Un bilan au terme de la grande section (ZEP)
Bernard DEVANNE,
Professeur à l’IUFM de Basse-Normandie
Concluant cette chronique de deux années, cette dernière contribution sera naturellement consacrée à un bilan individuel des apprentissages réalisés dans le contexte de pratiques qui, je le rappelle, n’ont jamais recours à des activités formelles d’enseignement phonologique ou alphabétique (le DVD du Ministère paru en 2006, Apprendre à lire, donne de remarquables illustrations de telles activités), mais consacre au contraire beaucoup de temps aux lectures magistrales et aux activités de production de textes « crayon en main ».
Ce bilan s’appuie notamment sur la comparaison des « performances » des enfants fixées par des enregistrements vidéo successifs, d’octobre 2006 à juin 2008. Plus encore que le parcours de D., qui laissait envisager d’excellents résultats en GS, j’aurais souhaité évoquer celui de Ni., la plus jeune, qui commençait à prendre un réel pouvoir sur l’écrit au moment de son départ en octobre. D’autres enfants sont arrivés à la rentrée de GS, ce qui rend impossible l’analyse des parcours d’apprentissages sur deux années de chacun des 9 enfants maintenant présents.
Les activités des mois de mai et juin
Dans un premier temps, pour contextualiser cette évaluation et faire apparaître d’autres ramifications des apprentissages culturels mis en œuvre dans la classe, je donne un rapide aperçu des activités menées pendant les mois de mai et juin.
Des activités d’écriture variées : quelques exemples
Encore répétitives…
- Après les vacances de printemps, à partir de la liste des « mots doux » de D. Pennac dans Bon bain les bambins (Gallimard jeunesse) – mon canard, mon écrevisse, mon ours blanc, ma petite éponge, mon petit nuage […], production individuelle sur la structure du dialogue de l’album Je suis une petite fille ! de Peter Elliott (variations sur « Bonjour ma crevette ! – Je ne suis pas une crevette, je suis une petite fille ! »)… puis invention de « mots doux » très personnels destinés à la famille.
… ou appuyées sur la relecture sélective
- A partir de l’album Ce que j’aime faire d’Anthony Browne (Kaléidoscope), « Me voici et voici ce que j’aime. Dessiner… et rouler sur mon vélo. Jouer… et me déguiser. Grimper aux arbres… et taper dans le ballon. […] » : en s’appuyant sur des reproductions (en noir et blanc et petit format) des illustrations, chacun identifie ce qu’il préfère, retrouve les énoncés correspondants dans le texte intégral distribué individuellement (au format A4) et les recopie en cursive.
Jouant sur les rimes…
- A partir d’une comptine extraite du recueil Les bretelles du crayon de F. Lison-Leroy (Ed. du Rocher), « ohé ohé / j’ai inventé / un chapeau à bretelles / qui fait des étincelles », création de textes accompagnant une exposition de sculptures. La comptine de Mu. est reproduite dans son orthographe originale :
Ohé ohé
j’ai inventé
in lion
qui a in pond pond
Ohé ohé
j’ai inventé
une maitresse
qui fait des tresses
Ohé ohé
j’ai inventé
un cochon
qui a peur d’un lion
… ou invitant aux associations « audacieuses »
- A partir du repérage des régularités sur le début du poème de Robert Desnos Il était une feuille, imaginer sa propre composition ; pour ce faire, les enfants ont recours à leur carnet individuel, composé au fil des derniers mois par le relevé des « mots qui plaisent » retenus à l’occasion des lectures poétiques. Voici la production de L., avant toute correction syntaxique :
Il était un opéra avec ses cœurs
cœur de vie
cœur de chance
cœur de roi
Il était un chéri avec ses mers
mer de arc-en-ciel
mer de l’orage
mer de Noël
Il était un amour avec ses rois
roi de princesse
roi de opéra
roi de amour
Ces deux derniers exemples illustrent les effets d’une double construction culturelle poursuivie depuis longtemps dans la classe :
– la première, qui a trait aux comptines, a inscrit chacun dans un espace humoristique devenu presque « naturel » maintenant ;
– la seconde, plus progressive, s’appuie sur des textes poétiques nombreux et variés, encore répétitifs lorsqu’il s’agit de les articuler à des activités d’écriture : cet espace d’imaginaire poétique est l’occasion pour l’enfant de faire résonner les mots qu’il aime, d’opéra à arc-en-ciel, de princesse à amour…
Des cheminements poétiques inspirés d’œuvres peintes
L’exemple de la « découverte du monde », en l’occurrence la classification zoologique, m’a précédemment permis de préciser comment s’articulaient présentation magistrale de documentaires, échanges oraux, pratiques de lecture et d’écriture. J’évoque ici plus rapidement une situation de lecture-écriture rendue possible par la fréquentation des livres d’art (dans le domaine des arts visuels, un projet a été conduit depuis plusieurs mois : la réalisation de sculptures inspirées des Ateliers Art Terre, notamment du bel album ABC des bestioles).
