800 personnes ! C’est dire si la clinique du travail a le vent en poupe… Les prestigieux locaux du Centre National des Arts et Métiers, qui accueillaient les 30 et 31 mai un colloque international sur ce thème, ont dû clore les inscriptions afin d’éviter la saturation. Psychologues, formateurs, apprentis chercheurs, militants syndicaux, étudiants en cours de changement de trajectoire professionnelle, les amphis n’ont pas désempli pendant deux jours.
Ouvrant les travaux, Yves CLot, responsable de la chaire de psychologie du travail, insiste sur la démarche artisanale de la « clinique du travail » : « ce n’est ni une théorie ni un programme, c’est une histoire à construire ensemble, avec ses racines : ergonomie, psychologie du travail, clinique de l’activité, psychologie sociale clinique, sociologie, philosophie… Cette histoire n’appartient à personne, et les épreuves du travail contemporain n’appellent pas à construire des exclusives. »
Le travail suscite bien des passions contradictoires, et la pluralité des disciplines est nécessaire pour « prendre soin du travail ».
Cette histoire doit permettre d’avoir des instruments pour agir, modifier le travail. Il est donc important de « discuter entre nous de nos manières d’agir, de penser, en essayant de ne pas tricher avec le réel lorsque nous ne comprenons pas ». Il ne faut donc pas craindre les controverses entre chercheurs : « rien n’est pire que l’indifférence entre professionnels, il faut pousser nous différences dans leurs retranchements, pour que la communauté de professionnels dépasse sa naïveté et ses illusions ». C’est donc valable aussi pour les chercheurs, laboratoires… qui ne sont pas à l’abri du « bunker des certitudes », quand chacun a sa vérité. « Il faut donc éviter le culte des monologues pour qu’ils ne devienne pas soliloque… »
Guillaume Le Blanc : articuler la clinique et la critique sociale ? Philosophe, Guillaume Le Blanc cherche à comprendre le rapport entre la clinique et la critique (sociale), et pourquoi ils doivent être pensées ensemble.
Actuellement, on est dans une précarisation du soin clinique qui renforce la précarisation des exclus.
Le soin n’est pas que le « curatif », mais ce qu’on entend par « prendre soin », dans l’accompagnement de ceux qui sont vulnérables, en difficultés, dans l’exclusion. Le soin est une réponse à la détresse sociale qui s’organise dans des métiers spécifiques. Prendre soin, pour le clinicien, c’est prendre en charge le travail qui permet d’aider celui qui est en difficulté.
Mais à force de « prendre soin », ne risque-t-on pas d’éloigner la critique (radicale) de ce qui cause une bonne part de ces souffrances et des exclusions ? Doit-on nécessairement faire un choix (la clinique ou la critique), ou peut-on articuler les deux ? « La clinique s’institutionnalise quand la critique se marginalise… » explique G. LE Blanc. La « philosophie sociale » présuppose une réflexion nouvelle sur les modalités d’institutionnalisation de la clinique, surtout quand elle est elle-même précarisée… Travail social, travail médico-social, travail associatif sont souvent considérés comme « à la marge », féminins, dévalués, déligitimés, sur le registre du « don de soi » et non comme un travail « efficace », « rentable ».
La clinique est aussi parfois pensée à travers un référentiel normatif : le soin médical sépare maladie, travail et santé. Par analogie, le soin social est traversé par le rapport normal/pathologique. Certaines vies sociales sont considérées comme « anormales », à remettre aux normes…
Etre un accompagnateur bienveillant des vies sociales ordinaires ne va pas de soi pour le clinicien : les « hommes sans qualités que sont les précaires » interrogent aussi la « vie ordinaire », critiquent le « dedans » en refusant de « s’inclure » dans la « normativité ». Pour le clinicien, « prendre soin » de ces personnes, est-ce les « remettre au travail » ou « accompagner cette excentricité relative » pour permettre de renouer les liens au travail « d’une autre manière » ?
