d’une part de l’échec des élèves en
6e, surtout dans les ZEP ? Derrière cette question
provocatrice, Nicolas Renard,
président de l’OZP, introduit l’intervention d’Alain
Houchot, inspecteur général de l’Enseignement
Primaire. « Y-a-t-il
une fatalité à ce que les
élèves de ZEP n’entrent pas dans les
apprentissages ? Peut-on faire autre chose que d’envisager que
« quelques élèves » s’en sortent ? Le « premier
niveau » du système éducatif est de plus en plus
interpellé. Si nous avons des responsabilités,
encore faut-il préciser lesquelles. »
Pour Alain
Houchot, cette logique, paradoxalement, peut
arranger beaucoup de ceux qu’on entend dire parfois :« que
voulez-vous qu’on fasse, puisqu’ils n’ont pas appris dans les classes
précédentes ce qu’ils
devaient apprendre ? », cherchant des
explications extérieures. Certes, on peut sans doute prouver
que certains
résultats de CE2 annoncent l’échec en 6e, et
même que
le cycle III creuse parfois les écarts pour des
élèves en situation de
précarité, de pauvreté. Mais souvent, « l’explication »
sert à légitimer un
point de vue « a priori » cherchant des boucs
émissaires : « les
premières années de la maternelle » ;
« cursus
scolaire trop lâche », « manque d’exigences au bon moment »
entend-on
souvent de ceux qui cherchent surtout à justifier des
choix pédagogiques et didactiques : apprentissages
linéaires, présupposés sur les
« compétences de base » qui seraient préalables
à la compréhension du complexe…
« Mais on oublie alors, oppose-t-il,
que pour de nombreuses
personnes, on peut apprendre à tous
âges ce qu’on aurait pu apprendre jeune. Tout migrant, tout
autodidacte sait que c’est possible. »
Alors,
quand la
légitimité de l’école ou des savoirs
sont remis en cause, rien d’étonnant
à ce que les choses s’aggravent.Des élèves « mis en
difficultés » ?
Puisque ces
élèves,
toujours les mêmes, sont mis en échec à
l’Ecole depuis des décennies, il demande de se poser la
question
à l’inverse : « Avons
nous le pouvoir de ne pas les mettre
à l’échec ? ». C’est pour lui la
seule chance de sortir du débat éternel des
« pour »
ou des « contre ». Si on prend l’exemple de la scolarisation des
tout-petits
en
maternelle, la question est bien : « quelle
structure peut les
accueillir, gratuitement pour les familles, dans des conditions
éducatives adaptées
? ». C’est une question de choix,
d’idéologie au bon sens du terme.
Donc, la question de la responsabilité des
difficultés est forcément partagée :
« Les enseignants du
premier degré auraient-ils des pouvoirs
que n’ont pas ceux du second degré ? »
S’il emploie à dessein
l’expression « mis en
difficulté », c’est parce qu’il demande que
l’Ecole (et donc les enseignants) cherche à mieux
comprendre ce qu’elle attend
des élèves, et ce qui
fait qu’un élève va être
déclaré
par un enseignant comme
« répondant à ses attentes », ou non. « On peut
peut-être y trouver le moyen de trouver des clés ». On attend
généralement que les
élèves aient plusieurs grands domaines de
compétences : qu’ils soient respectueux des
règles,
des personnes et des codes sociaux, mais aussi qu’ils soient autonomes et actifs.
Il y voit déjà un problème de
cohérence entre les deux.
On attend aussi qu’ils aient envie
d’apprendre : rien de plus désespérant que
d’avoir des élèves qui n’ont pas d’envies, pas de
connaissances. On
attend aussi qu’ils mobilisent leurs
connaissances dans des situations complexes,
qu’ils expriment des
talents. « Dès
le mois de
septembre du CP, alors
qu’on commence à peine à leur apprendre
à écrire, on
attend des
compétences pour le cahier du jour : reproduire la date, le
mois… Bref, déjà savoir… »
Evidemment selon les cycles, les attentes sont à des niveaux
différents. Mais on veut qu’ils
soient déjà des élèves.
Et dans tout groupe, on risque de prendre pour
référence ceux qui en savent
déjà plus que les autres…
Entre
liberté et contrainte, le premier pouvoir de l’enseignant.Dans toutes ces attentes, il y a
à la fois la
nécessité qu’ils puissent agir dans la
liberté,
qu’ils se « débrouillent », qu’ils
prennent des risques, mais aussi qu’ils acceptent les
contraintes
nécessaires pour toute acquisition de connaissances.
Pour Alain Houchot, la question des « obligations » est alors centrale :
l’enseignant doit se situer
entre ces pôles de liberté et de contrainte. C’est le premier pouvoir de
l’enseignant : développer un positionnement qui
permette à l’enfant d’entrer
dans ce jeu.