- Une activité proposée au début du mois de juin s’appuie sur l’ouvrage de Rascal Au point du cœur (Pastel), qui fait dialoguer une sélection de tableaux présentés pleine page avec des textes à caractère poétique commençant tous par « je connais un pays… » :
Je connais un pays où chaque enfant est Reine ou Roi. Chacun d’eux sait comment les fleurs naissent et meurent, et comment les ruisseaux deviennent parfois rivières puis fleuves.
Ils connaissent leurs besoins et savent parler le langage du cœur.
Pour écrire, les enfants disposent d’une vingtaine de reproductions de tableaux : La cinquième Plaie d’Egypte de Turner, Baignade dans la Seine de Renoir, Etretat : la Manneporte, reflets sur l’eau de Monet, Les Bords de la Marne à Créteil de Cézanne, Le moulin enchanté de Franz Marc, des Tour Eiffel de Delaunay, etc. Ces reproductions circulent d’une table à l’autre, offrant à chacun un large éventail de possibles.
La production de Ma. fait successivement écho à des tableaux de Turner, Gauguin, Marc et Delaunay :
Je connais un pays où il y a des pyramides en triangle, du feu, printemps.
Je connais un pays où des Américaines sont assises sur un banc,
où il y a une cascade toute droite.
Je connais un pays où il y a quatre tours Eiffel.
Les enfants sont maintenant plus nombreux à « écrire sans recopier », et ces comportements s’amplifient régulièrement ; plusieurs des productions obtenues montrent que leurs auteurs prennent la liberté (avec la compétence que cela suppose !) d’une écriture phono-graphémique : je connais un pays où il y a des la pintur (As.), je connais un pay où les nuage son blanc où les pon sont en boi (N.)… J’apprécie particulièrement je connais un pays où qui jous de la musique (L.), formulation qui montre une autre compétence : être capable de coder directement du sens en reproduisant une forme typique de la langue orale enfantine. Ou encore je connais un pays où il y a un na arc-en-ciel (As.), écrit que Mu. parcourt des yeux, ce qui le fait s’exclamer : « Elle a écrit un na arc-en-ciel, c’est un arc-en-ciel ! ».
- Reprise dans les jours suivants, la même proposition d’écriture s’accompagne d’une contrainte à la fois sémantique et syntaxique inspirée de plusieurs textes lus et relus récemment : imaginer des comparaisons. Après une phase orale collective, les recherches sont individuelles… voici quelques exemples des comparaisons imaginées : je connais un pays où les feux sont comme des automnes (Ad.) ; je connais un pays où les dames sont comme des soleils (K.) ; je connais un pays où les ciels gris sont comme des chevaux (B.) ; je connais un pays où les falaises d’Etretat sont comme des poèmes (Ma.).
Des compétences en situation d’écriture autonome
Proposée le 13 juin, l’activité d’écriture servant à l’évaluation s’appuie sur un petit album de M. Laffon et C. Hawkins, Semaine en ribambelle (Syros, 1991). Après le début suivant : « Il fait gris… par la fenêtre, le jardin, endormi, bâille et dit qu’il s’ennuie… moi aussi. A quoi pourrait-on jouer ? J’ai une idée ! », une double page est consacrée à chaque jour de la semaine sur une construction répétitive :
Aujourd’hui, Mousse, ça serait lundi – jour des RIVIERES !
Et si l’on devenait rivière ? Léger, ondulant et bleuté, on ferait des ronds pour taquiner les tanches, les goujons, et puis, bercé par la chanson de l’eau, on rêverait en regardant le vent courir dans les roseaux.