Pour lui, les derniers travaux de Michel Foucault faisaient une différence entre le code moral et son usage, entre la « macro-norme » prescrite et les « micro-normes » des vies ordinaires. Chacun cherche à « faire sa vie » en reconstruisant « le nid des macro-normes ». Cangilhem, dans son Normal et pathologique, insistait sur les « obstacles pathologiques » qui conditionnent le « logos » : G. Le Blanc fait le parallèle avec ceux pour qui l’exclusion du travail pathologise la vie, destitue les vies ordinaires « rendues irrémédiablement invisibles et inaudibles ». L’épreuve du chômage, qui « sépare de la normalité du travail », met en question la frontière de « normal » et du pathologique : le sujet subit une « épreuve » qui diminue ou qui singularise, qui malmène, qui fait souffrir, qui trouble le « sentiment de normalité »…
Les « conflits sociaux » sont donc le lieu où peut surgir une « lutte pour la reconnaissance » qui porte avec elle la critique sociale du « déni de reconnaissance », qui cherche à les engager dans des voies juridiques et sociales. Mais en même temps, qui contribue à fonder le « normal » : quels sont les critères éthiques d’une vie sociale réussite, demande la philosophie sociale ? Le contenu de la « normalité » n’est pas que culturel, il est aussi éthique : « la réalisation de soi » qui maintiendrait « les pouvoirs d’agir de la vie ordinaire ».
Table ronde : « subjectivité, activité, travail »…
Bernard Doray psychiatre : la marchandisation nie la personne. La « névrose de marchandisation » désigne ce qu’engage, pour un sujet, le fait d’être ravalé à l’idée de marchandise. B. Doray étudie la fréquence et le polymorphisme des troubles des employés placardisés, tendus entre leur loyauté envers l’entreprise ou le « bel ouvrage » et la situation qu’elle leur fait en les méprisant au quotidien, même pour les cadres hors pair qu’on licencie sans ménagement quand les actionnaires l’exigent… Christophe Dejours parle de « déni du travail ». Ces violences extérieures sont cependant à décliner précisément : « le capitalisme ne lèse pas seulement l’ouvrier par le vol de plus-value, mais aussi par le déni de sa personne» expliquait le jeune Marx à 28 ans. La privatisation du travail aliène, désacralise le rapport au travail qui permettait aux hommes d’accéder au statut d’homme « imaginaire », c’est à dire d’Homme se fondant dans un collectif qui le dépasse, qui le transcende. « Les ouvriers sont plus grands que leurs tâches » dit Yves Clot. Avec la rupture que nous constatons aujourd’hui, rompant avec un certaine équilibre entre l’ouvrier et l’actionnaire, se renforce l’importance de la clinique du travail.
Corinne Gaudart : l’intensification du travail risque de perdre la transmission des gestes professionnels Ergonome, mais se considérant comme « novice » à la tribune, elle travaille dans les entreprises qui lui demandent de travailler sur le « changement » prescrit. « Mais l’expérience des salariés est souvent percutée par les nouvelles exigences de productivité ».
Entre la prescription, le collectif et l’individu, l’équilibre ne va pas de soi : les ouvriers cherchent à économiser les déplacements, les postures pénibles ; l’expérience d’une technicienne de la CAF se voit menacée par l’arrivée d’un nouveau logiciel…
Au moment où une génération toute entière part en retraite, la question de la transmission de l’expérience professionnelle entre génération se pose plus fortement. « Les entreprises doivent être vigilantes pour ne pas « perdre » des pratiques de travail, surtout lorsqu’elles mettent en place une « intensification du travail » qui se traduit par l’augmentation des contraintes (qualité, quantité, contrôle, justifications et rapports) sans qu’ait été évalué précisément ce que ça demande aux salariés ». Incapables de « faire ce qu’on leur demande », les salariés souffrent, symptômatisent lorsqu’on nie leur expérience : dans une entreprise de charcuterie qui introduit des intérimaires ou externalise, les « expérimentés » (les plus vieux) sont mis en situation de concurrence avec les « jeunes » (accroissement de la cadence) plutôt que dans une perspective de transmission des gestes professionnels expérimentés.
Dans son expérience avec des syndicalistes, elle constate avec étonnement qu’une de leurs plus grandes difficultés est d’abord de sortir de leur présumée expertise, parfois cantonée à l’intérieur du local syndical, et d’oser retourner regarder et comprendre le travail de leurs collègues sans a-priori ni idées préconçues. « Pour eux, c’est parfois une profonde remise en question, qui amène de grandes inquiétudes… »
Guy Jobert : « être reconnu dans le travail, mais par qui ? »Professeur au CNAM et à l’Université de Genève, l’orateur plaisante sur la tâche impossible qu’on lui a donnée (présenter un point de vue en dix minutes) : « C’est la mise au travail des intellectuels sous contrainte de temps… »
En clinique du travail, explique-t-il, la reconnaissance au travail constitue un maillon, une composante centrale du développement des personnes.« Cette question pose autant de question qu’elle n’en éclaire, dans un « fouillis conceptuel ».
