… de l’industrie à la direction du lycée professionnel Providence-miséricorde de Rouen, après avoir été 17 ans enseignant en génie mécanique.
Interview de Rémi Boyer
Alain Quibel, Chef d’établissement dans l’enseignement privé sous contrat, nous raconte sa progression de carrière et sa vision du métier aux mille facettes dont il a fait sa seconde carrière
1. Pouvez-vous nous retracer les étapes de votre parcours professionnel depuis la fin de vos études jusqu’à votre activité actuelle ?
Dès 14 ans, Alain a commencé à travailler en ramassant les fruits et légumes, puis a travaillé dans l’industrie à partir de 17 ans. A 20 ans, il décide de reprendre des études et enchaîne durant dix ans, tout en travaillant, un Brevet professionnel de tourneur, un Certificat d’Aptitude Professionnelle de dessinateur, un BAC technique, un BTS de fabrication mécanique et poursuit en cours du soir au CNAM des valeurs de formation A et B. Cette volonté de progresser par la voie de sa formation continue lui permet d’être formé et de devenir à son tour formateur en informatique, dessin, DAO, CFAO, gestion. Jusqu’en 1981, Alain Quibel est dessinateur industriel dans des PME, comme celle de « Prototypes Mécaniques et Tous Les Coussinets ». En 1982, il entre dans l’enseignement en devenant professeur de dessin industriel, et y est titularisé après trois ans. En 1990, l’obtention du PLP de Génie Mécanique lui permet d’acquérir une meilleure reconnaissance de ses compétences dans cette seconde étape de sa carrière, qu’il n’a pas planifiée, mais choisie au fil du temps, en fonction de ce qu’il souhaitait faire, de ce qu’il aimait. Entre 1982 et 2002, il acquière peu à peu le sens des responsabilités en occupant successivement les fonctions de Professeur Principal, puis Chef de travaux (en enseignant à mi-temps en parallèle), puis Directeur des Etudes. En parallèle, il entreprend une formation poussée en informatique. Après 20 ans passés dans l’enseignement, une opportunité lui permet d’accéder à une troisième étape : sa direction lui propose une formation sur deux ans pour devenir Directeur d’établissement. La formation dure 12 semaines, et c’est décidé, Alain se lance dans cette nouvelle aventure à dimension humaine et culturelle, axée sur une relation d’aide et de service vis-à-vis des autres.
Aujourd’hui, après un premier poste de direction dans l’établissement où il enseignait, Alain Quibel est devenu Directeur d’un lycée professionnel de 935 élèves, associé à un Centre de Formation de 250 élèves et une école de 50 élèves. Il supervise et coordonne l’action de 160 personnes, dont une équipe pédagogique de 90 professeurs, 30 personnels administratifs et 30 vacataires. « On peut comparer mes fonctions actuelles avec celle de chef d’entreprise » souligne Alain, conscient de l’amplitude et de la grande diversité de ses missions et de ses responsabilités.
2. Quelle est votre activité au quotidien en tant que chef d’établissement ?
Alain Quibel est un professionnel très organisé, rigoureux, qualités attendues chez un Directeur d’établissement. Son emploi du temps est réglé avec précision, même s’il varie souvent en raison des nombreux imprévus, afin de bien équilibrer les différentes missions qui lui sont confiées par sa tutelle administrative :
« 7h45-9h15 : Je réalise tout ce qui est administratif, je dis bonjour à toutes les personnes que je rencontre dans l’établissement, étant l’un des premiers arrivés. Ce travail relationnel est très important, c’est un point d’attention essentiel de mon métier ».