L’album étant bien entendu lu dans son intégralité, seule la partie littéralement répétitive est retenue pour l’activité d’écriture et reproduite sous forme de document A4 individuel :
Aujourd’hui Mousse, ça serait lundi, jour des rivières !
Et si l’on devenait rivière ?
Aujourd’hui Mousse, ça serait mardi, jour des fleurs !
Et si l’on devenait fleur ?
Aujourd’hui Mousse, ça serait mercredi, jour de la mer !
Et si l’on devenait mer ?
Aujourd’hui Mousse, ça serait jeudi, jour des papillons !
Et si l’on devenait papillon ?
Aujourd’hui Mousse, ça serait vendredi, jour des lézards !
Et si l’on devenait lézard ?
Aujourd’hui Mousse, ça serait samedi, jour de la pluie !
Et si l’on devenait pluie ?
Aujourd’hui Mousse, ça serait dimanche, jour de l’univers !
Et si l’on devenait l’univers ?
Les 9 écrits obtenus ce jour, entre 14h15 et 15h, font apparaître des compétences différentes, mais de vrais progrès pour chaque enfant. Si l’aspect « écriture d’invention » est moins marqué que dans certaines activités précédemment décrites, c’est parce qu’il s’agit d’apprécier le degré d’autonomie dont est capable chaque enfant, qui doit se repérer dans plusieurs écrits : sur la feuille, les passages à recopier et, notamment dans le carnet, les mots à rechercher. L’intérêt est également d’apprécier la capacité de chacun de se maintenir à la tâche pendant un long moment, d’écrire beaucoup (on n’oublie pas que, dans les moments d’accueil, beaucoup d’enfants vont aux tables avec crayons et papier et écrivent spontanément – écrivent longtemps). En bref, les compétences que nous souhaitons valoriser ici sont celles qui sous-tendent les apprentissages fondamentaux, qui sont donc elles-mêmes fondamentales, et doivent être installées, pour tous, avant la fin de l’école maternelle.
La comparaison de la production d’Ad. avec celles de l’an passé montre les progrès considérables qu’il a accomplis, notamment au cours de la GS (Ad. n’utilise plus de modèle d’écriture cursive depuis peu de temps). D’autre part, les mots n’apparaissent pas au hasard, ils correspondent à une recherche de sens délibérée (en oubliant un peu la contrainte initiale) : il écrit par exemple grands livres parce qu’il s’intéresse aux livres d’art qu’il emprunte régulièrement. Il sait retrouver printemps, rose et reine dans son carnet, ce qui traduit un gain d’autonomie appréciable depuis quelques mois.
S., quant à elle, maîtrise bien l’écriture cursive en situation de copie : ici, le fait qu’elle doive en même temps rechercher sur d’autres supports altère sa concentration sur l’acte graphique proprement dit. Toujours à proximité d’As., elle apprend à « prendre des risques », à raturer, ce qu’elle n’oserait pas d’elle-même. Elle choisit été qu’elle sait écrire sans modèle, puis ciel et poèmes qu’elle recherche dans son carnet avec, pour le repérage dans la liste, l’aide ponctuelle de la maîtresse.
Comme Ad., K. a beaucoup progressé en grande section. Elle était auparavant assez autonome, mais avait tendance à écrire « au hasard » et « au kilomètre » (l’enseignante évitait des recadrages trop insistants, dont le seul effet aurait été sans doute de casser sa dynamique d’écriture). Pas du tout aidée par la maîtresse, elle fait ici preuve de rigueur dans l’enchaînement des jours et des idées. Parmi les mots qu’elle sait retrouver ou écrire de mémoire, elle choisit ceux qui lui semblent convenir dans ce contexte.
Les productions de B. et N. présentent des caractéristiques semblables : même longueur, même rigueur dans la mise en page. En situation d’écriture, B. et N. sont toujours relativement lents : longs à se mettre en activité, ils recherchent ensuite une idée précise, un mot précis. Contrairement à S. ou Ad., ils ne reprennent jamais l’idée d’un de leurs pairs, ils sont soucieux de l’originalité de leur texte. Cela leur est d’autant plus facile qu’ils se repèrent sans difficulté dans leur carnet et y retrouvent aisément les mots qu’ils cherchent.
