Pour Alain Houchot, cette logique, paradoxalement, peut arranger beaucoup de ceux qu’on entend dire parfois :« que voulez-vous qu’on fasse, puisqu’ils n’ont pas appris dans les classes précédentes ce qu’ils devaient apprendre ? », cherchant des explications extérieures. Certes, on peut sans doute prouver que certains résultats de CE2 annoncent l’échec en 6e, et même que le cycle III creuse parfois les écarts pour des élèves en situation de précarité, de pauvreté. Mais souvent, « l’explication » sert à légitimer un point de vue « a priori » cherchant des boucs émissaires : « les premières années de la maternelle » ; « cursus scolaire trop lâche », « manque d’exigences au bon moment » entend-on souvent de ceux qui cherchent surtout à justifier des choix pédagogiques et didactiques : apprentissages linéaires, présupposés sur les « compétences de base » qui seraient préalables à la compréhension du complexe…
« Mais on oublie alors, oppose-t-il, que pour de nombreuses personnes, on peut apprendre à tous âges ce qu’on aurait pu apprendre jeune. Tout migrant, tout autodidacte sait que c’est possible. »
Alors, quand la légitimité de l’école ou des savoirs sont remis en cause, rien d’étonnant à ce que les choses s’aggravent.Des élèves « mis en difficultés » ?
Puisque ces élèves, toujours les mêmes, sont mis en échec à l’Ecole depuis des décennies, il demande de se poser la question à l’inverse : « Avons nous le pouvoir de ne pas les mettre à l’échec ? ». C’est pour lui la seule chance de sortir du débat éternel des « pour » ou des « contre ». Si on prend l’exemple de la scolarisation des tout-petits en maternelle, la question est bien : « quelle structure peut les accueillir, gratuitement pour les familles, dans des conditions éducatives adaptées ? ». C’est une question de choix, d’idéologie au bon sens du terme.
Donc, la question de la responsabilité des difficultés est forcément partagée : « Les enseignants du premier degré auraient-ils des pouvoirs que n’ont pas ceux du second degré ? »
S’il emploie à dessein l’expression « mis en difficulté », c’est parce qu’il demande que l’Ecole (et donc les enseignants) cherche à mieux comprendre ce qu’elle attend des élèves, et ce qui fait qu’un élève va être déclaré par un enseignant comme « répondant à ses attentes », ou non. « On peut peut-être y trouver le moyen de trouver des clés ». On attend généralement que les élèves aient plusieurs grands domaines de compétences : qu’ils soient respectueux des règles, des personnes et des codes sociaux, mais aussi qu’ils soient autonomes et actifs. Il y voit déjà un problème de cohérence entre les deux.
On attend aussi qu’ils aient envie d’apprendre : rien de plus désespérant que d’avoir des élèves qui n’ont pas d’envies, pas de connaissances. On attend aussi qu’ils mobilisent leurs connaissances dans des situations complexes, qu’ils expriment des talents. « Dès le mois de septembre du CP, alors qu’on commence à peine à leur apprendre à écrire, on attend des compétences pour le cahier du jour : reproduire la date, le mois… Bref, déjà savoir… »
Evidemment selon les cycles, les attentes sont à des niveaux différents. Mais on veut qu’ils soient déjà des élèves. Et dans tout groupe, on risque de prendre pour référence ceux qui en savent déjà plus que les autres…
Entre liberté et contrainte, le premier pouvoir de l’enseignant.Dans toutes ces attentes, il y a à la fois la nécessité qu’ils puissent agir dans la liberté, qu’ils se « débrouillent », qu’ils prennent des risques, mais aussi qu’ils acceptent les contraintes nécessaires pour toute acquisition de connaissances.
Pour Alain Houchot, la question des « obligations » est alors centrale : l’enseignant doit se situer entre ces pôles de liberté et de contrainte. C’est le premier pouvoir de l’enseignant : développer un positionnement qui permette à l’enfant d’entrer dans ce jeu.
