Par Alain-Marie Bassy,
Inspecteur général de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche.
Texte écrit pour le rapport remis à Cap digital sur le BETT 2009
L’avance prise en matière d’e-education par les pays anglo-saxons, et tout particulièrement le Royaume-Uni, trouve son illustration concrète au BETT, le salon international de Londres consacré annuellement aux TICE. Pour la seconde année consécutive, un stand français réunissant douze entreprises et organisations françaises, sous l’égide de Cap Digital et du ministère de l’éducation nationale, affirmait une présence (modeste) de notre pays dans un vaste ensemble de plus de 700 exposants du monde entier et au sein d’un marché en constante expansion. Pour la seule Angleterre, les investissements en termes de TICE sont passés depuis 1997 de 100 millions de livres à 833 millions.
Le BETT 2008 avait été l’occasion, pour la délégation française, de tenter de comprendre ce qui expliquait l’avance acquise par le Royaume Uni : une volonté politique clairement affirmée, une gouvernance partenariale propre à encourager les synergies, un dispositif souple de financement, une recherche de la viabilisation du marché pour les partenaires industriels et, au plus haut niveau, le choix de privilégier les compétences dans la définition des curricula et la mise en place d’un dispositif d’évaluation indépendant centré sur les performances de l’établissement.
Le BETT 2009 nous offre la possibilité de prolonger cette réflexion, en posant trois questions :
Les nouveautés du BETT 2009 infléchissent-elles le modèle anglo-saxon de l’e-education ?
Quels sont les concepts qui fondent ce modèle ?
Celui-ci est-il aisément et simplement transposable au système éducatif français ?
Le repérage est parfois difficile dans un salon où se côtoient les institutionnels (notamment les agences gouvernementales), les industriels, les fournisseurs et les éditeurs de produits numériques, sur plus de 700 stands fréquentés par 36 000 visiteurs. Une première indication peut être fournie par les « BETT awards 2009 » qui s’efforcent de récompenser les nouveautés en matière de contenus numériques pour les trois niveaux (early years, primary et secondary), les innovations technologiques destinées à satisfaire les « special needs » (besoins spécifiques liés au handicap) ou à garantir la sécurité des usages, enfin les productions d’outils supports d’enseignement et les dispositifs de pilotage institutionnel ou de management des établissements.
Quelques lignes directrices se dessinent :
la place privilégiée (dans l’espace du salon) accordée aux industriels producteurs d’outils numériques (en particulier les tableaux blancs, autour de Promethean et Smart notamment, ou les labos de langue et les playstations pour Sony) qui s’orientent désormais sur le software et les contenus pour « nourrir » leurs outils. Dans cette évolution, les petites entreprises jouent probablement le rôle de « tête chercheuse » pour les gros producteurs.
La poursuite, notamment dans le cadre de l’opération « Building Schools for the future » d’une réflexion entreprise depuis plusieurs années sur la conception de « l’école numérique » à venir. Le modèle qui se dessine est celui d’une classe construite sur une structure de dialogue, autour d’un tableau interactif et d’outils simples, solides et nomades (tablettes numériques ou mini ordinateurs sans disque dur, du type EEE d’Asus, aujourd’hui généralisés). L’utilisation de ces outils nomades peu coûteux permet d’établir le lien entre le travail en classe et le travail hors de la classe.
Le développement, consécutif notamment à la disparition des « e-credits », des plates-formes d’enseignement d’envergure territoriale (Learning platforms) permettant l’accès aux ressources ou contenus numériques. Celles-ci sont parfois couplées avec des environnements numériques de travail (Virtual Learning Environment) plus proches de notre propre concept d’ENT.