Arrivée en septembre, n’ayant jamais écrit et se sentant un peu « en marge » en début d’année, Ma. a accompli des progrès spectaculaires : elle écrit maintenant beaucoup, d’une écriture fine et régulière, et a souci de l’organisation spatiale du texte. Elle est enfin sûre d’elle : le 13 juin, c’est pratiquement la première fois qu’elle n’appelle pas la maîtresse (sauf pour identifier le mot recherché dans la liste). Négligeant la seconde partie de chaque énoncé, elle parvient jusqu’au dimanche. Elle se repère dans le document de référence, en éliminant délibérément une ligne sur deux (les lignes 2, 4, 6…) et recopie avec pertinence, en s’arrêtant d’elle-même après les déterminants, bien que ceux-ci soient variés.
L’écriture cursive de Mu. a beaucoup gagné en régularité. Sa composition massive (et néanmoins rigoureuse à partir de la deuxième ligne) ne doit pas masquer le fait qu’il parvient jusqu’à la 4e unité, le jeudi. C’est en toute autonomie qu’il gère son texte, retrouve des mots dans le carnet ; pour l’oubli des mots mer et glace, la seule intervention de la maîtresse consiste à lui demander, par 2 fois, de relire ce qu’il vient d’écrire – il identifie le problème sans aide supplémentaire.
L. et As. ont en commun d’avoir « noirci » la totalité de leur feuille, dans une calligraphie tout à fait satisfaisante, et en toute autonomie l’une comme l’autre. L. sait ce qu’elle veut écrire et cherche ensuite les mots dont elle a besoin dans son carnet (arc-en-ciel) ou dans un livre (marguerite) pour les écrire correctement. Puis elle se saisit d’un Imagier de la terre pour chercher des mots en rapport avec des éléments de paysage dans l’esprit du texte inducteur (étoile, lune). De son côté, As. se tient tout au long de son texte au choix initial du domaine animalier. L’une et l’autre prennent également des libertés par rapport au texte de référence, auquel elles croient pouvoir ne plus se reporter : L. répète est si l’on devenait ; As. néglige la conjonction et, répète si l’on devenait ou encore reprend la forme ça sairait.
Des compétences de reconnaissance de mots
Nous n’avons pas repris le principe des « épreuves » passées avec les GS en juin 2006 (qu’on peut retrouver sur Café sous le titre Bilan d’une grande section en ZEP : juin 2006), préférant à une évaluation traditionnelle de compétences décontextualisées une analyse plus fine des comportements réels à l’égard d’écrits complexes. Pour ce faire, nous avons choisi de confronter les enfants à des manuels d’enseignement de la lecture au cours préparatoire… Nous avons retenu Max, Jules et leurs copains (Hachette, 2002) et Grand large (Belin, 2006) :
* pour les quatre enfants les moins avancés, nous avons proposé :
– une comptine numérique illustrée, répartie sur 4 pages – pp. 80 à 83 de Max, Jules… :
1, 2, 3… Savane
1 maman léopard s’avance dans la nuit,
doucement, sans faire de bruit.
2 zèbres ont gardé le pyjama
qu’ils portaient cette nuit-là.
3 éléphants très costauds
boivent de l’eau au marigot.
[…]
– et une double page documentaire – pp. 36-37 de Grand large :
Qui sort d’un œuf ?
La mère crocodile pond 30 œufs,
alors que la mère serpent pond 10 œufs.
>L’hippopotame et le singe
sortent du ventre de leur mère.
De quoi se nourrissent les bébés ?
Le bébé crocodile mange des grenouilles
et le petit serpent gobe des souris.
Le bébé hippopotame boit le lait de sa mère
comme le petit singe.
* pour les autres, nous avons choisi :
– une histoire répétitive, « Dans la rue » – présentation sous forme d’album, une couverture et 4 doubles pages, pp.11 à 19 de Grand large :
Lundi, dans la rue,
J’ai vu une sorcière qui vendait des pommes.
Et personne ne m’a crue.
Mardi, dans la rue,
J’ai vu un fantôme qui prenait l’air sur son balcon.
Personne ne m’a crue.
[ …]
Dimanche, sur la place,
J’ai vu cinq Pères Noël qui jouaient au basket.
