Par Lyonel Kaufmann
« Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais quand on se met à écrire tout devient fiction.» [Storytelling (2001) de Todd Solondz, voir la bande annonce]
Tous les moyens sont-ils permis pour arriver à ses fins en matière de formation d’élèves ou d’étudiant-e-s à la pensée historique ? Être pédagogue consiste parfois à prendre des chemins de traverse, mais à partir de quel moment ceux-ci ne sont plus éthiquement défendables et ne permettent-ils plus de construire un apprentissage à nature historique ? C’est la question que je soumets à votre sagacité en ce début d’année au travers de la démarche suivie par le professeur T. Mills Kelly du Département d’Histoire et d’Histoire de l’Art de la George Mason University (http://chnm.gmu.edu/history/faculty/kelly) dans son cours Lying About the Past (fichier au format .pdf).
a) Le projet
À la rentrée 2008-2009, le cours du professeur T. Mills Kelly consacré aux mensonges dans l’histoire proposait non pas de se centrer sur la question de la construction de la vérité historique, mais de ses détournements intentionnellement destinés à tromper autrui. Plus spécialement centré sur la catégorie des canulars historiques (historical hoaxes en anglais), il ne s’agissait pas pour les étudiants de se contenter d’étudier et de comprendre des hoaxes à nature historique, mais d’en créer littéralement un dans l’intention effective que des personnes tombent dans le panneau.
Dans la présentation de son cours, le professeur T. Mills Kelly justifiait son choix à partir de deux éléments principaux :
– en premier lieu, en apprenant à partir de mensonges et de canulars historiques, les étudiants deviendraient de bien meilleurs consommateurs d’information historique, car suite à ce cours ils seraient moins dupes par rapport à leurs propres recherches historiques ;
– en second lieu, le professeur T. Mills Kelly estime que l’histoire doit également être ludique et que trop souvent les historiens (y compris lui-même) adoptent une approche excessivement étouffante du passé qui en définitive dessert la discipline historique en la rendant trop ennuyeuse.
T. Mills Kelly
Source :
http://chnm.gmu.edu/history/faculty/kelly/cv/cv.htm
Par ailleurs, le professeur Mills Kelly soulignait encore qu’une telle approche n’avait jamais été suivie à sa connaissance. Si divers cours traitaient des canulars, aucun n’avait poussé la démarche jusqu’à en créer un. N’ayant pas de modèle d’une telle entreprise à sa disposition, le professeur attendait l’aide et la participation des étudiants dans la conduite du cours et dans la prise de certaines décisions.
Au niveau pratique, le suivi du cours et la réalisation du canular ont été confiés à deux blogs : l’un tenu par l’enseignant et les étudiants relativement au cours lui-même (http://chnm.gmu.edu/history/faculty/kelly/blogs/h389/) et l’autre par les étudiants (http://lastamericanpirate.net/), consacré au canular. Concernant l’évaluation finale des étudiants, celle-ci se composait des éléments suivants :
– la participation (en ligne et personnelle) 30% ;
– un premier travail à rédiger sur un canular historique choisi par l’étudiant (15%) ;
– un deuxième travail présentant les caractéristiques d’un canular historique réussi (15%) ;
– le canular historique créé par les étudiants après avoir déterminé précisément le travail à réaliser par chaque étudiant (40%).
b) la réalisation
Fin août, T. Mills Kelly, également directeur associé du Center for History and New Media (http://chnm.gmu.edu/), avertissait ses lecteurs de la nature de son cours (You Have Been Warned, 25 août 2008). Les commentaires de ses lecteurs furent très largement positifs relativement à cette démarche.
Pour leur canular historique, les étudiants retinrent l’idée de la découverte d’un pirate jusqu’alors inconnu qu’ils nommèrent Edward Owens, supposé être un pirate ayant vécu en Virginie à la fin du XIXe siècle. Pour la découverte de ce pirate, les étudiants établirent un blog de recherche (http://lastamericanpirate.net/) supposé être tenu par une étudiante, Jane Browning. Au fil de ces billets, celle-ci faisait part de ses joies et de ses doutes ainsi que de l’avancée de son projet et des résultats obtenus.
Dans un premier billet, censé avoir été déposé au début septembre (soit au début du semestre universitaire…), Jane se présentait de la manière suivante :
Hello everyone! My name is Jane and I’m an undergrad history major and this is a blog about my senior project. (http://lastamericanpirate.net/wp/?p=1)
Déposés eux aussi soi-disant début septembre, deux commentaires accompagnaient le billet. Chaque billet suivant était également accompagné de deux à quatre commentaires.
Finalement, Jane Browning réussissait, grâce à un appel via des affiches et à diverses démarches notamment auprès de la Librairie du Congrès, à mettre la main sur le testament présumé d’Edward Owen qu’elle scannait pour le mettre dans son billet du 12 novembre (Last Will and Testament of Edward Owens). Par la suite, l’étudiante Jane Browning déposait trois vidéos sur youtube : deux interviews d’un professeur et une visite par Jane de la maison d’Owen (http://www.youtube.com/user/janebrowning). Les étudiants rédigèrent également un billet sur Wikipedia. Les étudiants publièrent un lien ou un billet à gauche et à droite et utilisèrent les réseaux sociaux Facebook et Twitter pour donner une caisse de résonnance médiatique au travail de Jane Browning et déclencher un début de «buzz».
