«
Faire un métier dont on puisse continuer
d’être fier
: un sacré défi pour la
génération à
venir…»
Anne-Marie
Chartier aime le risque : devant 400 enseignants des écoles,
elle n’hésite pas à poser quelques
questions qui
fâchent. « J’ai choisi de parler ici de
questions qui
ne vont pas faire consensus, qui ne sont pas scientifiques, que je ne
peux pas présenter dans des colloques, mais qui me taraudent
depuis des années, de ma position de formatrice et
d’observateur ».
En
effet, plusieurs fois au cours de la conférence, la salle
bruit, faire le dos rond : «
les autres, peut-être, mais pas moi… ».
Mais au risque de choquer, elle déroule devant les
« instits » ce à quoi elle
croit…
Comme toujours avec Anne-Marie
Chartier, un peu d’histoire…
Les discours sur
l’Ecole,
qu’ils soient ceux des ministres ou des syndicalistes, sont
toujours faits au nom du bien de l’enfant. Le «
changement
» est synonyme de progrès. Dans
l’entre-deux
guerres, l’Education Nouvelle propage des discours
d’avant-garde, réclamant comme dans
l’espace
politique une place spécifique, préparatoire
à
l’avènement d’un nouveau monde, d’un nouvel individu.
« Or, les
seuls changements qui réussissent sont ceux qui arrivent
à prendre en charge l’héritage,
à
s’inscrire dans ce qui a été ».
Au contraire,
ce qui se veut trop différent échoue,
digéré par la machine scolaire, qui ne se
transforme que
lentement, parce que refaire, c’est toujours modifier. Les
modifications du paysage social forgent des évolutions:
aujourd’hui, l’augmentation de la
pauvreté impose au
corps enseignant de reconsidérer certaines questions qu’on
croyait disparues au cours des Trente Glorieuses.
On pense toujours les
changements à l’aune de ce qu’on a connu.
« Lorsque je lis que les jeunes enseignants remettent en cause le
collège unique, je suis étonnée de
voir à
quelle vitesse une génération a pu oublier les
méfaits des filières, à quel point on
oublie la
situation d’avant les ZEP ». Chacun voit l’histoire
de l’Ecole à travers le destin de sa corporation
: la loi Jospin qui élève en 1989 le recrutement
des
instituteurs au même niveau que les enseignants du second
degré, constitue une rupture historique. Les «
identités de corps » dépendent certes
du salaire,
mais aussi du rapport au monde universitaire. Les instituteurs
formés dans l’entre-deux guerres se vivaient comme
«
de simples instituteurs », qu’ils naturalisaient
dans
l’horizon de la reconnaissance sociale. Mais au moment
où
le collège se « primarise » du point de
vue des
difficultés scolaires, le découpage disciplinaire
reste
un point dur de la difficulté que rencontrent les
enseignants. A
l’inverse, les nouveaux PE recrutés insistent sur
leur
choix d’une certaine polyvalence,
l’intérêt qu’ils
ont pour le temps de la semaine scolaire.
A l’Ecole, c’est en
refaisant que le métier invente ses nouveaux
savoirs…
Dans les nouveaux programmes
diffusés aux parents, on insiste sur le rôle de
l’Ecole dans la qualification
professionnelle.
C’est de l’anti-IIIe république, dont la
perspective
était de donner une éducation dont la
première
ambition n’était pas utilitariste : donner en six
ans
à toute une génération des savoirs sur
l’histoire, la géographie, les sciences,
constitutifs de
connaissances citoyennes. Certes, l’école est
aujourd’hui un passeport pour l’emploi. Est-ce pour
cette
raison que le pouvoir insiste tant sur les maths et le
français
? « Le paradoxe du
projet de
Darcos, c’est d’ériger en mythe les
programmes de
2002 que tout le monde se met à aimer, alors que sa mise en
œuvre n’a pas franchement accueillie avec
allégresse
par la profession. »
L’Ecole est un lieu
d’invention, pas d’applicationnisme. On fait, on refait, on capitalise
des savoirs.
C’est seulement au fur et à mesure que le
métier
progresse qu’on se rend compte de
l’immensité de ce
qu’on ne sait pas faire, ce qui prouve
qu’on change pour le mieux, y compris pour les risques du
mieux pour la santé mentale…
X. Darcos laisse «
libre le choix
des méthodes et des démarches », et
réclame
l’obligation de s’assurer et de faire
connaître les
acquis des élèves. Mais c’est une
responsabilité singulière, pas
collective. « Mais je vois de plus en plus de
comportements
individuels qui me semblent remettre en cause les pratiques parfois
traditionnelles, mais collectives ».
Argent à l’Ecole : «
ce qui coûte, c’est ce qu’on fait
dépenser »…
Nulle part dans les
programmes de formation en IUFM on ne parle de ce sujet. Le « combien ça
coûte ? »
n’est jamais posé. On fait des choix didactiques,
intellectuels, pratiques, mais rarement économiques.
Du coup, le
corps enseignant recourt aux pratiques sociales qui sont celles de son
univers domestique.