Tout le monde m’a crue.
N’importe quoi !
– et deux documentaires, « Les animaux sauvages » – pp. 54 à 57 de Max, Jules… (ici les écrits introductifs en caractères gras) :
La girafe
La girafe est le plus grand de tous les animaux.
Elle est aussi haute qu’une maison de deux étages.
Le lion
Le lion est le roi des animaux.
C’est aussi le seul félin à vivre en bande.
J’insiste sur le fait que ces textes sont inconnus des enfants, et que rien ne leur a été dit pour leur permettre d’anticiper la forme textuelle, le type de contenu, le sens… des pages qu’ils découvrent. Compte tenu du caractère inhabituel de la situation et de la présence de la caméra, nous n’avons pas imposé l’exercice à chaque enfant pris isolément, nous les avons constitués en binômes en fonction de leurs compétences. Cette formule permet également l’observation des interactions d’apprentissage, par exemple la manière dont l’hésitation de l’un peut remobiliser la concentration de l’autre.
Ce même 13 juin, les binômes se succèdent à partir de 9h15, au rythme moyen de 10 minutes par binôme. Sur les deux premiers textes, K. est associée à S., Ma. à Ad. ; sur les autres, N. est associé à Mu., B. à L. ; la neuvième, As., qui pourrait se débrouiller seule, est associée à sa copine S. Pour donner une synthèse rapide, et parce que la nature des documents proposés implique des postures de lecteur différentes, j’ai retenu une entrée à partir des textes plutôt qu’à partir des enfants eux-mêmes. Entre crochets [ ] figurent les mots non lus par les enfants et/ou donnés par l’enseignante.
Sur la comptine « 1, 2, 3… Savane »
La connaissance de nombreuses comptines numériques est un point d’appui indispensable pour les lecteurs les moins avancés : du fait de leur complexité, les énoncés complets ne peuvent être attendus. Comme en d’autres circonstances, la maîtresse rappelle donc aux 4 enfants concernés qu’ils vont lire seulement ce qu’ils peuvent, qu’ils doivent passer ce qu’ils ne savent pas lire. C’est déjà une compétence que de ne pas rester bloqué un long moment sur un mot alors que le contexte immédiatement ultérieur peut en donner le sens !
K. et S. : K. balaie rapidement, et avec une certaine aisance, les deux doubles pages pour n’y prélever que la suite numérique et les noms d’animaux. Au-delà de la reconnaissance globale de noms d’animaux connus pour la plupart, des marques de déchiffrement apparaissent : gaazzellles, 6 cro…co …diles … Sur ce texte, S. reste en réserve et ne fait qu’accompagner la lecture de K.
Ma. et Ad. : arrivé à la hauteur de singe, Ma. prend le temps de lire le mot, alors qu’au vu de l’illustration, la tentation pourrait être de dire « chimpanzé », terme qui leur est maintenant familier. Après avoir dit flamant rose, Ad., comme précédemment K., remarque que la couleur n’est pas écrite, et corrige en flamant. Dans l’ensemble, ce sont K. et Ma. qui sont les plus rapides sur l’identification des noms d’animaux successifs de la comptine.
Sur les documentaires « Qui sort d’un œuf ? » et « De quoi se nourrissent les bébés ? »
K. et S. : la reconnaissance du type documentaire animalier (« des textes d’animaux ») ne pose aucun problème. Ayant toujours l’initiative de la lecture, K. réussit à lire la mère crocodile pond [30] œufs [alors que la mère serpent] pond 10 œufs » ; S. prend alors l’initiative et lit le bébé mange des [grenouilles] et le petit [serpent gobe] des so – des soru…. Puis K. reprend et lit le bébé… hippopotame… [boit le lait] de sa mère. Seule K. est capable de s’appuyer sur de premiers savoirs grapho-phonémiques pour tenter de déchiffrer en contexte.
