Par Lyonel Kaufmann
source NARA |
Dans le maelström du quatre-vingt-dixième anniversaire de la signature de l’armistice de Rethondes et alors que le dernier poilu a disparu au début 2008, le Pathos (la mémoire) déploie tous ses effets au détriment du Logos (l’histoire). Comment comprendre cette hypertrophie de la mémoire alors que, du fait de la disparition du dernier témoin, cette guerre entre de plein pied dans l’histoire ? Peut-on encore parler d’enseignement de l’histoire si cette mémoire occupe tout l’espace y compris à l’école ? Que peut-on faire en classe si l’on souhaite en 2008 enseigner l’histoire de cette période plutôt que sa mémoire ? Cet article tente d’apporter quelques réponses à ces questions.
Si faire de l’histoire, c’est s’appuyer sur son passé dans le moment présent pour se dessiner un avenir alors l’hypertrophie mémorielle en France trouve probablement une partie de ses racines dans la situation actuelle de la société française. Par ailleurs, depuis 2007, le projet présidentiel relativement à l’enseignement de l’histoire est cohérent à défaut d’être pertinent et joue délibérément sur le Pathos relativement aux épisodes importants de l’histoire de France du XXe siècle. Que ce soit le choix relatif à Guy Môquet pour traiter de la Résistance et de la France sous l’occupation, celui faire adopter des enfants déportés par des élèves en guise d’enseignement de la Shoah au primaire ou les projets pédagogiques liés à cet anniversaire de l’armistice, à chaque fois, l’émotion vise à remplacer la compréhension et le questionnement de nature historique. Or enseigner cet âge des extrêmes, selon l’expression de Eric J. Hobsbawm (1994). L’Âge des extrêmes, Histoire du court XXe siècle. Bruxelles : Complexe, que constitue le vingtième siècle nécessite une tout autre approche si l’on si on désire sortir du vain «plus jamais ça» et de la compassion mémorielle. Que faire alors si on souhaite
– ne pas être uniquement dans les bons sentiments en écrasant la sensibilité des enfants par une émotion omniprésente;?
– ne pas construire les citoyens de demain sur la pitié ou l’émotion brandie comme seul exercice de l’intelligence ;
– ne pas transformer la leçon d’histoire en entreprise d’endoctrinement guère différente de celle qui construit in fine des enfants martyrs prêts à sauter une clé en plastique autour du cou ?
source NARA |
En premier lieu, il convient de revenir à une histoire problème, de replacer le conflit comme la trame constitutive de ce court vingtième siècle et à identifier des éléments à intégrer dans un fil rouge destiné à l’enseignement de vingtième siècle pour nos élèves. Ces bases posées, nous constatons également qu’une telle entreprise nécessite de sortir d’une historiographie strictement franco-française. En procédant de la sorte, nous postulons également la sortie, au niveau scolaire, de la querelle sur la nature du consentement des poilus qui embrase les historiens du mémorial de Péronne et ceux du CRID.
Il convient également de revenir aux différentes configurations historiographiques qui ont traité du conflit mondial. A ce titre l’ouvrage de Prost & Winter est une aide précieuse pour l’enseignant. Les deux auteurs ont identifié trois configurations historiographiques majeures relativement au premier conflit mondial.
La première, née au cœur même de la guerre, est surtout d’ordre militaire et diplomatique (politique). Une histoire “vue d’en haut”. Il s’agit surtout alors d’établir l’histoire du conflit, d’en recenser les sources, d’en arrêter le sens. D’où le poids écrasant de la question des «responsabilités», celles du déclenchement de la guerre, de sa conduite ou de son issue. En terme d’enseignement, elle conserve son intérêt notamment pour la compréhension de la situation de l’entre-deux-guerres en y associant le rôle du pacifisme —ou de son absence— au sein des sociétés européennes.
A l’école primaire, cette première configuration articulerait un enseignement de l’histoire organisé autour d’un travail basé sur l’occurrence (qui, pourquoi, quand, comment, conséquences) relativement à différents conflits du XXe siècle. Voici une ébauche de plan de travail possible :
1.1. Pourquoi fait-on la guerre? (remue-méninges)
1.2. La première guerre mondiale
* causes de la guerre (en lien avec 1.1.) = Pourquoi?
* les acteurs du conflits = Qui?
* chronologie du conflit et phases principales = Quand?
* les nouveautés de la guerre = Comment?
* le Traité de Versailles = Conséquences?
1.3. Un travail sur d’autres conflits du XXe siècle (travail par groupes) qui reprendrait les cinq axes du travail sur l’occurrence en s’attachant plus particulièrement aux causes et aux nouveautés/spécificités des conflits étudiés. Il ne s’agit ainsi pas de travailler les dates et les événements dans la seule idée de les mémoriser et de les réciter, mais de les mettre en perspective.
source NARA |
A la fin des années 1950, une deuxième configuration voit le jour : après la guerre “vue d’en haut” vient le temps de la guerre “vue d’en bas ”. C’est le grand moment de l’histoire économique et sociale, influencée par le marxisme et attentive aux conditions de vie et aux rapports de classes, aux contraintes économiques et aux effets politiques, notamment révolutionnaires. La guerre devient mobilisation économique, “guerre totale”. C’est une histoire des ruptures et des révolutions. Cette configuration permettrait au collège d’étudier les principales évolutions économiques et sociales du XXe siècle : l’émancipation féminine, la guerre technique et technologique (du Baron rouge aux frappes dites « chirurgicales» en passant par les bombardements de la seconde guerre mondiale), la taylorisation et le fordisme ainsi que sa crise, la colonisation et la décolonisation, la naissance et le développement de l’industrie des loisirs et du divertissement (du premier assaut filmé aux jeux de guerres en ligne). La question de la “révolution” est au cœur des problématiques. A l’occurrence, le travail sur la pensée historique s’organiserait autour d’un travail traitant des permanences/ruptures à l’œuvre au sein des situations historiques étudiées ainsi que sur le jeu des forces sociales à l’œuvre dans celles-ci.
