Enseignant chevronné et amoureux de la langue, Jean-Claude Denizot a mis à profit sa carrière pour explorer en profondeur les contraintes de l’enseignement de la langue. Responsable pendant plusieurs années de la structure aidant à scolariser les enfants primo-arrivants (CASNAV), il est de ceux qui se sont appuyés sur le projet du « Français Fondamental », visant à répertorier les mots les plus usités de la langue française. A l’occasion de la sortie d’un très intéressant outil sur l’enseignement du vocabulaire au cycle III, il a bien voulu répondre aux questions du Café.
Le programmes 2008 demandent aux enseignants de mettre en œuvre un apprentissage organisé du vocabulaire ? On ne peut qu’être d’accord, à condition de penser que la langue est un système : les mots ne sont pas des éléments épars, et si on ne travaille pas en système, on perd l’essentiel de la langue. Le mot n’est pas un fantôme éthéré qui flotte dans le grand magma de la langue.
Observons deux phrases :
« Il était allé se musser dans l’antre secret où étaient celés leurs trésors ». Dans cette phrase, le vocabulaire utilisé n’est pas simple. Si je donne la définition de chaque mot, je peux en assurer une compréhension acceptable. Mais cela suffit-il ? Il faut aussi en repérer les éléments syntaxiques. Pour preuve, la phrase suivante :
« Tu n’es pas sans savoir qu’elle n’a pas dit qu’elle les lui rendra » : tous les mots sont simples, mais leur organisation syntaxique fait qu’on la comprend très difficilement. Laquelle de ces deux phrases est la plus « difficile » ? Celle au lexique simple avec syntaxe compliquée ou celle au lexique obscur avec une syntaxe aisée ? Mais il n’y pas que cela. Quand un enseignant dit à ses élèves : « Vous ne pourriez pas faire un peu plus de bruit, par hasard ? », le message ne se limite pas à la phrase qu’il utilise… La dimension pragmatique ne doit pas être ignorée Les mots ne sont pas que les mots.
Quand on parle de vocabulaire, on parle souvent en terme de « déficit » : « ils n’ont pas assez de mots, donc ils ne comprennent pas ». On se dit qu’il faudrait faire des leçons de vocabulaire, de mots à apprendre… Mais si cette conception cumulative était efficace, ça se saurait. C’est bien parce que les enseignants se sont rendu compte qu’il n’était pas efficace d’apprendre des listes de mots par cœur que les enseignants ont au mieux changé leurs pratiques ou, au pire, abandonné toute démarche pédagogique dans le domaine. Gougenheim, spécialiste du français langue étrangère, l’avait établi dans les années 50 : il faut que le mot réapparaisse à un rythme régulier, ce qui amène une charge de rappel tellement lourde pour l’enseignant qu’elle asphyxie la pratique de classe. On sait que l’appétence lexicale des élèves pour les nouveaux mots est souvent liée aux pratiques culturelles, orales et écrites, de la famille….
Que faites-vous lorsque vous rencontrez un mot dont vous ne comprenez pas le sens ? Vous regardez autour du mot, vous cherchez à construire du sens par recherche contextuelle. Dans « il porta sa kylix à ses lèvres », chacun comprend qu’il s’agit d’un ustensile qui ressemble à un verre, une coupe, un bol. Locuteur expert, nous utilisons régulièrement cette procédure de recherche contextuelle. Parfois même, on découvre tardivement un sens nouveau pour un mot qu’on a précisé de cette manière ou on arrive à trouver le sens exact du mot qu’on n’a que jusque-là défini approximativement.
Lorsqu’un enseignant est interpellé par un élève, on constate généralement qu’il peut avoir plusieurs réponses : expliquer le mot, ou demander à l’élève de chercher dans le dictionnaire. Mais il engendre alors de nouvelles difficultés : chacun sait que le recours au dictionnaire pose de nombreux problèmes. C’est pourquoi je propose d’abord de lancer les élèves dans un « jeu d’enquêteur » qui leur apprenne progressivement à utiliser le contexte, pour comprendre le sens avec des exercices appropriés (mot obscur au milieu d ‘un contexte signifiant). On peut même proposer des textes avec des mots «disparus» (textes à trous) qui vont obliger les élèves à chercher un mot possible, lexicalement et grammaticalement. Dans l’exemple « Ils rabattent le gibier vers les ………. », la tâche est multiple, et le travail de l’élève change : on n’est plus marqué publiquement par ce qu’on ne sait pas, on cherche ce qu’on sait…Attention : ces démarches sont complémentaires du recours au dictionnaire !