Ma. et Ad. : Ma. réussit un peu moins que ne l’a fait K. Elle reconnait œufs et la mère ; de son côté, Ad. essaie de déchiffrer pond après avoir anticipé pattes. Ils interagissent mieux sur l’énoncé le bébé [crocodile] mange des [grenouilles] et le petit [serpent gobe] des… des singes ?, demande Ad. [souris]. Revenant au documentaire « Le lion » (dans l’autre manuel), ils lisent aussitôt, en un décodage simultané et enlevé, Le lion. Le lion est le roi des animaux…
Sur le récit répétitif « Dans la rue »
N. et Mu. : Lundi, dans la rue, j’ai vu une sorcière qui vendait des pommes. A deux, ils déchiffrent tout, jusqu’à « personne ». Mu : personne… personne… – N., le reprenant : per… s… on, person ! A mesure des répétitions, etc., la lecture des mots qui se répètent (« Mercredi, dans la rue… ») devient de plus en plus rapide et aisée. Sur « en haut d’une maison», Mu : « ça, ça compte pas, le h ! » (une réflexion a été conduite quelques semaines auparavant, suite à la confusion des valeurs de h et de ch). La qualité de la compréhension augmente au fil des pages, et à mesure le plaisir de la lecture : un ver de terre… géant ! qui grimpait sur un mur… ouuh ! A deux, ils parviennent à tout lire, les seuls mots leur résistant étant quelques verbes (vendait, prenait, grimpait) et quelques noms (monstre, espion, fauteuil).
B. et L. : les 2 se complètent bien, repèrent ainsi très rapidement le principe répétitif : elles sont alors capables d’en tirer parti pour anticiper, « piloter » la construction du sens, procéder à la reconnaissance des mots.
As. et S. : S. participe beaucoup plus qu’en binôme avec K., 40 minutes auparavant (ce qui en dit long sur la relativité d’une évaluation !) : elle profite de brefs silences d’As. pour glisser, avec pertinence, lundi, différents « petits mots », ou commencer des déchiffrements, celui du mot sorcière par exemple. As. confirme qu’elle est la lectrice la plus performante du groupe : elle lit tout, déchiffre des mots complexes comme personne ou monstre sans difficulté. Sur la page du mardi par exemple, le seul mot qui lui résiste est prenait : elle déchiffre pren… et tente promène, tout en marquant une réserve.
Sur les deux documentaires « Le lion » et « La girafe »
N. et Mu. : le second documentaire à peine sous leurs yeux, Mu. commence avec entrain : Oh ! Le lion ! Le lion est le roi des animaux. Puis, tous les deux : C’est aussi le [seul] fe… [félin] à vivre en ba… en ban… de… en bande !. Puis, plutôt Mu., presque sans hésitation : La girafe est le [plus] grand de tous les animaux. Et, plus difficilement : Elle mange… est… aussi… herbe… haute… qu’une maison… de deux é… ta… [étages] : en fait, à partir de la forme documentaire qui lui est la plus familière (vient à ce stade la nourriture), Mu. anticipe (d’où mange, herbe) ; il parvient sans aide à invalider son anticipation par le recours au déchiffrage.
B. et L. : L. commence aussitôt Le lion est le roi des animals… des animaux. Puis, en interaction très serrée : C’est aussi le seul [félin] à vivre en [bande]. » L. reprend la main et lit tout : Elle est aussi hau…te qu’une maison de deux é…ta…ges. Et, avec aisance, le surtitre : Les animaux sauvages.
As. et S. : Sur ces deux textes encore, As. lit sans difficulté tous les énoncés mis en relief par la typographie : La girafe est le plus grand de tous les animaux. Elle est aussi haut qu’une maison de… S qui accompagne attentivement la lecture, intervient vivement : deux ! As. : é..ta…ge… étages ! Puis, très rapide devant la seconde double page : Le lion est le roi des animaux. C’est aussi le seul [félin] à vivre en bande. Elle décode également sans hésitation les légendes des photos : La lionne et ses lionceaux et L’heure de la chasse.
On a suffisamment dit qu’en entraînant systématiquement les enfants à l’anticipation, on formait des devineurs, non des lecteurs. Ce qui me semble ici le plus remarquable, c’est que tous les enfants entament spontanément un corps à corps avec l’écrit, ne se découragent pas, hésitent, se reprennent, s’entraident : les moins avancés « reconnaissent » tout en intégrant à leur stratégie des essais de déchiffrage, les autres ont déjà recours, dès que nécessaire, au décodage grapho-phonologique. Ils ne déchiffrent pas pour déchiffrer, ils s’inscrivent progressivement dans le contexte de ce qu’ils découvrent et en font la lecture – une lecture de plus en plus aisée à mesure qu’ils progressent dans le texte : c’est particulièrement vrai dans l’exemple du récit où, dès qu’ils ont compris le principe répétitif, ils repèrent vite les formes syntaxiques et lexicales de la répétition.
