Par François Jarraud
De tous les livres, quelques uns émergent. C’est le cas de celui de Jean-Pierre Astolfi. D’abord par le style clair au service d’une pensée dense et ruche. Ensuite par les efforts développés par l’auteur et l’éditeur pour la mettre au service du lecteur : des résumés réguliers, un commentaire de synthèse par double page. Enfin par la thèse. CE que nous propose JP Astolfi c’est de dépasser le clivage connaissances disciplinaires – sciences de l’éducation. Il montre qu’une véritable transmission des premières utilise obligatoirement le constructivisme. Mais il montre aussi que les vrais savoirs sont emplis de saveurs et qu’ils devraient être le svrais moteurs de l’enseignement.
Entretien avec Jean-Pierre Astolfi
Remarquablement écrit, d’une grande densité et en même temps d’une grande clarté, votre ouvrage mène une réflexion de fond sur l’enseignement. Le moment vous semble-t-il opportun ?
Merci d’abord pour le compliment toujours agréable à entendre, mais pour moi le souci de l’écriture n’est pas une coquetterie gratuite. Comment convaincre de recentrer l’école sur la saveur du savoir et le plaisir d’apprendre, si on promeut cette idée dans une écriture indigeste et pesante, comme c’est hélas souvent le cas dans la littérature pédagogique ?
Nous sommes à un moment historique où certaines questions centrales ne peuvent être esquivées, mais où les choix de politique éducative risquent de s’opérer à « bas bruit », sans grands remous, si l’on n’appelle pas les choses par leur nom. Ce moment actuel est celui d’un très grand décalage entre des acquis considérables sur les apprentissages et les didactiques depuis les années 80, appuyés de très nombreuses recherches et publications internationales, et le maintien d’une représentation très conservatrice sur ce qu’est l’acte d’apprendre.
On n’est jamais sûr que le moment soit le plus opportun, mais je souhaite sortir de la crainte si fréquente qui conduit à taire certaines choses telles qu’on les pense… parce qu’elles pour-raient faire le jeu de l’adversaire ! Je ne vois pas au nom de quoi il faudrait abandonner la question du savoir aux « rétronovateurs ».
L’ouvrage réhabilite les savoirs disciplinaires. Vous dites même que ce sont des « sa-voirs extraordinaires qui font entrer dans des interprétations du monde inouïes ». On a pourtant l’impression que la transmission des savoirs disciplinaires est à la mode actuellement et que cette transmission se marie bien avec l’ennui. Comment vous positionnez vous par rapport à ceux qui revendiquent cette transmission ?
Le problème essentiel est sans doute que malgré leur modèle de formation très disciplinaire, les enseignants (je parle d’abord ici de ceux du secondaire) n’ont qu’une très vague idée de ce qu’est vraiment leur discipline. Ils la voient comme un ensemble de contenus platement posi-tifs (des définitions, des formules, des règles…), et non pas comme un mode de questionne-ment spécifique rendu possible par les concepts originaux que la communauté des chercheurs a construits contre le sens commun.
Les disciplines sont trop souvent vues comme des enfermements du savoir dans des frontières artificielles, alors qu’elles consistent à « chausser des lunettes » différentes selon la façon dont on questionne le monde. C’est pourquoi je parle de savoirs « extra-ordinaires ». Si les professeurs eux-mêmes ont une telle conception de leur discipline, on se doute de ce que cela va donner pour les élèves… Il y a quelques années, le philosophe Dominique Lecourt avait été chargé de réfléchir à la façon dont on pourrait inclure dans la formation universitaire des éléments relatifs à l’histoire et à l’épistémologie des disciplines. Ça a fait plouf !
En fait, il y a une ambiguïté fondamentale avec le mot « transmission ». Tout dépend de quoi l’on parle… Il faut toujours revenir à Gaston Bachelard pour qui « l’enseignement des résultats de la science n’est jamais un enseignement scientifique ». On pourrait traduire cela dans le langage contemporain, en rappelant que l’élève ne dispose pas d’un port USB sur sa tempe, qui permettrait une transmission de l’information entre la tête du professeur et la sienne. Ap-prendre suppose une reconstruction personnelle par chaque apprenant (élève ou adulte) de ce qui a été déjà été construit par les disciplines mais qui lui est encore étranger. Et qui dit re-construction, dit d’abord déconstruction, c’est-à-dire une réorganisation mentale lente et com-plexe de tout un système de représentations qui vient de loin.