« 9h15-9h45 : je travaille avec la Secrétaire de Direction pour régler tout ce qui se rapporte au courrier, signer les parapheurs, planifier l’organisation de la journée et des semaines suivantes. »
« 9h45-10h10 : Je me rends en salle des professeurs, au moment de la récréation du matin, pour les saluer tous, un par un. C’est très important pour moi d’avoir cette relation de confiance, de proximité, de reconnaissance de leur travail au quotidien. »
« 10h10-12h : cette plage horaire est réservée aux rencontres, aux échanges, que ce soit avec des équipes de l’établissement, des partenaires extérieurs, des parents d’élèves. Une grande partie de notre métier est axée sur la communication, la promotion de notre travail. »
« 12h-14h : après avoir consacré en moyenne une demi-heure à mon repas du midi, je travaille sur différents dossiers, c’est un temps qui me permet de réfléchir, de prendre un peu de recul. »
« 14h-14h45 : C’est aussi un temps de travail sur les dossiers qui émaillent l’activité d’un établissement de plus d’un millier de personnes. »
« 14h45-15h10 : Je retourne en salle des professeurs, car il y a une partie des enseignants qui n’a pas toujours cours toute la journée, et il est donc important que je puisse dire bonjour au moins une fois à chaque enseignant qui travaille dans la journée dans l’établissement. Il est important pour le chef d’établissement de montrer sa présence, d’être attentif à l’équipe pédagogique qu’il est chargé de piloter, de coordonner. »
« 15h10-17h : à nouveau, cette plage horaire est réservée aux rencontres très diverses. »
« 17h-18h30 : c’est le temps des réunions internes, parfois externes, permettant de dresser les bilans de fin de journée, de prévoir les actions du lendemain, etc. Parfois, cela peut dépasser 19h, car dans notre métier, il n’existe plus d’horaires, puisque ce sont des fonctions qui requièrent une importante disponibilité ».
Enfin, Alain ajoute « je travaille souvent le week-end sur tout ce qui tourne autour de la prospective du lycée. Néanmoins, il faut aussi savoir se donner des temps de vraies coupures, c’est un métier très prenant où l’organisation compte beaucoup. »
L’établissement que dirige Alain Quibel est important, avec des sections qui s’étendent de la 3e à BAC + 3, avec des sections professionnelles axées pour un tiers sur les métiers de la santé, du social, de l’hygiène, de l’environnement et de la sécurité, avec un label « cité des métiers », qui a demandé beaucoup de travail, et pour le reste axé sur les métiers du tertiaire, de la logistique. « Toutes les filières sont en cohérence par rapport à une volonté de labellisation, car notre action est orientée vers la qualité, qualité du travail de chacun, qualité du travail collectif, qualité du service rendu à nos élèves et à leurs familles », ajoute Alain, pour bien expliquer dans quel contexte œuvre au quotidien un chef d’établissement.
Le degré d’autonomie d’Alain Quibel est important, et il est chargé de coordonner toutes les interactions entre les différentes interfaces : le Rectorat pour la gestion administrative des enseignants, l’Académie dans le domaine des filières de formation, le Diocèse et la Congrégation pour toute l’organisation de la gestion administrative, la Région pour les subventions et la carte des formations. « C’est un métier où existe beaucoup de relationnel, il faut sans cesse aller de l’avant, être dynamique, entreprenant, communicatif, en assurant la promotion des filières de son établissement, en assurant le meilleur enseignement possible pour les élèves dont on a collectivement la responsabilité. La réussite des élèves, c’est la réussite de toute une équipe. »
3. Quelles compétences, acquises et mises en œuvre au début de votre carrière dans l’enseignement vous sont utiles dans vos fonctions actuelles ?
« J’ai une très bonne connaissance du système éducatif. Le relationnel est aussi une compétence très importante, tant auprès des élèves que des équipes. La connaissance des référentiels, pour aller vers l’essentiel, m’a aussi beaucoup aidé, et le travail d’équipe est une donnée primordiale, vraiment. »
4. Quelles autres compétences pensez-vous avoir développées dans votre emploi de directeur ?
« J’ai appris la gestion financière, à faire de la promotion pour l’établissement et ses filières d’enseignement : montrer ce que l’on fait et comment on le fait, et quels sont nos objectifs. Je suis devenu chargé de communication pour l’établissement que je dirige, c’est une des facettes importantes de ce métier. »
5. Comment avez-vous vécu votre évolution de carrière, entre des fonctions enseignantes et ces responsabilités administratives ?