Dès le début des années 1980, la dernière configuration historiographique, s’intéresse à la «culture de guerre» et aux contraintes et à l’encadrement qui pèsent sur les individus ou leur adhésion volontaire. Le concept-clé est celui de la brutalisation (George Mosse) qui résulte de l’expérience de guerre et qui, du génocide arménien à l’épuration ethnique en passant bien évidemment par la Shoah, encombre le XXe siècle européen. Le phénomène de la brutalisation conduit aux entreprises de déshumanisation de l’être humain. Dans cette optique, l’étude de la Première guerre mondiale se devrait au lycée de sortir de la seule étude du conflit sur le front de l’Ouest pour s’ouvrir au conflit sur le front oriental (Empire ottoman, front russe, Caucase). La boucherie est sur tous les fronts et marque durablement l’ensemble des sociétés européennes, sans oublier que cette déshumanisation touche également —et depuis plus longtemps— les territoires sous domination européenne.
Le questionnement porte ici la marque du jugement moral qui vise, en terme de pensée historique, à analyser l’évolution des sociétés ou des situations historiques du passé en fonction d’un critère ou d’une valeur (progrès, civilisation, dignité humaine). Le questionnement des élèves et les problématiques traitées peuvent être formulées de la manière suivante : les guerres majeures de notre temps conduisent-elles nécessairement au génocide ? la guerre n’est-elle qu’un accélérateur des crimes de masse ou bien doit-on chercher à les expliquer autrement ? Comment des gens ordinaires peuvent-ils se transformer en bourreaux ? La société industrielle conduit-elle fatalement aux crimes de masse ?
Références et Ressources en lignes :
source NARA |
1 L’hypertrophie mémorielle trouve une de ses traductions dans l’abondance de publications centrées sur les témoignages et photographies de poilus qui se substituent de plus en plus à une histoire raisonnée, thématisée, problématisée du Premier conflit mondial. Cette démarche a trouvé une forme aboutissement cette année dans le documentaire «14-18, le bruit et la fureur» diffusé le jour de l’armistice par France 2. Ce documentaire nous offre, via sa voix off, une narration subjective du conflit par les yeux d’un plus qu’improbable poilu omniscient. Tout cela illustré par des images d’archives colorisées se mélangeant à d’autres images d’archives en noir/blanc —selon quels critères a-t-on choisit d’en conserver certaines en noir/blanc ?— et à des extraits de films de fiction qui acquièrent ainsi un statut de sources historiques.
Relativement à la question de la Shoah, j’ai eu déjà eu l’occasion de traiter cet aspect et des dérives d’un tel enseignement de la Shoah dans un billet intitulé Chaque écolier devra connaître une victime de la Shoah (France)
2. Eric J. Hobsbawm (1994). L’Âge des extrêmes, Histoire du court XXe siècle. Bruxelles : Complexe
3. Historiographie de la Première guerre mondiale :
– Prost, A. & Winter, J. (2003). Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie. Paris: Seuil
– Résumé historiographique à propos de la première guerre mondiale (Académie de Grenoble)
– Le champ de bataille des historiens (La vie des idées)
4. Sur la pensée historique en classe d’histoire : Martineau, R. (2002). «La pensée historique… une alternative réflexive précieuse pour l’éducation du citoyen.» In Pallascio, R. & Lafortune, L. (sous la dir. de) (2002). Pour une pensée réflexive en éducation. Québec: Presse de l’Université de Québec, p.p. 281-309.
5. Le concept de brutalisation et les génocides au XXe siècle :
– Brutalisation (Académie d’Amiens)
– De la Grande Guerre au totalitarisme – La brutalisation des sociétés européennes.
Concernant mon approche relativement au génocide, je me heurte aux tenants de l’unicité absolue de la Shoah et je me reconnais dans les travaux de G. Bensoussan (1998) Auschwitz en héritage? D’un bon usage de la mémoire, Mille et une nuit (Lire le compte-rendu de la conférence « EUROPE, UNE PASSION GENOCIDAIRE » de G. Bensoussan pour un résumé de sa pensée) ou de J.-M. Chaumont (2002). La concurrence des victimes. Génocides, identité, reconnaissance. Paris : La Découverte
– Comprendre les génocides du XXe siècle: comparer-enseigner? (2007) de Barbara Lefebvre, Annick ASSO, Georges BENSOUSSAN, Bernard BRUNETEAU, Jean-Pierre CHRÉTIEN, Sophie FERHADJIAN, Jean-Damascène GASANABO, Barbara LEFEBVRE, Jean-Louis MARGOLIN, Claire MOURADIAN, Yves TERNON, Nicolas WERTH, Sophie Ferhadjian. Un certain nombre de pages ainsi que la table des matières est consultable en ligne.
– Enseigner Auschwitz et les génocides du XXème siècle (Académie de Toulouse)
– 1915-1994 Le siècle des génocides (Hérodote.net)
– Bernard Bruneteau (2004) Le siècle des génocides. Paris : Armand-Colin, 2004. Compte-rendu : Une analyse historique et comparative des génocides au XXe siècle par Sophie Feradjian (INRP)
– Ressources et pistes de travail sur Internet pour enseigner génocides et massacres à caractère génocidaire au XXème siècle. (Académie de Toulouse)
– Les génocides dans l’histoire : compléments documentaires du Monde diplomatique et de son hors-série Manière de voir no 76
6. Ma sélection de Sites et d’actualités relativement à la première guerre mondiale
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, HEP-VD à Lausanne (Suisse)