Variation de sens, variation de forme : vous proposez de mener de front un travail sur la sémantique et la morphologie ?Le français amène le lecteur et le parleur à se confronter à la polysémie des mots, que cette polysémie soit totale ou partielle (par glissements de sens). En fait la grande majorité des 2400 mots du vocabulaire fondamental le sont très majoritairement : niche, mais aussi bureau, moineau, café, fuir en sont d’invisibles exemples… On peut faire des « tableaux de distribution sémique » dans lesquels on mettra en ordre, au tableau, différentes phrases choisies pour faire jaillir les différents sens d’un mot.
Les synonymes posent souci : selon le contexte, le synonyme de «rasé» sera «détruit» ou «tondu». Les exercices pratiqués en classe peuvent faire courir le risque de fausser la compréhension des élèves en réduisant le mot à un seul de ses différents sens. En simplifiant à l’excès, on laisse croire que les choses sont régulières, univoques. De même, lorsqu’on travaille sur les antonymes, on ne pense qu’aux mots morphologiquement simples (propre/sale). Pensez aussi à (poli/impoli), (faire/défaire). Plus de mille mots du français fondamental (niveaux 1, 2 et 3) sont composés avec des préfixes privatifs (heur/malheur). Pensons aussi aux antonymes « conceptuels » qui fonctionnent pas couples opposés (sous/sur ; dans/hors)…
La morphologieNotre langue fabrique massivement des mots par affixation. On peut réellement parler d’usine à mots. Fayol montre que les enfants ont dès 5 ans une capacité à comprendre et produire des mots morphologiquement « plausibles » : « il a ri jaunement ». Saussure citait en exemple l’invention d’« indécorable » .
Trouver, trouvaille ; agir, action… La majorité des noms sont fabriqués de manière régulière de cette manière, et on pourrait enrichir utilement l’orthographe en insistant davantage avec les élèves sur les 400 mots du Français Fondamental qui se terminent par –tion ou encore en -ment
Les préfixes productifs sont moins de dix : in-, dé-, re-, a-, même s’ils n’empêchent pas la polysémie : importer n’est pas le contraire de porter, contrairement au couple poli/impoli. Acculturer signifie entrer dans la culture, et non priver de culture (c’est le double sens étymologique de /a/, ad de destination, et non a de privation)
Les suffixes composent beaucoup d’adjectifs, puis d’adverbes : agréer/agréable/agréablement, qui peut même donner désagréablement, mais aussi des compositions adjectivales ou nominales : peur/peureux, jouer/joueur. Le travailler régulièrement en classe, c’est aussi construire une aide à la lecture et à l’orthographe.
Vous vous opposez à l’opposition faite entre « sens propre » et « sens figuré » ?Oui, c’est pourquoi j’ai décidé de bannir de mon langage pédagogique les simplifications portées par ce couple plus scolaire que linguistique : le « pied » de la chaise, le « pied de l’immeuble », le « pied des champignons », c’est ce qui touche par terre. Sens propre ou sens figuré ? Idem pour la tête : un groupe d’élève qu’on met à penser ensemble sur la question arrive vite à comprendre que « la tête, c’est ce qui est devant, ou au-dessus, qui aide à décider » : la tête du train, la tête de colonne, la tête de lit…
Même en géographie, l’activité essentielle est de comprendre comment on met des mots en catégories, en classes, en étiquettes : si je présente 15 mots mélangés (Alpes, Seine, Dijon, Massif Central, Paris, Loire…) en donnant non seulement comme tâche de les catégoriser, mais surtout de trouver l’étiquette de la famille, je peux rapidement évaluer les connaissances, mais surtout la capacité à conceptualiser, ce qui me semble l’essentiel de ce qui est à faire acquérir à l’école primaire (ville, cours d’eau, massif montagneux). Ce me semble plus important qu’apprendre des listes de vocabulaire. Lieury montre que ce qui est nécessaire pour réussir à l’Ecole, ce n’est pas les mots « du quotidien », mais les mots « à charge conceptuelle ». Avec « bouclier, fusil, couteau, mitraillette », on construit la classe des «armes», c’est à dire des outils qui permettent d’attaquer ou de se défendre.