« Cela s’est fait tout seul » indique Alain. « Après 17 ans d’enseignement à plein temps puis 3 ans à mi-temps tout en étant chef de travaux, j’avais le sentiment d’avoir fait le tour du métier. J’ai répondu ensuite à une demande de ma hiérarchie, puisque j’avais mis le doigt peu à peu sur les responsabilités, entre 35 à 45 ans. Je n’ai jamais eu de plan de carrière, j’ai préféré choisir plutôt que l’on choisisse à ma place. »
Au niveau d’Aidoprofs, par rapport à ces centaines de professeurs qui nous contactent pour évoquer un projet de « seconde carrière », nous pouvons noter ici qu’il est important, comme Alain Quibel, d’aborder cette nouvelle étape comme un défi à relever, un challenge, en étant dynamique, entreprenant, actif, en étant motivé, car ce sont ces qualités qui permettent d’aboutir rapidement et de manière efficace dans de nouvelles fonctions. Pour évoluer professionnellement, il faut s’en donner soi-même les moyens.
6. Lorsque vous avez quitté l’enseignement, comment vos anciens collègues ont-ils perçu ce changement d’orientation ?
«Bien ». « Le Lycée était en difficulté et personne n’osait s’engager pour diriger l’établissement. J’ai eu la chance d’avoir été enseignant puis chef de travaux dans l’établissement, ce qui m’a permis d’entretenir une relation de confiance avec les professeurs qui connaissaient mes compétences, qui avaient de la reconnaissance pour le travail que je faisais. Mais il y a eu des moments difficiles, car nous avons perdu des postes, et ce n’était pas une position facile. Lorsque j’ai changé d’établissement, il m’a fallu une année d’adaptation, avec des professeurs que je vouvoyais, ce n’était plus la même relation, tout était à reconstruire. » Nous pouvons ici signaler ce que d’autres chefs d’établissements, qui nous ont contactés pour leur propre évolution professionnelle, nous ont rapporté : diriger un établissement, c’est être seul, avec parfois un regard méfiant des enseignants, dont on réalise les emplois du temps et dont on doit canaliser les projets, et c’est aussi agir en chef d’équipe, avec toutes les tensions internes que l’on peut imaginer lorsque le côté relationnel fait défaut. Diriger un établissement est « autre chose », une étape de carrière où l’on abandonne sa « peau d’enseignant » pour en endosser une autre : c’est un autre monde, celui de la rigueur et des responsabilités à assumer.
7. Avez-vous eu des regrets de « quitter la classe », et quel regard portez-vous sur le métier d’enseignant aujourd’hui ?
« Je n’aurais pas pu rester longtemps chef de travaux tout en enseignant, car c’est une responsabilité très prenante. J’ai le regret de ne plus côtoyer les jeunes, cela me manque parfois en effet, car il y avait une relation de classe, une relation de confiance collective qui s’établissait chaque année, et j’avais la chance d’enseigner avec des petits groupes de 12-15 élèves. »
« Le métier de professeur est un métier très, très dur. » insiste Alain Quibel, en ajoutant : « si tout se passe bien, c’est fantastique. Si le professeur est en difficulté, il est seul à les vivre, et il retourne affronter cette difficulté plusieurs fois par semaine, sans pouvoir y échapper, cela peut être très difficile à vivre. » Alain Quibel nous est apparu comme un chef d’établissement très attentif aux difficultés que peuvent, à un moment de leur carrière, rencontrer les professeurs.
8. Que pensez-vous de vos conditions de travail actuelles, par rapport à celles d’un professeur ?
Alain est très clair, très précis : « cela n’a plus rien à voir : être chef d’établissement, c’est beaucoup de travail, de joie, de reconnaissance. C’est un cap à franchir, un métier physique. Si on n’est pas en harmonie avec soi-même, on ne tient pas longtemps. »