L’explosion de l’offre en matière d’assesment (évaluation des compétences –skills- des élèves). Ces évaluations, généralement alignées sur les curricula définis par la QCA (Qualification and Curriculum Authority), s’effectuent soit directement en classe à l’aide de télécommandes interactives permettant la réponse à des questions figurant au TBI (Quizz Box), soit de façon distante (sous le contrôle de l’enseignant ou en « self-evaluation » par l’élève à son domicile, sur la base d’une batterie de tests de qualification (TurningPoint, GL assessment, etc.). On relève toutefois que ces tests et ces quizz sont en général adaptés aux « key stages » 1, 2, et pour partie 3 (soit des élèves de 5 à 14 ans), mais s’adressent rarement à des niveaux plus élevés. En la matière, se confirme l’importance de l’attention accordée par le Royaume-Uni, en matière de développement de l’usage des TICE, aux classes d’âge les moins élevées (early years, primary et début de secondary schools, ce qui équivaut en France à la maternelle, à l’école élémentaire et au collège).
L’introduction plus systématique, sans doute pour la même raison (des classes d’âge d’un niveau inférieur à celles qui sont principalement visées par les TICE en France, collège et lycée) d’éléments ludiques (I am learning : games based revisions and assessment). Néanmoins, cette évolution n’est pas poursuivie (sauf quelques rares exceptions) jusqu’à la conception de « jeux sérieux » (« serious games »).
L’ouverture, dans les contenus numériques, à des thématiques de société et la sollicitation de la créativité de l’élève pour organiser et exprimer sa pensée sur ces problématiques : soit en composant (à l’aide d’un téléphone portable) ses propres clips vidéo (True Tube immersive education), soit en réalisant, à partir de ressources de presse, sa propre « une » de journal. La classe se transforme ainsi en bureau de rédaction (Newsmaker du Guardian).
Enfin, le Royaume-Uni poursuit ses efforts pour simplifier et faciliter le processus de commande directe par les établissements de leurs équipements et de leurs ressources. Les grandes plates-formes de distribution de produits éducatifs (numériques ou non), comme Research Machine ou TAG proposent quantité de ressources, négociées au meilleur prix, que l’établissement peut acquérir en passant un seul bon de commande. Cette offre touche directement les personnels (notamment enseignants) intéressés : le catalogue TAG porte en couverture un « plan de circulation » dans l’établissement (Head of ICT, Head of Mathematics, Head of Science, Head of English, SEN coordinator, Head Teacher).
Au total, les contours du modèle éducatif du Royaume Uni se précisent d’année en année.
Un objectif majeur est affirmé et programmé par étapes (Key Stages) du curriculum national : l’acquisition de compétences qui doivent permettre à l’élève une insertion aisée dans la société et dans la vie professionnelle. De nombreux changements affectent à l’heure actuelle le national curriculum, notamment au niveau du Key Stage 3 (11 à 14 ans) pour y développer la créativité de l’élève et les « functional skills » (compétences pratiques). Cet objectif se traduit par un pari de plus en plus affirmé sur la généralisation des équipements et des usages des TICE (autour du plan 2005-2010 Harnessing Technology), même si l’on est encore loin de la réussite et des résultats attendus. Les montants investis dans les TICE sont bien supérieurs aujourd’hui aux montants consacrés à l’achat de livres scolaires (170 M£ pour les livres aux niveaux primary et secondary schools contre plus de 435 pour les TICE). Dans le même temps, si le curriculum national laisse les enseignants relativement libres de leurs choix pour faire acquérir les « skills » aux élèves, il impose une normalisation des modes d’évaluation des acquis des élèves (à travers des batteries de tests). Ceux-ci permettent, non seulement d’évaluer la performance globale de l’établissement, mais aussi de « situer » l’élève, tout au long du curriculum, étant entendu qu’un « e-portfolio », où sont consignés tous ses travaux et ses principales réalisations, permet de corriger et de moduler individuellement ce que pourrait avoir de trop abrupt ce mode de « ranking » (classement). Dans le déroulement du curriculum, les compétences s’enchaînent les unes aux autres, sur le fondement des habiletés précédemment acquises. C’est ce qui justifie, y compris pour l’équipement et l’usage des TICE l’attention portée aux premières années (early years) et à l’école primaire. Ainsi l’élève qui atteint le Key Stage 3 est-il déjà « acculturé » à l’usage des TICE. Dans le même temps, l’enseignant est de plus en plus enclin à utiliser des produits adaptés et testés par des équipes de collègues (Schoolzone), qui leur garantissent une conformité au curriculum et un mode d’évaluation approprié et rapide. Les learning platforms auxquelles leur établissement peut avoir accès satisfait leur demande à cet égard.