Cliniquement, partout et toujours, la première plainte des travailleurs et le manque de reconnaissance : « ils ne veulent pas savoir, ils ne savent pas ce que ça nous demande… »
De plus en plus d’acteurs s’en inquiètent : responsables de la performance (GRH), formateurs d’adultes, parfois managers qui cherchent à la manipuler…
Cette approche est donc aujourd’hui foisonnante dans la recherche, d’autant plus qu’elle devient pour les cliniciens le moyen facile d’articuler le social et le psychique : elle permet de construire une théorie du fonctionnement de la personne, centrée sur le développement social, socio-sémiotique, « avec Vygostki plus qu’avec Piaget »
Toute personne, explique Guy Jobert, « fonctionne à l’autrui » et tente de se construire « dans l’action et l’interaction, jour après jour ». « Il n’est donc de psychologie que sociale », comme dit Bronckart, et pour reprendre Hegel, le sujet, le réel et le monde social interagissent. « L’action industrieuse est gorgée de la subjectivité de son auteur, comme dit Schwartz. Le « besoin de reconnaissance et de dignité du sujet à travers son action -et non son être- est la marque que tout sujet s’inscrit comme sujet social. « Instersubjectivement vulnérable », l’individu est demandeur du regard porté sur son action ».
Reconnaissance de qui ? De quoi ? par qui ?Il s’agit de la reconnaissance de ce qu’on a « mis de soi » dans l’activité, au-delà du prévu, du programmé… Par qui ? Elle s’abreuve à toutes les sources. Les « autrui significatifs » sont les acteurs de la situation de travail ( pour les profs, « les élèves, mais aussi –hélas- les parents »), parfois présents/absents (par exemple la hiérarchie), mais aussi à l’intérieur de soi, le sujet fonctionnant comme un autre. Dans ce cas, la subjectivité du sujet n’est pas celle son son propre être psychologique, mais celle de son collectif de travail : c’est « parce que je suis du métier » que je peux porter un jugement sur la qualité de l’affiche que j’ai imprimée….
Se reconnaître dans quoi ? « Le sujet entretient un « contact social avec soi-même » (Vygotski) parce que le collectif est à l’intérieur de lui-même… ».
Pour Guy Jobert, la « reconnaissance » est un objet d’investigation, de recherche :
« l’exploration de la dynamique de la reconnaissance est comme une trappe qui donne accès à ces fonctionnement, par l’investigations des processus psychiques et sociaux qui sont mis en ouvre pour « tenir au travail » , « bien faire son travail » malgré les obstacles, et comprendre pourquoi l’activité empêchée est plus coûteuse que le travail lui même… Mais pour le chercheur, les gestes se confondent, entre ceux qui sont dirigées vers le travail et ceux qui sont dirigées vers le regard d’autrui… ». Une partie importante de son travail est donc bien de faire « connaître » au travailleur lui-même sa propre activité, avant de la faire découvrir à sa hierarchie, souvent « déçue en bien » lorsqu’elle découvre combien le travail d’agents « d’exécution » nécessitait d’y mettre « autant du sien »…
Thomas Perilleux : donner du pouvoir d’agir, mais aussi critiquer la dilution du privé dans le professionnel… Pour un sociologue belge, comment préciser la visée d’une clinique du travail ?
« Par le négatif, facilement : lutter contre l’anesthésie de la pensée, du sentiment de se sentir vivant de la travail… Mais aussi par le positif : restaurer un pouvoir d’agir, reconquérir une autonomie devant les blessures suscitées par le travail, susciter des controverses professionnelles pour redéployer le savoir du collectif, mais aussi faire articuler des souffrances inexprimées, en espérant que les sujets soient en capacité de soutenir la violence du réel, par la verbalisation collective ».
Mais la clinique du travail pourrait aussi aider les sujets à reconnaître la pluralité des normes qu’ils doivent affronter, donnant ainsi aux sujets de la « consistance existentielle ».
« Je ne suis pas certain que cette « consistance » soit directement connectée au « pouvoir d’agir » : s’il est nécessaire qu’un sujet trouve sa place dans un collectif, avec sa singularité, il faut aussi être critique, pour constater que cela peut entrer dans les objectifs du management : que chacun fasse « profiter son capital personnel » au service du projet de l’entreprise, qui prescrit de plus en plus tout en dépersonnalisant, qui exige plus tout en précarisant la situation sociale.
Cette « intensification de l’injonction à s’absorber davantage dans les tâches au travail » contribue aussi à effacer la division entre le temps personnel du sujet et celui qu’il met à disposition en l’échange de son salaire… En risquant de mettre la confusion dans les différentes sphères de la vie, les « nouvelles contradictions du capitalisme » suscitent de nouveaux désordres psychologiques…