Pourtant, l’ensemble de la scolarité vise bel et bien la transmission générationnelle d’une culture, mais il s’agit d’une transmission culturelle et sociale qui n’est pas la somme de toutes les petites transmissions cognitives individuelles telles qu’on les suppose.
Vous défendez le constructivisme, vous dites même qu’il ne devrait pas être objet de débat. Pourtant il l’est…
Le constructivisme, c’est justement l’opposé de la transmission. Et j’insiste d’ailleurs dans le livre sur le fait qu’il y a trois constructivismes pour le prix d’un seul (!) :
? un constructivisme épistémologique, qui fait renoncer à envisager le savoir d’une disci-pline comme une collection de faits, de données, de formules, de résultats, de règles… Tous les grands épistémologues du XXe siècle sont constructivistes (Bachelard, Canguil-hem, Foucault, Popper, Kuhn, Feyerabend…). Cela n’a pas empêché les débats les plus vifs sur la nature de ce constructivisme, mais sans que personne ne propose de retomber dans les ornières de l’empirisme et du positivisme, que l’école pratique pourtant au quoti-dien !
? un constructivisme psychologique, qui fait envisager l’acte d’apprendre comme un sys-tème de pensée en évolution permanente, avec ses progrès, ses réorganisations mentales et ses ruptures, tout au long de l’enfance, de la scolarité, et finalement de la vie. Tous les psychologues du XXe siècle ont également été constructivistes (Piaget, Wallon, Bruner, Vygotski, Leontiev, Ausubel…), ce qui là aussi a suscité de multiples débats théoriques car ils sont loin d’avoir tous été d’accord entre eux. Pourtant, nulle part dans le monde, on ne trouve de « théorie de l’imprégnation conceptuelle »… et c’est pourtant cette théorie qui légitime implicitement bien des pratiques scolaires ;
? un constructivisme pédagogique, qui s’appuie sur les deux précédents pour remettre en question le fonctionnement de la forme scolaire dominante. Ce troisième champ s’organise autour de dispositifs variés, qui empruntent aussi bien aux propositions an-ciennes et récentes des pédagogues, qu’aux mouvements pédagogiques et aux didactiques des disciplines. Mais dans ce troisième champ, il n’y a plus aucun consensus. Je cite Phi-lippe Perrenoud, qui demande de façon faussement ingénue : « Etes-vous pour ou contre la gravitation universelle ? ». Pour montrer bien sûr l’absurdité de la question, mais aussi pour souligner que ce qui est impossible pour les sciences devient possible dès qu’il s’agit d’éducation ! Sa conclusion, que je partage, est que lorsque les enseignants seront formés comme des experts en processus d’apprentissage, le constructivisme fera partie de leur culture de base. Ce ne sera plus une question d’opinion mais relèvera d’un savoir profes-sionnel partagé. Qu’un professeur puisse ne pas être constructiviste… paraîtra alors aussi anachronique qu’un médecin qui nierait le rôle des bactéries ou un physicien la loi de la gravitation universelle ! Cela favorisera d’ailleurs d’authentiques débats sur les questions d’apprentissage, car aujourd’hui, l’effet premier des altercations médiatiques de façade est de rendre impossible le débat. Plus que l’effet, c’est peut-être même le but recherché, puisqu’il laisse à chacun le droit de penser ce qu’il veut…
Qu’est ce qui pourrait rendre les savoirs « savoureux » ? Qu’est ce qui pousse un en-fant à apprendre ?
Si chaque discipline développe des savoirs « extra-ordinaires », c’est parce qu’elle renverse la table de nos certitudes, parce qu’elle propose des interprétations imprévues, voire sidérantes sur tous les objets de la connaissance. Ce qui fait obstacle aux apprentissages scolaires, ce n’est pas tant nos ignorances que la surabondance de nos explications immédiates sur tout et n’importe quoi. C’est le principe même des discussions type « café du commerce » (pas café pédagogique bien sûr… !), dans lesquelles chacun a un avis sur tout et le défend mordicus. Nous fonctionnons quotidiennement avec ce genre de « savoirs privés », souvent suffisants d’ailleurs pour vivre, décider, choisir…
L’école exige une rupture avec ce fonctionnement spontané de la pensée, chaque discipline introduisant des outils théoriques nouveaux. Ceux-ci produisent en nous des « insights », c’est-à-dire des sortes d’illuminations soudaines, de renversements de perspectives (eurê-ka… !). Avec Bachelard toujours, on peut ainsi définir chaque discipline comme une « philosophie du non » : non, le soleil ne tourne pas autour de la terre ! non, le déplacement d’un mobile ne suppose pas nécessairement l’existence d’une force ! non, il n’y a pas de génération spontanée des êtres vivants, etc.
