Une fois n’est pas coutume, je vais m’intéresser « aux autres », je veux dire à ceux qui sont « seulement » en difficulté, et pas handicapés.
À Pierre, Isman, Léa ou Jessy – qui n’aiment pas l’école, ne s’y sentent pas bien ou n’y apprennent pas ce que l’on veut qu’ils y apprennent.
Ceux qui (doit-on déjà écrire « naguère » ?) attendaient avec impatience ces deux fois trois-quarts d’heure par semaine où un adulte un peu plus bienveillant que les autres, ou plus fiable, ou moins accaparé par la gestion quotidienne d’une classe et des 28 bambins la fréquentant, pouvait être, ce temps trop court, à leur écoute ou offrir un cadre contenant à leur révolte, leurs angoisses ou leur peur d’apprendre.
Ceux qui désormais auront à ne pas laisser dépasser leur tête, à faire semblant d’être élève, à se dépatouiller seuls avec des notions hors de portée, à taire leur malaise psychique face à un monde qui n’est pas pour eux ou qu’ils ne comprennent pas.
Ceux qui reproduisent les désastres familiaux, refusent les pressions parentales, se heurtent aux contraintes uniformisantes de l’École, ne savent pas s’orienter dans un monde qui va trop vite et qui les oublie, coûtent trop cher à notre société dont les seules préoccupations boursières actuelles montrent combien elle est construite sur du sable.
Ceux que l’on a abandonnés une première fois dans un groupe qui n’était pas à leur mesure, une deuxième lorsque les aides-éducateurs ont été requis auprès des seuls enfants handicapés, une troisième, désormais, où les enseignants des RASED vont devoir les croiser dans le couloir (« tu me prends aujourd’hui ») et détourner le regard pour dissimuler larmes et colère.
3.000 postes spécialisés supprimés, ou 9.000, ou 11.500 ? Qu’importe ! La seule équation qui vaille, ce sont ces 150.000, ces 200.000 gamins, issus souvent, comme par hasard, des ghettos urbains ou des abandons ruraux ; souvent blacks, beurs ou Gaulois de basses extractions sociales comme on n’ose même plus dire, qui, rarement, refusent le système et, le plus souvent, s’épuisent à lui courir après ; presque toujours mal foutus de la vie, pas parce que c’est la Vie, mais parce qu’aucune place ne leur y est laissée.
Et ça intéresse qui ?
Pas le personnel politique, actuel ou séduit par les transes ségoliennes, dont les lieux de vie, les modes de vie, les ambitions sont à des années lumière de nos cages d’escalier, de nos squats infects, de nos caves pourries, ces lieux qui sont la vie de ces gamins, ces modes qui sont leurs lofts.
Pas les électeurs, parents des « autres », de ceux qui vont bien, ou moins mal, qui pensent en secret « pas les miens, ça n’arrive qu’aux autres », veulent que leur tête blonde avance dans le programme et demande à la maîtresse « Pierre, Isman, Léa ou Jessy, on ne pourrait pas les mettre dans une classe spéciale ? ».
Pas même les enseignants, malgré l’immense bonne volonté qui est la leur et leur abnégation, qui ont permis au système de tenir jusqu’à maintenant – mais qui sont assommés par la nouvelle organisation de la semaine scolaire, l’accumulation des ordres et des contrordres, l’ampleur de la désespérance des salles des professeurs.
Rien À « Sirer » des Élèves en Difficulté !
Et maintenant ? Résister ? Le bel ouvrage !
Albert Camus, après sa découverte de l’absurdité, entre l’envers et l’endroit du monde, tentait de dépasser la seule révolte impuissante, bruyante et, somme toute, bien commode pour entretenir le statu quo, pour aller vers un monde dans lequel il n’y aurait pas à choisir entre la justice et sa mère.
Parce que s’occuper de sa mère (ici, nos gamins qui n’intéressent plus personne), pour lui, c’était faire œuvre de justice, si celle-ci est la préoccupation inlassable pour les plus petits d’entre nous.
Ne les oublions pas : ces petits, ce sont nos petits, nous les avons mis au monde, ils sont pour partie ce que nous en avons fait, ils sont leur propre avenir. Et le nôtre aussi, si on veut rester dans une perspective comptable : lorsqu’à notre tour, âgés, usés, lassés, nous serons devenus les petits du monde, alors nous n’aurons qu’eux sur lesquels compter. Nous ne pourrons pas leur en vouloir d’avoir la mémoire trop longue. Et nous ne pourrons qu’espérer que, malgré tout, ils ne nous en voudront pas trop…
Pascal Ourghanlian
Enseignant spécialisé
Référent pour la scolarisation des élèves handicapés
Octobre 2008