C’était autrefois
donné par la famille qui
ancrait
elle-même ces attitudes et posait des barrières,
dans la confiance
et la bienveillance, par la stabilité de ses comportements,
la valorisation de certains conduites… Il est vrai que
les familles ont
de plus en plus de mal à remplir ce rôle. Mais,
rappelle-t-il non sans malice,
« Célestin Freinet écrivait
déjà en son temps qu’il déplorait le
trop grand nombre d’enfants gâtés »…
Les
enseignants acceptent-ils d’entrer dans cette fonction
d’éducation,
dans le but de faire entrer leurs élèves dans le
système
d’obligation ?
Quand c’est le cas, ils doivent alors jouer sur des registres différents :
instituer la confiance, comme pour tout adulte « ordinaire »,
nécessite de la constance, de la continuité, de
la permanence, de la cohérence. On sait très bien
que c’est très difficile dans les écoles, tant
les attitudes des adultes peuvent être variables,
indépendamment de toute question des contenus. Au
collège, c’est encore plus complexe.
Il faut donc, conclut-t-il, « que
nous acceptions d’exercer ce pouvoir de
façon stable et continue ».
L’offre et la
demande pédagogiqueIl reprend alors ses exemples des
attentes et fait parler un enseignant-type : « En tant qu’enseignant,
j’attends qu’un enfant témoigne d’une envie d’apprendre, et
de connaissances qui correspondent aux programmes ».
Et là, poursuit l’inspecteur général, « nous
avons dans ce domaine un pouvoir absolu, que nous n’exerçons
pas toujours ». Observant que le système
éducatif a un « descriptif d’attentes le plus
ambitieux des
pays auxquels nous pouvons être
comparés », il constate cependant que « l’offre
est disparate », au niveau
local comme au niveau national : lorsqu’il regarde ses « indicateurs de
contenus », à travers les cahiers, les
classeurs, les
documents de préparation des enseignants, il constate « des disparités
dramatiques » sur ce qui est
demandé et offert aux élèves : « deux
ans après, l’entrée en 6e sera un choc brutal
pour certains ».
Son enseignant-type fait à nouveau irruption
dans la conférence :
« Je voudrais que l’élève
témoigne de ses talents, qu’il ait de la
personnalité, qu’il s’exprime » lui fait-il
dire… Mais à l’inverse, le même
enseignant qualifie certains
d’inhibés, de laborieux, voir de perturbateurs. Mais Alain
Houchot refuse de naturaliser les comportements : « ce que
les élèves développent n’est que ce
qu’ils ont compris de l’Ecole, de ce qu’ils pensent qu’il
faut faire pour
y exister, y survivre, et parfois y réussir ».
Rien d’étonnant alors que les enseignants
se trouvent démunis devant ceux qu’ils qualifient de « peu
désireux d’apprendre ».
« Et
si c’était l’inverse ?
Si l’Ecole ne leur permettait pas assez d’échapper
à
leur univers social, à cette
réalité de leur vie », les
renvoyant alors en boomerang vers leurs
propres manques… ? »
Les
équipes n’utilisent pas assez les leviers à leur
dispositionDans
certains pays qui réfléchissent actuellement
à
l’évaluation, on s’est essentiellement
préoccupé de leur poser une question simple : « Etant donné ce que
vous avez à votre disposition, quelle évaluation
faites-vous de vos projets et de vos actions ? ».
Si on
transpose la situation à notre école,
poursuit l’orateur, on doit
bien convenir que les enseignants ne s’emparent pas assez des leviers
sur lesquels ils pourraient agir. « Lorsqu’un
enseignant « liste
complémentaire » n’arrive plus à « tenir une
classe », mais que l’inspecteur s’aperçoit qu’on a
regroupé
dans sa classe trois
élèves dont personne ne voulait, que
peut-on en
penser ? Certes, certains
élèves doivent sans doute être
pris en charge par des dispositifs spécifiques, mais
qu’a-t-on fait pour gérer ces problèmes
d’affectation ou de répartition des classes ?
L’administration a sans doute des ressources, mais les
équipes d’école aussi. »
Non, donc, résolument,
tout le mal ne vient pas de
l’Ecole élémentaire. Alain Houchot ne craint pas
de perturber son auditoire : « Si l’Ecole se saisit
du pouvoir qu’elle a, elle parviendra à amener
les
élèves aux attentes du système
éducatif. Mais tous les niveaux ont l’obligation, comme
l’école primaire, d’accueillir les
élèves « tels qu’ils sont », avec leur
hétérogénéité,
en leur manifestant à égalité des
signes de reconnaissance, de pouvoir apprendre. »
Mission impossible ?
La formation est-elle suffisante ?Parce qu’il sait que les temps sont
troublés, les enseignants secoués par les
injonctions actuelles, Nicolas Renard pose la question du
défi que cela représente, et de la formation
à mettre en œuvre pour y parvenir. Son
invité n’y va pas par quatre chemins :
« C’est
parce que ces enfants-là sont là, que nous sommes
là !