9. Quels conseils donneriez-vous à une personne qui souhaite enseigner, que ce soit en première ou en seconde carrière ?
« Dans l’enseignement catholique, nous réalisons un pré-accueil des professeurs, afin de définir les contours de ce que l’on attend de nos enseignants. Il est essentiel en effet d’essayer le métier avant de s’y lancer pleinement. Ainsi, un candidat à l’enseignement va pouvoir rencontrer différents professeurs, des chefs d’établissement, et faire des stages en situation, qui peuvent être à la fois des temps d’observation de la conduite d’une classe, et des temps d’action, en enseignant dans cette classe, sous le regard bienveillant d’un tuteur, le professeur titulaire accompagnateur. » Pour Alain, il est très important d’accompagner le futur enseignant dans ses premières années, car de cet accompagnement découle la poursuite et la réussite d’une carrière, face à des publics devenus parfois difficiles, déconcertant et déstabilisant bon nombre d’adultes mal préparés rencontrent des difficultés à réagir aux imprévus. Enseigner, ce n’est pas que maîtriser des savoirs disciplinaires : c’est maîtriser aussi un ensemble de savoir-faire et de savoir-être. Pour motiver ses élèves, il faut soi-même être motivé. Surtout, ne pas faire ce métier « par défaut, parce-qu’on a rien trouvé d’autre ». Ce faux choix peut amener à vivre un jour une situation personnelle et professionnelle dramatique. C’est un métier où tout notre corps entre en scène, avec un travail de la voix souvent intense, mal pris en compte au niveau de la médecine préventive. C’est un métier où l’on se donne : patience, écoute de l’autre, attention à ses besoins et à ses attentes, envie de faire réussir les autres. C’est autant physique que psychologique, et enchaîner les années requière une grande résistance et une remise en cause permanente.
10. Quelles recommandations donneriez-vous à une personne qui souhaite quitter l’enseignement face à des élèves, quel que soit sont projet ?
« Le faire : il faut aller au bout de son idée, rencontrer des gens qui ont sauté le pas ». Cela sonne comme une évidence… c’est ce que réalise au fil du temps l’association Aidoprofs pour ses adhérents. Il nous semble en effet important de favoriser les liens entre les personnes, entre ceux qui ont le rêve d’évoluer professionnellement, et ceux qui l’ont réalisé. Pour que le rêve ne se transforme pas en démotivation progressive, voire en frustrations, en déprime, pour que le projet prenne corps avant de laisse passer une vie active complète. Quand on éprouve en soi « l’envie de faire autre chose, une lassitude », c’est un signal déclencheur de notre organisme pour nous redonner une motivation vers « autre chose : nouvel objectif, forcément motivant, nouveau défi personnel, nouveau challenge professionnel ». Dans cette nouvelle étape, on peut avoir besoin d’être accompagné vers le changement.
11. Que vous inspire la création d’une association comme Aidoprofs ?
« Dans l’Académie où je travaille –Rouen-, je dirais d’abord qu’un enseignant en difficulté face à ses classes, ou qui éprouve des problèmes de santé, doit consulter la cellule AISSE :
http://www.ac-rouen.fr/rectorat/academie_annuaires_r[…]
Souvent, les professeurs sont d’anciens élèves qui n’ont pas fait totalement la part des choses, en étant restés tout le temps étudiants dans leur tête, sans connaître autre chose au niveau professionnel. Pour certains, enseigner va représenter un choc auquel ils ne sont pas préparés et ils peuvent le vivre difficilement. Il est important alors d’en parler très vite. »
Alain Quibel évoque deux types de réorientations :
– « il y a les professeurs qui vont mal dans leur vie professionnelle, mais aussi dans leur vie personnelle, d’homme ou de femme, et là, la cellule AISSE –de l’Académie de Rouen- a tout son rôle à jouer, car animée par des psychologues, des assistantes sociales, une DRH, et peu à peu ils découvrent que dans l’enseignement catholique, il y a aussi des professeurs qui souffrent, et j’oriente de temps en temps des professeurs vers eux. »
– « il y a aussi les professeurs qui disent « je vais bien, mais j’en ai marre, je n’ai plus de plaisir à enseigner ». Pour ceux là, en effet, une association comme Aidoprofs peut répondre à leur besoin de cerner un projet professionnel, et d’y être accompagné.
Alain Quibel termine cet entretien très riche en insistant sur la dimension humaine et culturelle de ses fonctions, cette relation d’aide et de service aux autres qu’accomplit au jour le jour un chef d’établissement. Au sein du Lycée Providence-Miséricorde, il accompagne lui aussi ses équipes pédagogiques et administratives au quotidien. Comme nous, il souligne que cet aspect devient de plus en plus important dans notre société, que ce soit pour les élèves dans leur orientation, pour les familles afin de leur faire comprendre le sens du parcours scolaire de leur enfant, mais aussi pour les professeurs, afin qu’ils demeurent conscients de leurs missions et demeurent heureux de vivre leur métier.
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