De même, le manque de compréhension sur le couple état/action empêche souvent d’accéder au sens. Ce travail me semble primordial, suffisant pour l’Ecole. Britt-Mary Barth l’a montré il y a quelques années, sans que sont travail soit à mon sens assez reconnu.
Vous demandez aux enseignants d’insister sur les métaphores…Alain Rey explique que 30% de la langue fonctionne en collocation figée, souvent intraduisible : « décision ferme », « nul et non avenu », «froid de canard », « dormir en chien de fusil », « fin de non recevoir (ou faim de loup…) ». C’est tellement évident que c’est souvent invisible pour les personnes qui maîtrisent bien la langue, et nous ne l’enseignons donc pas assez.
J’ai souvent été frappé par les échecs des élèves sur les questions qui demandent d’expliciter le sens des métaphores. C’est pour moi la conséquence du manque d’habitude de travail sur la globalité du sens de la phrase, ou du texte, dans les classes. « avoir une chambre bleu horizon » n’a rien a voir avec le papier peint de la pièce où on dort… C’est la lexi-culture, la culture lexicale qu’on a acquise qui permet d’éclairer le sens caché.
De la même manière, on entend parfois dire que « les enfants en difficulté n’ont pas de recul sur la langue ». Mais est-ce là une compétence « naturelle » ? Quand a-t-on habitué à créer l’entre-deux (cohérence/cohésion) et à explorer ce fameux recul ? Cela peut se travailler avec des définitions de mots croisés : être confronté à « usine à lait montée sur patte » ou « terreur de la souris » oblige à se mettre en décalage sur le lexique, à en avoir un usage expert, à comprendre les implicites…
Vous rejoignez ceux qui pensent nécessaire d’enseigner explicitement les substitution en français ?Le discours grammatical scolaire est souvent figé et inepte : le pronom personnel ne renvoie parfois ni à des personnes ni à des noms. « Il me l’a reconté » renvoie à ce qu’il a raconté, « j’en reviens » renvoie à l’endroit où on est allé…
En français, on utilise largement ce procédé : dans « sa grange ayant brûlé, le paysan.. », on ne précise pas que sa renvoie au paysan. Dans « l’aigle ayant repéré sa proie, le rapace… », pense-t-on assez à faire repérer que l’aigle et le rapace ne font qu’un, dans cet exemple de substitution conceptuelle ? La palette de possibles est large dans le domaine des substitutions (de l’adverbe aux différents pronoms, des diverses catégories d’adjectifs aux substitutions nominales…) Ce travail de repérage fin semble largement oublié ou sous-estimé.
Que pensez vous de l’idée d’un cahier de vocabulaire ?
L’idée d’un cahier recensant les « mots nouveaux » demande, outre une organisation importante, une contrainte délicate en classe : une remobilisation fréquente est nécessaire pour être efficace, qui en rend l’usage complexe. Je propose de détourner l’idée avec un classeur à entrées diverses et complémentaires, qui répertorierait les démarches que je viens d’évoquer : relations sémantiques, synonymes, antonymes, homonymes…
On peut aussi répertorier les situations de « fabriques de mots » : préfixes, suffixes, familles de mots qui permettent de revenir à l’étymologie : avec voile, on affichera voilette ou voilure, mais aussi révéler ou révélation, qui renvoient à l’origine du velum…
Autant d’aides à la stratégies de compréhension du français, qui permettront à l’enseignant d’être le plus productif possible, sans prétentions exhaustives ni transformation en lexicographe…
Le vocabulaire au quotidien (Cycle 3) – 2008
Collection : Au quotidien (SCEREN-CRDP)
Caractéristiques : 1 ouvrage, 144 p. ; 1 cédérom
Prix : 22.00 €
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ais_fondamental
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