Un tel modèle est-il transposable dans le système éducatif français, et, en allant plus loin, est-il souhaitable qu’il le soit ?
Les différences sautent aux yeux, qu’on compare les programmes français (rédigés le plus souvent en termes de connaissances) aux curricula anglo-saxons, qu’on pèse le poids respectif des investissements dans les TICE et dans les manuels scolaires, qu’on mesure la place accordée aux TICE à l’école maternelle et primaire par rapport au lycée et, secondairement, au collège, ou qu’on mette dans une même balance l’assesment à l’anglaise et nos modes d’évaluation. En outre, l’enseignant français, jaloux de sa « liberté pédagogique » et régulièrement évalué sur la qualité de sa prestation en classe, reste circonspect à l’égard de produits « ready made », qui ne lui paraissent pas correspondre à l’éthique de son métier.
Dans les allées du BETT, un fait reste frappant : les trois axes de la politique actuelle des TICE du ministère de l’éducation français ne sont pratiquement pas illustrés dans les produits ou dispositifs exposés.
Premier axe, celui des ENT, en voie de généralisation. Le concept français d’ENT n’est pas identique à celui de Learning Platform. Il s’approcherait sans doute plus de celui de Virtual Learning Environment mais n’assure pas entièrement la même fonction. L’ENT français est d’abord un réseau qui unit tous les membres de la communauté éducative (y compris les parents et des personnes extérieures à l’établissement), il est un outil de vie scolaire, un espace de travail collaboratif et de communication et, bien sûr, le support de ressources pédagogiques à utiliser dans la classe ou chez soi.
Second axe, celui des manuels numériques. Cette politique, conjointe avec les éditeurs, a été initiée en France dans le cadre d’une réflexion particulière sur le poids du cartable de nos écoliers. L’utilisation des manuels (dans un objectif de conformité avec les programmes) et la situation particulière de l’édition scolaire en France (dont les données ont été rappelées plus haut) font de cette politique une spécificité française. Il est significatif à cet égard que, hormis le stand Hodder (filiale anglaise du groupe Hachette), les exposants du BETT ne présentent pratiquement pas de manuels numériques.
Troisième axe enfin, les dispositifs de « clés pour enseigner » ou les plates-formes de repérage de ressources numériques semblent présenter peu d’intérêt dans un pays qui dispose de distributeurs généralistes qui, à travers leurs catalogues (papier et en ligne) permettent un choix aisé et un circuit simplifié de la commande.
La conclusion s’impose donc : il y a sans doute plus à perdre qu’à gagner à « importer » tel quel le modèle anglo-saxon d’e-education. Celui-ci, parfaitement adapté aux structures éducatives et aux pratiques enseignantes d’outre-Manche, risque d’éveiller une réaction de rejet de la part du corps enseignant français comme des producteurs de ressources numériques. Pour autant, des pièces (et non des moindres) du modèle sont sans doute à retenir : affirmation d’un projet politique et réflexion partenariale, principe d’interactivité, nouvelle structure de la classe, matériels nomades, évaluation des acquis des élèves et auto-évaluation d’établissement en matière de TICE, e-portfolio de l’élève, prise en compte de la dimension ludique dans la création de « serious games », tests des produits numériques « in situ » par des associations d’enseignants, amélioration de la distribution et simplification du circuit de la commande, etc.
Mais pour encadrer le changement des pratiques et réussir le passage à l’établissement numérique de demain, il faudra sans doute s’engager, auparavant, sur la voie d’une redéfinition des concepts (tel celui de « manuel ») et du modèle français d’e-education. Cette refondation peut apparaître longue et difficile à réaliser. Elle le sera moins sans doute que l’obligation (à laquelle le système éducatif français est confronté depuis plusieurs années) de devoir traiter des réactions de rejet de la part d’acteurs divers (les enseignants, les producteurs mais aussi les élèves et leurs parents) dont « l’éthique » du système éducatif, profondément ancrée en eu, reste la référence première.