Par Julie ANNE
Rencontre avec Laurent Daycard, conteur et directeur de « La baleine qui dit « vagues » », seul théâtre de contes de France, basé à Marseille.
Dans le cadre du dossier sur le « CDI- oreille » de l’établissement, Julie ANNE est allée voir ce que pouvait bien en penser quelqu’un qui a eu l’occasion à maintes reprises à la fois de venir dans « ses lieux », et de recevoir des classes en son antre.
Présentons le personnage
Présentons le personnage : Laurent Daycard, conteur. Depuis tout jeunot très intéressé par les mythologies (notamment amérindienne et grecque), il a bifurqué en grandissant vers l’ornithologie, puis a fait une formation d’éco-interprète (interface entre tout type de public et l’environnement : montage d’outils pédagogiques, organisation de classes vertes, etc…). En parallèle, une école du cirque à Briançon, le Cirque Plume. Puis il descend sur Marseille et entre dans une troupe de Comedia Dell’Arte, où il touche un peu à tout, mais surtout au conte. Une opportunité : on lui propose de reprendre une petite salle de théâtre. Il y ouvre, avec Elisabeth, un théâtre de contes, avec autour salon de thé-restaurant et centre de documentation dédié.
Des conteurs, issus de toute la francophonie, très traditionnels comme très contemporains, y viennent depuis régulièrement, pour offrir toute la diversité et la richesse de leur répertoire au public. Des plus jeunes aux moins jeunes, tout le monde est accueilli en ce lieu dont la devise est : « Le conte n’a pas d’âge, il n’y a pas d’âge pour le conte ».
On organise l’espace…
A côté de la gestion de cette espace vivant, Laurent travaille beaucoup avec les classes. Surtout depuis un partenariat organisé avec le Conseil Général des Bouches-du-Rhône, qui l’a inclus dans sa programmation annuelle d’activités éducatives. Deux classes sont accueillies soit au théâtre, soit au CDI de leur établissement.
Laurent semble préférer d’ailleurs venir conter au CDI, où il aura pris le soin de venir un peu avant pour recréer un petit espace propice : tables, chaises, sols, 3 rangs en cercle autour du conteur. On a besoin d’espace pour (ra)conter!
Le fait de mettre certains élèves à même le sol peut les dérouter au début : mais ça lui permet de faire le lien avec justement d’autres cultures, d’autres traditions du monde, et de commencer ainsi la plongée dans les contes.
Un voyage aller/retour CDI-Contes pour les élèves
Mais il vient surtout en avance pour regarder le répertoire d’histoires présent sur place pour les élèves, et pouvoir ainsi partir de « leurs » livres de contes : cela lui permet de faire un lien pour eux entre ce qui est raconté/entendu et les écrits présents au CDI, et d’amener les élèves à aller vers des livres peut-être parfois moins consultés que les autres, et les regarder différemment.
Partir des élèves, partir de ce qu’ils ont à disposition, et les mener à revisiter leur « connu »…
L’important, c’est d’entendre…
L’oralité : voilà un mot sur lequel Laurent reviendra tout au long de l’entretien. La spécificité de l’art oral, l’importance d’entendre ce qu’on a souvent vu qu’écrit et donc un peu figé…
Au-delà des programmes, où l’on va étudier l’écrit et sa structure, il veut offrir aux élèves l’expérience sensitive d’avoir entendu, et même raconté. Et leur donner/montrer la possibilité pour eux de raconter après avoir entendu quelqu’un le faire, avec ses mots, ses perceptions, ses émotions propres. De leur offrir du ressenti.
… partir des élèves …
Il part toujours de ce que veulent entendre les élèves, de là où ils sont…afin de les mener là où ils ne s’y attendaient surtout pas! Il part ainsi souvent des histoires « de peur » ou « du bled », et leur ouvre des fenêtres sur ce qu’ils connaissent, et sur ce qu’ils ne connaissent pas encore.
« Le jeu, c’est de voir à quel endroit ils m’attendent et à quel endroit on va les retrouver !»
On prend le temps…
Laurent aime partir du vécu, du connu des élèves, puis leur faire faire de véritables aller/retour, en leur laissant des espaces (encore des espaces, mais temporels cette fois!) pour poser des questions, avoir des réflexions entre deux contes, sur lesquels conteur & élèves peuvent rebondir.
Laurent se rappelle ainsi cette fois-là, où, lors d’une séance sur les créations du monde, un élève musulman semblait interloqué d’entendre quelque chose qui n’était pas « dans la Religion » : et Laurent de lui raconter alors quelques-unes des nombreuses cosmogonies issues du monde musulman…
Un autre rapport au temps
L’écoute du conte amène les élèves à un rapport au temps (et à l’espace de fait comme on l’a vu précédemment) différent : alors que les professeurs ont souvent des réticences par rapport aux deux heures d’attention demandée aux élèves, ils voient très vite que ceux-ci sont capables d’écoute pendant ces deux heures, avec des contes qui les mènent parfois pendant ¾ d’heure d’affilée. Plus de zapping, plus de nécessité de changer d’activité pour maintenir l’attention : le temps semble ici différé, dilué. Et ça leur permet ainsi de voir autrement à la fois l’espace-CDI, et de considérer autrement ces histoires qu’ils peuvent lire.