Dans l’introduction du livre, j’ai proposé une petite liste personnelle de ces moments d’insight où j’ai vécu une bascule de mes évidences sur les sujets les plus divers… Tantôt, il s’agit de situations concrètes qui donnent brusquement de la « chair » à une connaissance restée jus-que-là squelettique, c’est-à-dire déclarative et dépourvue d’investissement personnel. Mais le plus souvent, c’est l’irruption d’une dimension théorique imprévue qui réorganise en profondeur nos perceptions. Livrez-vous à l’exercice sur vous-même, vous verrez que c’est assez jubilatoire. Or, le plus souvent, il ne reste rien à l’école de ce que les disciplines peuvent avoir de « décoiffant » ! Exit alors le désir d’apprendre…, bonjour la monotonie et l’ennui scolaire dont les élèves parlent dès qu’on leur permet de s’exprimer.
Quel dispositif un enseignant peut-il mettre en place pour donner du goût aux savoirs ?
Pour vous répondre, il faudrait que je reprenne l’ensemble des analyses et propositions développées dans l’ouvrage ! Comment faire ? Je crois essentiel de dire d’emblée qu’il ne s’agit pas de proposer une « pédagogie de l’extrême », super-exigeante pour les professeurs comme pour les élèves, cherchant à surprendre à chaque instant ! Loin de toute « Ushuaia pédagogi-que » donc, il s’agit plutôt de ne pas oublier que nos apprentissages essentiels relèvent d’une transformation de nos savoirs disponibles plutôt que d’une acquisition de « savoirs tout neufs », même s’il n’y a pas d’exclusive entre les uns et les autres. Il n’y a pas non plus de méthodes toutes faites pour y parvenir, et c’est peut-être tant mieux !
Je préfère parler de « révolutions minuscules » ou de « petits moments magiques », qui bous-culent les certitudes et qui « boostent » la réflexion des élèves. Surtout, qui leur fassent vivre concrètement, dans différentes disciplines et sur des exemples limités, l’expérience de ce qu’un savoir disciplinaire produit comme surprise et inspiration. Je repense ici à ce que Louis Legrand appelait une « pédagogie de l’étonnement » et Georges Snyders « la joie à l’école ».
Par exemple, je me souviens d’un cours de chimie où les élèves étaient invités à « corriger » un texte de Lavoisier, c’est-à-dire à le réécrire en respectant le vocabulaire de la physique d’aujourd’hui. À l’époque, la distinction entre corps simple et élément n’était pas encore sta-bilisée, et ils ont été très surpris de découvrir sous la plume du savant certaines expressions fautives qui ressemblent aux leurs. Du coup, puisque même Lavoisier s’est trompé, leurs er-reurs changent de statut. La leçon prend une signification nouvelle en leur permettant d’accéder au cœur de la chimie bien davantage qu’avec des définitions et des exercices formels.
Je pense aussi à des élèves de collège peinant pour rédiger un court récit, et à qui on fait pren-dre conscience que si le « texte premier » qu’ils jettent sur le papier (et c’est à dessein que je n’emploie pas le mot « brouillon » !) n’est pas très satisfaisant, c’est parce qu’il correspond davantage à de l’oral transcrit qu’à de l’écrit véritable. Ils découvrent avec étonnement que l’écrit se travaille comme une sorte de « langue seconde ».
Bref, d’une façon ou d’une autre, il s’agit de voir comment on peut remonter des réponses, disponibles comme des « faits », à un mode de questionnement qui en restitue le sens. Je me souviens de ma propre surprise en entendant un mathématicien expliquer que ce qu’on croît être la formule de la surface du trapèze, n’est qu’en réalité que celle de la surface d’un rectangle équivalent ! Car la surface du trapèze, on ne sait pas la calculer directement, et on ne la trouve qu’en bricolant la banale formule de la surface du rectangle : S = L x l. Il en va de même pour celle de la surface du cercle.
