Par François Jarraud
Concernant les êtres humains, la culture française n’emploie pas aisément la notion de race. De multiples euphémismes permettent d’en éviter l’utilisation frontale : « minorité visible » ; « diversité » ; « immigration extra-européenne » ; « différences » ; « allochtones » ; « présence étrangère »… Dans cette veine, divers néologismes ont été mis en exergue comme : « ethnicité », « ethnicisme » et « ethnicisation ». Précisément, arrêtons nous ce dernier.
ETHNICISATION
Dans la presse de fond et dans les parutions universitaires, trois acceptions prévalent . La première désigne un rapprochement sur le principe des vases communicants ; d’une part, une population d’accueil modifie ses usages (voire ses lois) dans le but de respecter les idées et les pratiques de minorités allogènes ; d’autre part, les immigrés tout en conservant des particularismes, s’intègrent parmi les autochtones. Une deuxième acception fait de l’ethnicisation un dysfonctionnement de l’égalité des chances empêchant les couches sociales concentrant les immigrés de perforer le plafond de verre , c’est-à-dire : d’accéder aux étages les plus élevés desservis par l’ascenseur social (en divers domaines : emploi, logement, études…). Enfin, le mot est parfois utilisé pour exposer une sorte de racialisme , à savoir, une croyance érigeant l’appartenance ethnique au rang de causalité absolue (de fatalité) imposant aux individus des pensées et des agissements prédestinés par leurs ascendances communautaires.
Ethnicisation élitaire
Le 18 novembre 2005, durant l’application de l’état d’urgence dans les banlieues, Alain Finkielkraut a formalisé cinq ratiocinations constitutives d’une ethnicisation du discours des élites . Premièrement, l’argutie morale : les stéréotypes racialistes se targuent de sincérité par opposition à une hypocrisie générale qui n’oserait pas les mots justes ; (On a peur d’un langage de vérité. On préfère dire jeunes plutôt que noirs ou arabes ). Deuxièmement, l’arrière- pensée politique : l’ethnicisation élitaire évacue la notion de classe sociale au profit de données dépolitisées ; (On voudrait réduire les émeutes des banlieues à leur dimension sociale. Le problème est que la plupart des émeutiers sont noirs ou arabes, avec une identité musulmane. Nous avons affaire à une révolte de caractère ethnico-religieux ). Troisièmement, l’incurie suprématiste : l’ethnicisation élitaire suppute une primauté blanche consubstantielle ; (L’équipe de France de football est black black black ce qui fait ricaner toute l’Europe ). Quatrièmement, la xénophobie ; l’ethnicisation élitaire sous-entend que les occidentaux de souche sont la cible d’un complot fomenté par des étrangers ; (Il y a en France des gens qui haïssent la République… et ourdissent… un pogrom anti-républicain ). Enfin, le négationnisme ; l’ethnicisation élitaire considère que la traite négrière ou l’indigénat sont des aléas acceptables : (On change l’enseignement de l’histoire coloniale et de l’esclavage. On enseigne qu’ils furent uniquement négatifs. Le projet colonial entendait éduquer et amener la culture aux sauvages ).
L’ethnicisation élitaire se trouve de temps à autre associée à un mouvement plus ancien prônant toutes sortes de quêtes identitaires reposant sur un retour aux racines. Les excès de certaines de ces démarches revêtent l’inconvénient d’aliéner l’individu actuel à son passé (souvent décrit comme un passif) et de définir l’avenir comme une réplication servile des obédiences, des obéissances et des observances ancestrales données comme absolues et éternelles voire sacrées et divines. Ce genre de cul de sac légitime toutes sortes de communautarismes dont le leitmotiv commun est en général une rancœur intraitable à l’encontre d’une population autochtone majoritaire . Dans ce contexte, l’intégrisme se présente comme une forme dévoyée de communautarisme dont les militants se donnent pour but de faire disparaître (ou de phagocyter), d’une part les autres communautés ; d’autre part, la population d’accueil. Les voies et moyens d’y parvenir sont variés : conversion du pays d’accueil, expansion démographie des immigrés, monopolisation de secteurs économiques, entrisme dans certaines institutions, désobéissance civiles, activisme, terrorisme…
Ethnicisation rampante
En France, dans le monde scolaire, il est difficile de prendre la mesure des effets de l’ethnicisation. Les obstacles à l’utilisation d’informations raciales restent prégnants . Ainsi, concernant les collégiens et les lycéens, le ministère de l’éducation inventorie les « nationalités étrangères » parmi les 179 400 élèves non français sans jamais étudier d’autres caractéristiques, notamment la couleur de peau qui pour certains adolescents noirs ou arabes de nationalité française constitue pourtant une caractéristique notoire. Georges Felouzis a surmonté la difficulté en exploitant le prénom des élèves comme un marqueur des origines . Son travail permet d’affirmer que dans l’éducation nationale il existe une ethnicisation assimilable à une forme d’apartheid . Le phénomène repose sur la conjugaison de quatre facteurs. D’abord, les stratégies des européens de souche qui évitent une mixité intercommunautaire, au besoin en optant pour l’enseignement privé . Ensuite, les décisions des hiérarques académiques qui aménagent la fuite des bons élèves des zones sensibles vers les établissements voisins ; soit par un système intentionnel d’options ; soit par des dérogations volontaristes. Par ailleurs, les élus décident du lieu de construction d’une école, d’un collège ou d’un lycée, principalement en fonction du prix du terrain sans préoccupation prépondérante relative au brassage de la population scolaire. Enfin, la spécialisation outrancière des établissements génère un double épiphénomène : d’un côté l’existence séculaire d’établissements huppés cumulant des cursus prestigieux ; de l’autre, au contraire l’apparition de ghettos réunissant des filières sans attrait.