Puisqu’il faut bien conclure…
J’ai déjà dit ici (dans l’introduction au compte-rendu « Un premier trimestre en moyenne section ») en quoi une des réponses reçues des chercheurs que j’avais interpellés en juin 2006 m’avait paru particulièrement choquante : « On pourrait penser à vous lire que ces enfants n’ont pas bénéficié d’un enseignement systématique du déchiffrage. Je pense qu’il n’en est rien […]. » J’ai vu pendant 2 ans des enfants découvrir de multiples albums, se montrer de plus en plus intéressés, se familiariser avec la production d’écrit en même temps qu’avec l’écriture, imaginer des comptines collectives, les voir écrites, passer de l’oral à l’écrit… et de l’écrit à l’oral. J’ai vu des enfants devenir, très naturellement, sensibles aux composantes phoniques de l’oral, aux composantes graphiques de l’écrit (et bien souvent s’appuyer sur les secondes pour mieux entendre les premières). J’ai vu des enfants construire leurs compétences dans de véritables dynamiques d’apprentissages, où la qualité des médiations évitait sans doute de devoir glisser dès l’année suivante sur la pente souvent fatale de la remédiation. Pourquoi, avant l’effondrement des ambitions des programmes de 2008, les pratiques de l’école ne sont-elles pas parvenues à mettre en œuvre de tels dispositifs d’apprentissage ?
D’une manière générale – et, me semble-t-il, cette chronique sur 2 ans le fait bien apparaître – l’effort de l’enseignante a porté sur trois vecteurs fondamentaux : il a été d’abord de toujours proposer des contextes culturels riches, appuyés sur des objets de savoir très différents, et d’y faire vivre la lecture et l’écriture non comme des « instruments » mais comme des pratiques culturelles ; il a été aussi de toujours penser l’apprentissage de l’écrit à partir des actes du sujet écrivant ; il a été enfin de ressourcer constamment les propositions d’écriture dans de nouveaux albums, et de veiller aux « continuités problématiques » (qui n’ont rien à voir avec les « continuités thématiques » ordinaires de l’école maternelle). Grâce à ce travail et aux observations qu’il m’a permis de conduire, j’ai renforcé une conviction déjà ancienne : pour les enfants les plus fragiles, la réussite des apprentissages de la langue écrite se gagne en amont de tout enseignement standardisé, donc à l’école maternelle.
En termes d’apprentissages, la question fondamentale est celle de la continuité de l’accompagnement de chaque enfant. Puisque, on le voit bien, rien ne commence au début du CP (c’était l’objet premier de ma démonstration), l’imposition d’un manuel d’enseignement, accompagné de ses fichiers d’exercices, peut poser problème à chacun :
– à As. justement parce qu’elle sait quasiment tout lire ; c’est en lui donnant des occasions quotidiennes de lire, d’écrire-lire, en situations authentiques, qu’elle mettra en système par sa propre activité intellectuelle (c’est le seul sens que je comprenne au mot « systématiser ») les composantes morphologiques et phonographiques de la langue écrite – au contraire, le fait d’ignorer ses compétences peut provoquer au fil des mois un réel découragement ;
– à Ad., pour des raisons inverses, parce que son entrée dans l’écrit est encore bien fragile ; le rythme imposé du manuel, associé à l’insignifiance des exercices proposés, risque de provoquer un décrochage (vous savez : « il ne suit pas », l’un des verbes les plus criminels de la langue de l’école) dont la conséquence sera le glissement des activités réelles d’apprentissage vers les prises en charge à finalité remédiante.
Pour éviter tout cela, on avait me semble-t-il imaginé en 1989 le cycle des apprentissages fondamentaux, censé articuler étroitement la grande section et le CP. En confortant la croyance, déjà bien ancrée chez les traditionalistes, que le CP est le lieu où commencent enfin les choses sérieuses (donc un lieu de ruptures), quelles difficultés l’idéologie distillée depuis 30 mois programme-t-elle pour beaucoup de ces enfants ?