de passer », les connaissances en psychologie de l’enfant et les connaissances sur les disciplines et les gestes de métier doivent s’articuler pour construire les compétences professionnelles de l’enseignant. C’est un travail collectif à accomplir par le métier, par la confrontation/coopération entre professionnels, pour apprendre ensemble à décoder les implicites et les manières de faire. Le question de l’écrit chez VygotskiIdée centrale de son œuvre, en particulier le chapitre 6 de « Pensée & Langage », le langage écrit est une fonction tout à fait particulière, qui permet d’accéder à l’abstraction, en réorganisant totalement le psychisme. C’est « l’algèbre du langage », auquel on accède par un processus différent de l’oral, dans une sorte de monologue intérieur. Pour celà, l’enfant doit accéder à un niveau symbolique élevé (comprendre qu’un signe désigne un objet, puis un concept). Le psychologue russe décrit un processus en plusieurs étapes, chacune pouvant être une source d’échec ou de blocage du développement :
– pour écrire, il faut d’abord un motif, un besoin, une émotion. Il faut comprendre pourquoi on a à écrire.
– il faut penser une situation, souvent globale et indéterminée, qui va être le corps du propos,
– il faut construire, dans une sorte de langage intérieur, ce qu’on va écrire. C’est un espace privé, difficilement compréhensible pour les autres. On y associe les choses dont on parle, et ce qu’on en dit…
– toujours à l’intérieur de soi, on doit produire un contenu sémantique, des propositions organisées
– qu’on va enfin devoir « coucher sur le papier » dans des phrases organisées linéairement en respectant les règles d’écriture, d’orthographe, pour pouvoir être compris.
Par ce qu’elles requièrent nécessairement comme attitude « volontaire et consciente », ces capacités ne peuvent survenir que tardivement dans le développement, vraisemblablement pas avant dix ans. C’est pourquoi l’utilisation de brouillons, de réécritures est si souvent difficile à l’école primaire, et encore dans l’adolescence.
Quels outils pour apprendre à écrire ?« Comme la cuillère transforme le rapport au manger, et la hache le rapport à la forêt », il existe plusieurs types d’outils qui contribuent à transformer le rapport à l’écrit :
– bien sûr, les outils pour écrire : de la tablette d’argile à l’ordinateur, en passant par la plume d’oie, la plume d’acier ou le stylo à bille, chaque outil permet d’inventer de nouvelles manière d’écrire, de raturer, de recommencer.
– avec le développement des capacités d’écrire, se développent les outils pour comprendre comment on écrit : l’orthographe, la grammaire sont des outils centraux à l’école primaire, dont le développement va d’ailleurs, au XIXe et au début du XXe siècle, avoir tendance à figer la langue écrit, au risque de l’éloigner de la langue orale, en constante évolution, comme le montre André Chervel.
– à l’école, l’élève va apprendre à caractériser les genres de textes : savoir qu’il existe un genre policier ou poétique, qu’on n’écrit pas une recette de cuisine comme un rapport de police va permettre d’accéder à un univers lexical adapté, fixer un horizon d’attente du lecteur… Bakhtine distingue les genres « premiers« , essentiellement fabriqués à l’oral et liés à l’expérience personnelle, des genres « seconds » apparaissant dans les registres écrits beaucoup plus complexes. Passer du « texte libre » au « texte de genre » est, on le sait bien à l’Ecole et au collège, passer d’un univers à un autre. On retrouve les « tensions » de l’apprentissage, fil rouge de l’ouvrage de B. Schneuwly. L’utilisation de la ponctuation -apparaissant tardivement dans l’histoire de l’écriture-, des pronoms, des conjonctions ou des substituts sont des indices du développement réalisé par celui qui écrit, lui permettant une nouvelle maîtrise de son psychisme.
– ce n’est souvent qu’au collège que l’écrit devient à son tour un outil pour penser d’autres disciplines : outil pour l’histoire, les mathématiques, les sciences…
Le dernier chapitre de l’ouvrage s’intéresse de près aux pratiques de la pédagogie Freinet en matière d’écrit (texte libre, imprimerie, modèle d’appentissage de l’écrit) : moyens de donner un but à l’écriture, mise à distance par la composition des textes avec les caractères en plomb, communication écrite visant un destinataire absent, tâtonnement expérimental et étayage de l’enseignant dans les phases de production, apprendre à lire en écrivant, autant de marques, malgré les apparences, de la relative convergence de Freinet avec les idées de Vygotski, forcément limitées par l’état des connaissances de la première moitié du XXe siècle.
Un ouvrage essentiel à conseiller à tous les formateurs et enseignants, afin de mieux arriver à prendre de la distance (et contribuer à son propre développement ?) sur les raccourcis trop rapidement enseignés de la pensée de Vygotski, qui la réduit au seul modèle « socio-constructiviste » actuellement en vogue dans les pays anglo-saxons, en oubliant trop souvent le second pied, « historico-culturel » et centré sur les savoirs et leur maîtrise disciplinaire.