C’était autrefois donné par la famille qui ancrait elle-même ces attitudes et posait des barrières, dans la confiance et la bienveillance, par la stabilité de ses comportements, la valorisation de certains conduites… Il est vrai que les familles ont de plus en plus de mal à remplir ce rôle. Mais, rappelle-t-il non sans malice, « Célestin Freinet écrivait déjà en son temps qu’il déplorait le trop grand nombre d’enfants gâtés »…
Les enseignants acceptent-ils d’entrer dans cette fonction d’éducation, dans le but de faire entrer leurs élèves dans le système d’obligation ? Quand c’est le cas, ils doivent alors jouer sur des registres différents : instituer la confiance, comme pour tout adulte « ordinaire », nécessite de la constance, de la continuité, de la permanence, de la cohérence. On sait très bien que c’est très difficile dans les écoles, tant les attitudes des adultes peuvent être variables, indépendamment de toute question des contenus. Au collège, c’est encore plus complexe.
Il faut donc, conclut-t-il, « que nous acceptions d’exercer ce pouvoir de façon stable et continue ».
L’offre et la demande pédagogiqueIl reprend alors ses exemples des attentes et fait parler un enseignant-type : « En tant qu’enseignant, j’attends qu’un enfant témoigne d’une envie d’apprendre, et de connaissances qui correspondent aux programmes ».
Et là, poursuit l’inspecteur général, « nous avons dans ce domaine un pouvoir absolu, que nous n’exerçons pas toujours ». Observant que le système éducatif a un « descriptif d’attentes le plus ambitieux des pays auxquels nous pouvons être comparés », il constate cependant que « l’offre est disparate », au niveau local comme au niveau national : lorsqu’il regarde ses « indicateurs de contenus », à travers les cahiers, les classeurs, les documents de préparation des enseignants, il constate « des disparités dramatiques » sur ce qui est demandé et offert aux élèves : « deux ans après, l’entrée en 6e sera un choc brutal pour certains ».
Son enseignant-type fait à nouveau irruption dans la conférence : « Je voudrais que l’élève témoigne de ses talents, qu’il ait de la personnalité, qu’il s’exprime » lui fait-il dire… Mais à l’inverse, le même enseignant qualifie certains d’inhibés, de laborieux, voir de perturbateurs. Mais Alain Houchot refuse de naturaliser les comportements : « ce que les élèves développent n’est que ce qu’ils ont compris de l’Ecole, de ce qu’ils pensent qu’il faut faire pour y exister, y survivre, et parfois y réussir ». Rien d’étonnant alors que les enseignants se trouvent démunis devant ceux qu’ils qualifient de « peu désireux d’apprendre ».
« Et si c’était l’inverse ? Si l’Ecole ne leur permettait pas assez d’échapper à leur univers social, à cette réalité de leur vie », les renvoyant alors en boomerang vers leurs propres manques… ? »
Les équipes n’utilisent pas assez les leviers à leur dispositionDans certains pays qui réfléchissent actuellement à l’évaluation, on s’est essentiellement préoccupé de leur poser une question simple : « Etant donné ce que vous avez à votre disposition, quelle évaluation faites-vous de vos projets et de vos actions ? ».
Si on transpose la situation à notre école, poursuit l’orateur, on doit bien convenir que les enseignants ne s’emparent pas assez des leviers sur lesquels ils pourraient agir. « Lorsqu’un enseignant « liste complémentaire » n’arrive plus à « tenir une classe », mais que l’inspecteur s’aperçoit qu’on a regroupé dans sa classe trois élèves dont personne ne voulait, que peut-on en penser ? Certes, certains élèves doivent sans doute être pris en charge par des dispositifs spécifiques, mais qu’a-t-on fait pour gérer ces problèmes d’affectation ou de répartition des classes ? L’administration a sans doute des ressources, mais les équipes d’école aussi. »
Non, donc, résolument, tout le mal ne vient pas de l’Ecole élémentaire. Alain Houchot ne craint pas de perturber son auditoire : « Si l’Ecole se saisit du pouvoir qu’elle a, elle parviendra à amener les élèves aux attentes du système éducatif. Mais tous les niveaux ont l’obligation, comme l’école primaire, d’accueillir les élèves « tels qu’ils sont », avec leur hétérogénéité, en leur manifestant à égalité des signes de reconnaissance, de pouvoir apprendre. »
Mission impossible ? La formation est-elle suffisante ?Parce qu’il sait que les temps sont troublés, les enseignants secoués par les injonctions actuelles, Nicolas Renard pose la question du défi que cela représente, et de la formation à mettre en œuvre pour y parvenir. Son invité n’y va pas par quatre chemins :
« C’est parce que ces enfants-là sont là, que nous sommes là ! Notre légitimité est dans les élèves qui ont besoin de nous, ceux qui sont mis en difficulté par les apprentissages. La tâche est difficile, mais est-elle plus difficile qu’il y a 30 ans ? La seule différence, c’est qu’à l’époque, personne ne demandait que ces élèves réussissent.