Or, l’Ecole est
le premier client des maisons d’édition.« Depuis
une dizaine d’année,
je recueille les listes de commandes que les enseignants des
écoles donnent à leurs
élèves. Et je suis
étonnée, et inquiète : dès
le CP, des
listes plus longues que pour l’entrée en 6e. Je
pense que
certains enseignants franchissent la ligne rouge de l’Ecole
gratuite, surtout lorsque la précarité
s’accroît et que la pression
consumériste se fait
plus fort encore chez les plus pauvres. Je suis pour que des
lieux existent, en formation ou ailleurs, pour qu’on puisse
dire
ce qui ne doit pas se faire, surtout si le recrutement des enseignants
continue de s’embourgeoiser, c’est à
dire que de
plus en plus d’enseignants n’aient que peu
d’expérience concrète de la
pauvreté, de la
réalité sociale ». Pour
Anne-Marie Chartier, il ne faut pas attendre
d’être en situation de crise, il faut
s’en occuper
même s’il est encore « à bas
bruit ». Elle rappelle qu’une des grandes victoires
de
l’instituteur a été la fin de
l’Ecolage, c’est à dire la suppression
de toute relation
commerciale avec les parents.
Elle revendique des instances
collectives pour
travailler ces questions. Le zapping
pédagogique entre les
outils téléchargés en vrac sur
Internet
n’élude pas la question des manuels, des ouvrages
de
littérature de jeunesse, des crédits disponibles
dans les mairies. Traiter la question sur l’angle
exclusivement didactique n’est pas raisonnable, il faut
défricher le réel… même
modestement.
Les quatre temps du
métier d’enseignant
Ce qui fait la
spécificité
du travail enseignant, c’est que le temps de travail prend
plusieurs formes, comme le montre bien Françoise Carraud
dans
son travail sur la souffrance enseignante : le temps de
l’enseignement,
le temps de l’aide et de soutien
en petits
groupes, le temps des récrés,
le temps des
réunions,
les temps informels
où on échange
à plusieurs autour du café, en reprenant sa
respiration,
mais aussi les temps qu’on prend, dans la
classe, pour
les multiples réaménagements
du matériel. S’y ajoute le temps
personnel de
préparations, decorrections : l’espace
domestique et l’espace professionnel se confondent,
on a du mal
à poser le cartable… Les nouveaux outils de
communication, plus pressants qu’autrefois, modifient
qualitativement l’espace personnel.
Le temps indiqué
dans les programmes, les horaires officiels sont donc
une fiction : depuis quarante ans, le temps des
récréations n’est plus
compté dans le temps
scolaire, et la question des horaires flexibles de
récréation n’est jamais
posée nulle part,
même quand ils dégénèrent.
Pourtant, le
bonheur de l’enseignant du premier degré,
c’est sa
liberté d’organiser le temps de manière
souple, en
fonction des saisons et des urgences… C’est un
travail
collectif,
dont les enseignants ont la responsabilité
partagée, dans les écoles. Il faut construire
avec la
collaboration des ATSEM, des animateurs de la ville, voire des
transports. Mais c’est tellement important…
Contrairement à ce qui pouvait se
passer dans l’école des années 60, les nouvelles
générations d’enseignants,
parce qu’ils
n’habitent plus sur place ou parce qu’ils ne
mangent plus
à la cantine,
connaissent moins tous les moments qui
participent au temps de l’écolier, et
perdent certains
savoirs sociaux empiriquement construits par le métier, qui
pouvaient contribuer
à l’efficacité des enseignants. Il faut
désormais permettre aux enseignants de connaître
tous ces temps de manière organisée,
coordonnée et transversale : on ne peut plus le laisser aux
hasards des expériences individuelles, faute
de troubles graves pour les années à venir pour
le
service public d’éducation… « Il ne faudrait pas que
les enseignants contribuent à laisser filer ces savoirs ».
Dernier point qui fâche l’oratrice :
l’organisation
de la semaine scolaire. Dès le XVIIe
siècle, les
frères des Ecoles Chrétiennes, qui organisaient
la
scolarisation gratuite des élèves des villes,
faisaient classe
trois heures le matin et trois heures l’après
midi, et
passent le jeudi uniquement à faire le
catéchisme, en particulier pour les
élèves qui n’étaient pas
scolarisés. C’est ce modèle qui va
enfanter
l’organisation laïque du XIXe, étendu en
1924 aux
enseignantes de maternelle sous la pression de l’AGIEM.
Aujourd’hui, la
libération du
samedi et la mise en place des deux heures de soutien risque de
margnisaliser les élèves en
difficulté,
d’autant plus qu’elle se conjugue avec la
suppression des
RASED. C’est l’Angleterre theatcherienne qui a
organisé, sous la pression de
l’évaluation du
résultat des écoles, le seul soutien de ceux qui
étaient en
difficulté moyenne, et l’exclusion de ceux qui
allaient le plus
mal.
Ce ne sont pas les deux
heures,
organisées au moment où les
élèves sont les
plus en difficultés, qui vont y changer quelque chose.
En guise d’épilogue ?
« Vous êtes pris en contradiction :
entre vos propres intérêts et ceux des
élèves, il
risque d’y avoir opposition. Les enseignants vont avoir le
dilemme de leur présence sur le temps de la semaine, qu’il
faut l’organiser politiquement avec les
collectivités
locales, dans d’âpres négociations. Savoir,
collectivement, ce qu’on gagne et ce qu’on
perd, dans un changement, c’est un objet redoutable ».
Dans quelques mois, Anne-Marie Chartier sera en retraite. Elle aurait
sans doute regretté de ne pas échanger
franchement sur ces thématiques iconoclastes. Il faudra donc
que d’autres poursuivent son travail, reprennent le flambeau de ses
expertises et de son regard complice avec ces « instituteurs » dont elle
est si fière. « Mais
j’ai confiance, il y a de la relève… »