Les diplômes nationaux garantis par l’État ne parviennent pas à atténuer l’ethnicisation rampante. Ainsi, à qualification égale les ressortissants des minorités visibles ne reçoivent pas le même accueil que les blancs. Les difficultés d’insertion professionnelle des lauréats d’origine immigrée avèrent une ségrégation structurelle à l’embauche. À curriculum vitae équivalent, «Mohamed » a trois fois moins de chance d’être recruté que « Sébastien ». Cette situation revêt trois aspects prééminents. D’abord, à la sortie de l’enseignement supérieur, la précarité de l’emploi est plus forte pour les jeunes issus de l’immigration ; 63% de CDD , contre 48% pour les autres. Ensuite, le premier salaire est le SMIC pour 52% des candidats issus de l’immigration ; 42% pour les autres. Enfin, avant l’obtention d’un emploi, la recherche des stages durant les études, a déjà pénalisé les étudiants issus des minorités visibles ; 49% ont eu des difficultés à se faire admettre à titre bénévole dans une entreprise contre 26% des autres étudiants.
Ethnicisation laïque
L’ethnicisation dans le monde scolaire désigne deux phénomènes imbriqués. Le premier résulte de l’arithmétique, à savoir, la présence conséquente dans un secteur donné, d’élèves aux spécificités raciales identiques . En l’occurrence, un établissement peut être qualifié de « lycée pour immigrés » en raison d’une proportion importante d’adolescents d’origine étrangère . Par ailleurs, on sait que l’affectation systématique des élèves dans un établissement proche de leur domicile est un élément d’une situation gigogne emboîtant divers autres éléments interactifs : ghetto scolaire, médiocrité des logements, précarité socioprofessionnelle, immigration, données ethniques, prégnance de la tradition et rigidité religieuse . Le second phénomène procédant d’une ethnicisation scolaire est technocratique et se présente avant tout comme la résultante de l’orientation notamment pour les lycéens. La sélection par les notes, traduit en termes de filières, engendre le regroupement dans les mêmes voies (options, cursus) d’élèves appartenant à des couches sociales identiques (ou comparables) dont certaines concernent majoritairement des jeunes d’origine étrangère. En l’occurrence, d’une part les lycées professionnels du bâtiment et des travaux publics sont ceux où les enfants d’immigrés sont le plus présents ; d’autre part, le ministère estime que les élèves de nationalité étrangère sont surreprésentés dans l’enseignement adapté .
En général, les établissements cèdent à une ethnicisation pragmatique consistant à incorporer tacitement des croyances dans le quotidien laïque. Il s’agit, de bonne foi, d’éviter des tensions en respectant les différences et la diversité. De la sorte, au fil du temps, il y a « certaines choses » que l’école de la République a faites siennes, comme l’acceptation des tabous alimentaires et la tolérance de quelques jours chômés surnuméraires au mépris du calendrier scolaire officiel. Cette tendance touche tous les domaines, même la gestion. Ainsi, un collégien ou un lycéen qui pratique le ramadan peut obtenir une réduction du forfait de cantine même dans les établissements où il est en principe non remboursable pour des raisons comptables et administratives normalement incoercibles … Dans un autre ordre d’idée, il arrive que ce type de mansuétude tourne à la connivence lorsque tel ou tel professeur en vient à magnifier certaines attitudes dévotes en prétendant (par exemple) qu’un élève peut être dopé par un jeûne religieux durant lequel il expérimenterait le dépassement de soi…
Ethnicisation puérile
Certains observateurs considèrent que l’ethnicisation et une tendance propre à la société dont les élèves sont de simples vecteurs. L’école se comporte alors comme un réceptacle. Elle ne génère pas une ethnicisation spécifique même si certains des ses usages traditionnels ont pu s’ethniciser. En l’occurrence , quand pour certaines activités d’enseignement, on laisse se former des groupes d’élèves sans consigne de constitution précise, seuls 10% sont mixtes (hétérogènes du point de vue des origines). Les écoliers (notamment) ont tendance à se regrouper par affinité identitaire. Le phénomène se vérifie aussi en dehors des moments d’enseignement, par exemple pour la composition des tables à la cantine. Au-delà des ses aspects matériels, les enfants et les adolescents utilisent des représentations ethniques pour cataloguer leurs pairs en raison d’une appartenance ou d’une non appartenance à un groupe (une communauté, une race). Il s’agit le plus souvent d’étiquettes (de poncifs, de clichés, de stéréotypes) sur la religion, la nationalité, les coutumes et d’autres attributs regardés comme des signes définissant autrui sous un angle péjoratif (moqueur, blessant, voire humiliant) . En ce domaine, le MRAP hiérarchise de tels comportements entre élèves en trois catégories . D’abord, les plaisanteries racistes qui paraissent jouir d’une grande tolérance. Ensuite, les injures et les humiliations, considérées comme plus graves. Enfin, les agressions (les violences physiques).