Et si c’est impossible, il faut trouver une autre piste que l’Ecole. Mais ce n’est pas mon choix ». Il cite l’exemple de l’Allemagne, qui créa a créé des filières au collège et envoie les plus mauvais dans les HauptSchule, avec les résultats que l’on sait : elle a pris de plein fouet ses mauvais résultats dans les tests internationaux. « Personne ne pense aujourd’hui qu’il y ait des emplois accessibles pour un jeune qui n’aurait que le niveau de sortie de l’Ecole élémentaire. »
Il admet cependant une grosse difficulté dans la formation des enseignants, « mais depuis longtemps : on n’a pas assez transmis les savoir-faire, les gestes professionnels qui sont utilisés par le métier depuis des décennies, y compris pour anticiper l’hétérogénéité des élèves dans la préparation de sa classe. Je ne suis pas sûr qu’on ose assez souvent parler de « gestes professionnel » dans les instituts de formation ».
A trop changer le métier, diraient les psychologues du travail, on risque de perdre le métier…
La réorganisation du temps scolaire, avec l’organisation du temps plus concentré sur quatre jours, lui semble renforcer la lourdeur pour tous, élèves comme enseignants. « Pourra-t-on revenir à un fonctionnement raisonnable, sur neuf demi-journées ? »
Les PPRE et autres dispositifs de remédiation ont-ils une efficacité ?La réponse de l’intervenant se fait en deux temps.
Pour lui, les dispositifs de remédiation, de remise à niveau, dans toutes leurs déclinaisons, peuvent masquer le fait que ce qui met en difficulté, c’est le fonctionnement ordinaire installé, révélé dans la classe. Comme l’explique longuement le rapport de l’Inspection Générale qu’il a co-signé, « quand saurons-nous prévenir, c’est à dire enseigner en anticipant les difficultés les plus habituelles ? » Ainsi, il pense que trop peu de manuels et de formations aident l’enseignant à d’abord enseigner ce qui est fréquent, régulier, stable, avant d’enseigner ce qui est irrégulier ou rare… « Le vrai problème professionnel est, pour l’enseignant, d’anticiper les difficultés des élèves. Il n’y a pas si longtemps, les documents d’application comme « Lire au CP » avaient tracé des pistes efficaces pour cela… » Mais à l’inverse, lorsque qu’en tant qu’inspecteur général il interroge des enseignants après deux mois de fonctionnement des deux heures d’aide personnalisées, il entend beaucoup de d’enseignants dire avoir découvert que certains de leurs élèves, qu’ils voyaient comme inhibés ou perturbateurs, pouvaient aussi être attentifs ou engagés. « Ce n’est pas le moindre des résultats : les enseignants ont été amenés à réfléchir différemment, d’autant plus qu’ils n’avaient pas leurs élèves dans le dispositif d’aide, et qu’ils étaient amenés à confronter leur avis à ceux de leurs collègues sur tel ou tel élève, et ainsi à relativiser leur positionnement. Cet effet va-t-il durer ? » Agir, malgré tout
L’heure de la conclusion approche : les séances de l’OZP sont limitées aux deux heures efficaces…
« Montrer que l’Ecole a des limites, mais aussi du pouvoir, me semble essentiel.
Depuis la parution des « Héritiers », en 1964, on a trop expliqué que les fatalités sociologiques nous empêchaient d’agir. C’est contre ces fatalités que nous devons travailler, résolument. Le métier n’est pas impossible.
Nous devons être conscients et lucides, mais nous devons refuser de remettre en cause la légitimité de l’Ecole, contre tous les marchands ou les nostalgiques qui nous disent le contraire et n’ont qu’un dessein : faire sortir les sauvages des établissements pour ne pas gâcher le métier ».
Enseigner, c’est pouvoir agir, malgré tout.