L’école, comme institution, peut-elle passer des petits plats ou n’est elle outillée que pour faire la cantine ?
C’est une vraie question, connue dans l’histoire de l’éducation sous le nom de « forme sco-laire ». La forme moderne de l’école, introduite par Saint Jean-Baptiste de la Salle avant d’être « républicanisée » par Jules Ferry, a permis de rompre avec les apprentissages qui étaient jusque là intégrés à la vie familiale, sociale et professionnelle (comme le compagnon-nage), mais dont la rencontre par les enfants était largement due au hasard des circonstances et des opportunités. L’effet bénéfique fut de rendre programmables des contenus d’enseignement jusque là aléatoires, mais avec pour contrepartie négative de les couper de la « vraie vie ». De telle sorte que ce qui s’est gagné en efficience risque en permanence de faire perdre la question du sens.
La forme scolaire tend ainsi à transformer toutes les disciplines scolaires en « grammaires formelles » des savoirs. L’école crée ainsi de l’enseignable, sous forme de gammes d’exercices, de problèmes, d’activités, de contrôles évaluatifs standardisés… qui servent au-tant à « occuper les heures » qu’à promouvoir une éducation intellectuelle. C’est sans doute cela qu’en reprenant votre formule, on peut appeler la cantine !
Il faut certainement accepter pour une part cette façon dont s’est construite l’histoire de l’école, parce que c’est la rançon de la généralisation de l’enseignement. Les notions de forme scolaire et de « transposition didactique » montrent qu’il est sans doute illusoire de penser que les disciplines scolaires puissent être un fidèle reflet épistémique des disciplines académiques. Elles nous obligent à la modestie en comprenant mieux les raisons d’une certaine « viscosité » des formes d’enseignement. Mais ce n’est pas une raison pour totalement renoncer. Si sur certains aspects, on arrive à faire comprendre aux élèves d’où viennent les savoirs, comment ils se sont construits, à quelles questions ils apportent des réponses, ce sera déjà bien. Ils se-ront mieux en mesure de comprendre que d’autres contenus d’enseignement, qui leur sont proposés sans cet éclairage, ont pu être élaborés suivant des modalités comparables, mais ail-leurs et par d’autres. Et il n’est pas forcément si négatif que certaines questions restent ouver-tes…
Dans les initiatives récentes, il y a le soutien pédagogique, l’accompagnement pédago-gique. Cela vous semble-t-il participer d’une bonne cuisine éducative ?
Toutes ces nouvelles modalités pédagogiques dont on voit le développement en dehors du temps scolaire proprement dit, peuvent effectivement être des aides efficaces, mais à la condi-tion qu’elles jouent effectivement sur la saveur des savoirs, sur le rapport au savoir. Le risque est ici celui d’un ersatz du constructivisme, que dans un ouvrage précédent, j’avais appelé le « Canada dry » de l’apprentissage.
Je pense qu’on fait ainsi plus de mal que de bien à l’idée constructiviste, dont il importe de bien identifier les dérives fréquentes pour les passer au crible critique. Car évidemment les anti-pédagogues s’engouffrent dans la brèche ! Il ne faut pas hésiter à dire que bien des prati-ques ont une certaine allure de questionnement pédagogique et de dialogue participatif, mais que la ressemblance reste superficielle. C’est pourquoi j’ai tenté au chapitre 4 de lister différents ingrédients de ce que j’ai appelé de la « fausse monnaie constructiviste ». Le risque est avéré de remplacer alors une adhésion réelle au modèle constructiviste, par un discours de surface « pédagogiquement correct », sans que les pratiques effectives évoluent réellement.
Je dis cela d’une façon tranquille, aucunement dénonciatrice, dans le respect des personnes. Car de telles dérives sont d’abord dues à la prégnance d’une représentation sociale aussi mas-sive que résistante, mais qui reste invisible parce qu’elle se présente comme frappée au coin du bon sens. Aucune surenchère maximaliste ni idéologique n’est donc ici de mise. Il faut plutôt encourager et capitaliser au contraire toutes les tentatives, même modestes, pour ac-compagner un changement de paradigme didactique qui se cherche encore.
Jean-Pierre Astolfi
professeur de sciences de l’ éducation à l’Université de Rouen
Entretien : François Jarraud
Jean-Pierre Astolfi, La saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, Paris ESF, 2008, 252 pages.