Lancé durant la première semaine de décembre, le site comptait au 18 décembre 1.200 visiteurs uniques, 200 autres visitèrent la page youtube de Jane Browning, quelques blogueurs répercutèrent l’information dont plus particulièrement un d’USAToday ( Ahoy! Delve into these pirate picks) et certains modifièrent la page de Wikipedia consacrée à Edward Owens.
Finalement, le journal Chronicle of Higher Education dévoilait le pot aux roses dans son édition du 19 décembre 2008. (Teaching by Lying: Professor Unveils ‘Last Pirate’ Hoax). Dans le même temps, un nouvel article était publié sur le pseudo-carnet de recherche de Jane Browning qui éventait également le canular et publiait un mea culpa. Le professeur T. Mills Kelly en fit de même sur Edwed (son blog) dans un billet intitulé « Vous aviez été avertis » (You Were Warned).
c) les réactions une fois le canular éventé
Les réactions furent généralement positives sauf sur la création de l’article sur Wikipedia : le professeur et les étudiants avaient-ils oui ou non vandalisé l’encyclopédie en ligne ? Méritaient-ils d’être bannis pour cela ? Plus largement cette utilisation de Wikipedia soulignait et ouvrait la discussion sur la valeur éthique d’une telle démarche.
Cependant, la majorité des avis exprimés l’ont plus été sur le versant éducation aux médias (digital litteracy, développement de l’esprit critique relativement aux sources numériques…) de la démarche que sur sa valeur dans l’apprentissage historique des étudiants.
Une seule intervenante, Anne-Marie Deitering, prit la peine de développer -dans un billet sur son blog – une critique relativement à la dimension « formation à la recherche et à la méthode historique» ( discovery and création and…lies !).
Sa première critique portait sur l’idée développée par le professeur T. Mills Kelly que les élèves et les étudiants d’aujourd’hui ne peuvent être impliqués de manière motivée et créative dans une recherche historique de nature traditionnelle, car ces dernières seraient forcément ennuyeuses et non motivantes.
Une deuxième critique portait sur la nature des documents produits qui ne ressemblaient que superficiellement à des sources historiques. Finalement, le processus de recherche était faussé en aboutissant à la découverte par Jane Browning d’une seule source historique en tout point parfaite et apportant toutes les réponses escomptées au départ de son enquête. Ainsi, la source qui devait correspondre à ses attentes existait dans toute sa plénitude. Or, les documents historiques sont forcément imparfaits — et c’est aussi cela qui fait leur intérêt — et la recherche historique présentée dans le blog (carnet de recherche) est une recherche comme il ne peut pas en exister.
Sa troisième critique, plus fondamentale, s’attache à la compréhension de la recherche en histoire perceptible au travers de la tenue du carnet de recherche de Jane. Pour elle, à aucun moment, Jane Browning n’opère de changement intellectuel, de nouvelle compréhension de son sujet, ne réévalue le processus de sa recherche ou développe partiellement ou totalement un nouveau questionnement relativement à sa question initiale de recherche.
Du côté des étudiants, la démarche a été majoritairement appréciée et leur enthousiasme communicatif. Certains néanmoins étaient plus mal à l‘aise avec la question éthique et les éventuelles répercussions dans leur recherche d’emploi après l’université (Teaching by Lying: Professor Unveils ‘Last Pirate’ Hoax). Une étudiante, Rachel, était plus particulièrement gênée d’avoir, même indirectement par sa fonction dans le projet, incité la rédaction du papier sur USAToday (I Lied for a History Class), mais n’en jugeait pas moins le résultat comme probant :
«I personally felt that this project was extremely fun, educational, and no means easy.[…] In addition, our use of technology to get the word out has truly made me more skeptical of what I read online now.[…]. My participation in the project was designed to educate and help me. The act of sending the e-mail to Matheson was purely for promotional purposes and the joy of hoaxing someone. I think if I had to redo this project over, I would not change any action I had taken here except this one–my own direct participation in a falsehood designed to mislead another person»
Les deux objectifs recherchés par le professeur T. Mills Kelly seraient ainsi donc atteints. Néanmoins, Rachel était fort réservée sur le changement d’attitude des enseignants dans l’emploi des ressources numériques dans l’enseignement de l’histoire :
«I definitely don’t think this project should have any effect on how professors allow their students to use online research in the future. The Internet is an incredible tool for research, but I don’t think I’ve ever had a history teacher allow me to only use online sources.»
d) opportunités et limites didactiques de la démarche
Au final, la conception du canular historique peut être observée et évaluée sous différents angles en matière didactique.
Premièrement, elle est révélatrice du rôle joué par la place offerte aux élèves et aux étudiants dans la réussite d’un projet. Dans celui qui nous occupe, le projet du professeur T. Mills Kelly se situe à un niveau élevé de l’échelle de participation à un projet de Hart. La grande latitude laissée aux élèves a permis la réussite du projet. De même certainement que son caractère novateur et intrigant.