Elena Roussier Fusco (pour l’observatoire sociologique du changement ), suggère de ne pas dramatiser l’ethnicisation des propos des élèves du primaire. Elle précise que les enfants n’utilisent pas les catégories (voire les injures) ethniques des adultes. Ils se référent plutôt au comportement de leurs pairs et à leur niveau scolaire. En revanche, ils sont susceptibles d’employer le racialisme (celui des adultes) lorsqu’ils ne parviennent pas à exprimer de manière directe un sentiment ou une idée. Par exemple : un garçon éconduit par une fille expliquera l’échec de ses avances par l’appartenance ethnique de l’être désiré plutôt que de remettre en cause sa propre manière de lui exprimer ses sentiments.
Ethnicisation institutionnelle
Malgré de multiples atermoiements et de nombreuses incohérences, le système éducatif se pose de longue date des questions en termes ethniques. En ce domaine, sa réflexion s’organise souvent autour de deux axes. D’une part, celui du défaitisme, à travers les problèmes itératifs de l’échec scolaire et de l’inadaptation comportementale spécifiques de certains élèves issus de l’immigration, particulièrement ceux dont les parents maîtrisent mal les codes de la scolarité voire de la vie civile en France. D’autre part, la réflexion sur l’ethnicisation développe un axe polémique au sujet des élèves des établissements ghettoïsés où les missions de l’école paraissent inopérantes. En l’occurrence, trois interrogations sont prépondérantes. D’abord : l’origine ethnique des élèves, des parents ou des professeurs affecte-t-elle les apprentissages, la réussite, l’orientation ou les décisions administratives ? Ensuite : les dégâts occasionnés par les ségrégations ethniques propre à la société peuvent-ils être réparés par des procédés propre au monde scolaire, tels que : la discrimination positive, les bourses au mérite, les quotas d’admission , l’assouplissement des affectations ou le busing ? Enfin : l’ethnocentrisme européen (occidental blanc) est-il la cause prééminente de l’échec scolaire des élèves dont les références communautaire et identitaires sont autres ? La question n’est pas anodine puisqu’il existe aussi un échec scolaire voire une désocialisation forte parmi les jeunes blancs des milieux défavorisés, français depuis de nombreuses générations.
L’ethnicisation ayant des causes complexes et parfois insaisissables, il est tentant de se contenter de s’attaquer à ses effets. Les Français peuvent-il pousser cette logique comme le font les Américains ? Par exemple, en juin 2007, vingt dirigeants de l’enseignement public américain ont proposé la création d’établissements destinés uniquement aux garçons noirs en s’appuyant sur quatre constats. D’abord, les garçons de la communauté noire appartiennent en majorité à une famille monoparentale, défavorisée. Ensuite, leur scolarisation se déroule d’habitude dans des établissements peu renommés, surpeuplés, aux enseignants inexpérimentés et aux équipes éducatives perturbées par un turnover excessif. En outre, le taux d’abandon (de décrochage) des garçons noirs est supérieur à celui des filles de même origine et à celui des blancs d’un milieu comparable. Enfin, les jeunes afro-américains doivent surmonter les préjugés défavorables que leur renvoie la société et composer avec l’image d’eux qui leur est répercutés depuis leur petite enfance.
La montée de l’ethnicisation procède d’une modernité bien portée dans les cercles qui veulent signifier leur exécration des idéologies qui définissent l’individu comme une résultante de son Oedipe (psychologisme), de son milieu (sociologisme) ou de facteurs complètement exogènes (économisme). Néanmoins, la surdétermination des questions ethniques fonctionne souvent comme le phénomène des subprimes dans le système bancaire américain en profitant des contradictions sans résoudre les problèmes.
Gilbert Longhi
Gilbert Longhi publie chez Vuibert un « Dictionnaire de l’éducation » : + de 600 mots clés liés au système éducatif ; de nombreux exemples issus des expériences de terrain.
Derniers articles de G Longhi dans le Café
Ce qui freine le plus un chef d’établissement : sa culture professionnelle
http://cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pages/2008/96_Gilb[…]
Décrocheurs
http://cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/Pages/2003/an[…]