Notre légitimité est dans
les élèves qui ont besoin de nous, ceux qui sont
mis en difficulté par les apprentissages. La tâche
est difficile, mais est-elle plus difficile qu’il y a 30 ans ? La seule
différence, c’est qu’à l’époque,
personne ne demandait que ces élèves
réussissent.
Et si c’est
impossible, il faut trouver une autre piste que l’Ecole. Mais ce n’est
pas mon choix ». Il cite l’exemple de l’Allemagne, qui
créa a créé des filières au
collège et envoie les
plus mauvais dans les HauptSchule, avec les résultats que
l’on sait : elle a pris de
plein fouet ses mauvais résultats dans les tests
internationaux. « Personne
ne pense aujourd’hui qu’il y ait des emplois accessibles
pour un jeune qui n’aurait que le niveau de sortie de l’Ecole
élémentaire. »
Il admet cependant une grosse
difficulté dans la formation
des enseignants, « mais
depuis longtemps : on n’a pas assez transmis les
savoir-faire, les gestes professionnels qui sont utilisés
par le métier depuis des décennies, y compris
pour anticiper
l’hétérogénéité
des élèves dans la préparation de sa
classe. Je ne suis pas sûr qu’on ose assez souvent parler de
« gestes professionnel » dans les instituts de formation ».
A trop changer le métier, diraient les psychologues du
travail, on risque de perdre le métier…
et la monovalence, une transition trop brutale ?Répondant à une
question de la salle, Alain Houchot souhaite qu’on soit lucide sur la
polyvalence des enseignants du premier degré, de moins en
moins possible au fur et à mesure qu’on ajoute des
enseignements : « Il est
selon moi nécessaire qu’on pose la question du partage et de
la coordination des compétences en primaire : langues, TICE,
histoire des Arts, comment tout faire ? Il est nécessaire de
l’organiser mieux, et ne pas seulement renvoyer sur le
collège les difficultés dues à ce
brusque passage.
La réorganisation du temps scolaire, avec
l’organisation du temps plus concentré sur quatre jours, lui
semble renforcer la lourdeur pour tous, élèves
comme
enseignants. « Pourra-t-on
revenir à un fonctionnement
raisonnable, sur neuf demi-journées ? »
Les
PPRE et autres dispositifs de remédiation ont-ils une
efficacité ?La réponse de
l’intervenant se fait en deux temps.
Pour lui, les dispositifs de
remédiation, de remise à niveau, dans toutes
leurs déclinaisons, peuvent masquer le fait que ce qui met
en
difficulté, c’est le fonctionnement ordinaire
installé, révélé dans la
classe. Comme l’explique longuement le rapport de l’Inspection
Générale qu’il a co-signé, « quand saurons-nous
prévenir, c’est à dire
enseigner en anticipant les difficultés les plus habituelles
? » Ainsi, il pense que trop
peu de manuels et de formations aident l’enseignant à
d’abord enseigner ce
qui est fréquent, régulier, stable, avant
d’enseigner ce qui est irrégulier ou rare… « Le vrai
problème professionnel est, pour l’enseignant, d’anticiper
les difficultés des élèves. Il n’y a
pas si longtemps, les documents d’application comme « Lire au CP »
avaient tracé des pistes efficaces pour cela… » Mais à l’inverse, lorsque qu’en tant
qu’inspecteur
général il interroge des enseignants
après deux mois de fonctionnement des deux heures d’aide
personnalisées, il entend beaucoup de d’enseignants dire
avoir découvert
que certains de leurs
élèves, qu’ils voyaient comme inhibés
ou perturbateurs, pouvaient aussi être attentifs ou
engagés. « Ce
n’est pas le moindre des résultats :
les enseignants ont été amenés
à réfléchir différemment,
d’autant plus qu’ils n’avaient pas leurs élèves
dans le dispositif d’aide, et qu’ils étaient
amenés à confronter leur avis à ceux
de leurs collègues sur tel ou tel
élève, et ainsi à relativiser leur
positionnement. Cet effet va-t-il durer ? » Agir, malgré tout
L’heure de la conclusion approche :
les séances de l’OZP sont limitées aux deux
heures efficaces…
« Montrer que
l’Ecole a des
limites, mais aussi du pouvoir, me semble essentiel.
Depuis la parution
des « Héritiers », en 1964, on a trop expliqué que
les fatalités sociologiques nous empêchaient
d’agir. C’est contre ces fatalités que nous
devons travailler,
résolument. Le métier n’est pas impossible.
Nous
devons être conscients et lucides, mais nous devons
refuser de remettre en cause la légitimité de
l’Ecole, contre tous les marchands ou les nostalgiques qui nous disent
le contraire et
n’ont qu’un dessein : faire sortir les sauvages des
établissements pour ne pas gâcher le
métier ».
Enseigner, c’est pouvoir agir, malgré
tout.