Ensuite, la nature de l’objet final évalué, c’est-à-dire la réalisation et la réussite d’un canular historique, a permis d’évaluer les élèves au niveau cognitif le plus élevé (voir Taxonomie des habiletés cognitives Bloom (adaptée) ainsi que Du Design à la pédagogie et La taxonomie de Bloom et la créativité [schéma]). Les élèves ont ainsi véritablement dû faire la preuve de leur compétence et pas seulement de leur habilité relativement à des savoir-faire.
A ce stade, il reste cependant à déterminer la nature des compétences développées en matière historique. En premier lieu, les discussions générées par le projet indiquent que l’axe principal perçu est davantage lié aux compétences développées par les étudiants en éducation aux médias (en un sens très large) qu’en histoire. Quoiqu’il faille aussi admettre que la part prise par la récolte et la recherche d’informations ainsi que leur évaluation est une des composantes importantes et complexes du travail de l’historien. Par ailleurs, les observations faites par Anne-Marie Deitering ( discovery and création and…lies !) indiquent quelques faiblesses du dispositif par rapport à la compréhension des étudiants de certaines caractéristiques de la recherche historique ou non. Il est néanmoins difficile de déterminer dans quelle mesure l’impératif de réussir leur canular est lié à cette interrogation. Toujours est-il que les travaux demandés aux étudiants par le professeur Mills Kelly ne lui permettent pas de répondre entièrement aux remarques formulées par Anne-Marie Deitering. Les étudiants ont avant tout fait la preuve de leur compétence relativement à la nature des canulars historiques et moins à la réalisation d’une recherche historique. Pour aller plus loin, les étudiants devraient maintenant réaliser une recherche historique pleine et entière, même si, en construisant le contexte dans lequel Edward Owens est censé avoir vécu, ils ont bel et bien effectué un bout de ce chemin-là.
Au niveau éthique, les problèmes soulevés se sont uniquement centrés sur les aspects liés aux règles relevant des publications numériques et plus particulièrement à la rédaction par les étudiants de leur article sur Wikipedia. Ici, il y a une tension évidente entre les contraintes liées à la réussite du canular et les règles éthiques et déontologiques de l’information. En terme de formation, les réactions et les interrogations des étudiants démontrent que l’activité a suscité une prise de conscience et une réflexion significative sur ces questions. Ce fait, ainsi que l’éventement rapide du canular par les auteurs de ce dernier, plaide, à mon avis et finalement, en faveur tant des étudiants que du professeur. Ici, aussi, la capacité de l’enseignant à expliciter et justifier ses choix, sa conscience des opportunités et dangers d’une telle démarche et les moyens qu’il se donne pour éviter les dérapages et réguler l’ensemble du dispositif jouent un rôle central et fondamental pour évaluer la démarche didactique.
Pour terminer, un dernier aspect a retenu mon attention. La réalisation du carnet de recherche, sa réussite au niveau formel et rédactionnel et l’intérêt qu’il suscite ne sont pas sans donner à réfléchir sur la place du récit en histoire. Ce projet est une véritable machine à fabriquer une histoire à laquelle chacun embarque et a envie de croire. Elle relance sous un angle particulier les questionnements épistémologiques soulevés par le linguistic turn alors qu’au même moment, Gabrielle M. Spiegel, professeur d’histoire à la John Hopkins University et président de l’American Historical Association, déclare la fin du postmodernisme — et donc, du linguistic turn — au profit d’une histoire globale. (The Chronicle of Higher Education, After Postmodernism: A Historian Reflects on Where the Field Is Going, 4 janvier 2009). Au niveau didactique, elle interroge sur la place du récit pour développer chez nos élèves, non pas une fabrique à recracher l’histoire, mais une compréhension de l’histoire. En effet, l’expérience du professeur T. Mills Kelly nous instruit aussi que rien ne vaudrait la construction par les élèves d’un récit historique singulier pour développer chez eux la pensée historique.
Stéréotype : le pirate creusant, à la recherche d’un trésor (Howard Pyle, Harper’s Magazine, 1894)
Source :
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/ec/Pirat[…]
Droits : domaine public
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Inventaire d’articles publiés sur internet relativement à ce canular (en date du 14 janvier 2009) :
http://www.youtube.com/user/janebrowning
http://en.wikipedia.org/wiki/Talk:Edward_Owens
http://chronicle.com/daily/2008/12/8876n.htm
http://the-ed-rush.blogspot.com/2008/12/pirates-v-punks.html
http://doctorbs.blogspot.com/2009/01/how-do-you-know-its-true.html
http://supergradstudent.blogspot.com/2008/12/hoax-of-last-a[…]
http://blog.ucsd.edu/ioc/2008/12/19/teaching-by-lying/
http://info-fetishist.org/2009/01/03/discovery-and-creation-and-lies/
http://www.hastac.org/node/1858
http://fourpointreport.com/blog/?p=117
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, HEP-VD à Lausanne (Suisse)