L’oral, d’abord l’oral
Souvent, Laurent a constaté qu’on lui demandait de venir pour inventer/écrire une histoire, alors que lui estime nécessaire de commencer par le début : l’oral. Il est important d’entendre et raconter ensuite ce qu’on a entendu, avant d’inventer. Voir qu’un conte, ça a une forme et un fond!
Sur des bases solides, après avoir entendu et travaillé quelques fondamentaux du répertoire et des ressorts traditionnels, on peut commencer à travailler l’oralité propre à chaque élève, sa personnalité, son vocabulaire. Il préfère d’abord demander aux élèves de lancer leurs idées, reprises ensuite par lui, puis reformulées par eux, pour amener l’élève à trouver le mot juste, qui veut bien dire ce qu’il veut dire, son rythme propre, son phrasé. Voir aussi, en ayant pu justement écouter différents conteurs, que l’oralité est propre à chacun.
Donc, pour résumer : d’abord l’écoute, qui ouvre l’esprit et rapproche avec l’écrit. Puis l’oralisation, qui permet à l’élève de se révéler à lui-même. S’approprier ce qui est à tout le monde, y mettre son identité propre et sa vie à soi dedans.
Julie ANNE : Mais alors qu’est-ce qu’on pourrait mettre en place concrètement dans nos établissements?
Il faut partir des fondamentaux… » répond l’interviewé.
Laurent estimerait nécessaire que tous les élèves aient une véritable formation à l’univers et au répertoire du conte, afin d’en connaître les fondamentaux, les ressorts des contes traditionnels, de même que les programmes scolaires les amènent à parcourir les différentes périodes littéraires et à en connaître les classiques. Ne plus considérer les contes comme un sous-genre, mais comme objet d’études, et surtout de connaissances, à part entière. Des RDV réguliers, pour rentrer dans le corpus de conte, durant la scolarité. Des RDV pour entendre. Ce qui leur offrirait du coup un rapport, un élan nouveau à l’écrit.
Le conte pourrait être appréhendé comme fil conducteur tout au long d’une année scolaire avec l’écoute de différents répertoires et de différents conteurs (pour offrir une large diversité), puis choisir un répertoire de travail, et amener les élèves à savoir raconter ces histoires-là.
Et pour pouvoir trouver ce « fil rouge » à travers la rigidité de la structure des programmes scolaires, reprenons les programmes, et voyons comment le conte peut s’insérer, même dans les coins les plus inattendus : en géographie (découverte des pays), en SVT (le soleil, les rythmes de la nature), en mathématiques (travail sur les mots-concepts, qui révèlent tout leur sens pour les élèves dès lors que ces mots sont entendus dans un autre contexte, et leur permet alors de mieux appréhender les concepts sous-jacents).
Des réponses à des questions ressenties…
Le travail autour du conte pourrait ne pas s’arrêter aux seules petites classes de collège. Laurent me rappelle à juste titre la vocation initiale de nombreux contes entendus lors de moments initiatiques ou de la puberté, pour accompagner les jeunes dans ces instants-là. On pourrait ainsi travailler avec les plus grands en prenant d’autres appuis : l’épopée pourrait par exemple être un départ de choix, avec son apport de traits culturels. On peut aussi porter l’intérêt sur les à-côtés du conte : l’approche ethnologique, les variantes, le travail des collecteurs…Travailler aussi sur ce qui ne bouge pas et ce qui change. Amener ainsi même les plus grands à posséder « leur » répertoire de contes, avec bien évidemment tout ce travail primordial sur l’écoute et l’oralisation.
Julie ANNE : « Et pour le CDI? »
Pourquoi ne pas instaurer une heure du conte? Mais celle-ci ne serait pas à sens unique, mais toujours avec cette idée d’aller/retour : Laurent verrait bien un temps d’échange d’histoires entre élèves. En partant par exemple des contes sur Nasreddine, en raconter les différentes versions, s’échanger les histoires que chacun connaît.
Il suggère aussi que le/la documentaliste pourrait présenter un conte par mois, que celui-ci soit donc entendu, puis que ses ressorts et points obligés soient soulignés. Chaque élève serait alors amener à raconter SA version du même conte (qui pourrait être enregistrée?).
Pourquoi ne pas également mettre en place au CDI une borne audio ou un poste dédié aux CD de contes?
En tout cas, garder dans le CDI cette idée d’échanges multilatéraux, où chacun participe et chacun en sort plus riche qu’avant!
Association La baleine qui dit Vagues